Expérience des limites, l’érotisme se situe aux contins de la pudeur et de l’impudeur, du sublime et de l’obscène, de la beauté et de la laideur. La jouissance n’y est jamais totalement étrangère au sentiment de profanation. Xavier Lacroix, Le corps de chair, p. 61.
Le corps nu affiche l’intimité dans un spectacle « inter-dit », c’est-à-dire un lieu réservé qui réclame une parole afin de ne pas sombrer pas en pornographie.
Le corps, qui a pris naissance en se séparant de la totalité, n’est pas pour tous les corps. L’infans sans parole est nu. Puis la nudité est refusée à mesure que la parole est acceptée. La nudité sera acceptée un jour, mais aux conditions alors posées par la parole. Si la nudité est réservée à l’unique, c’est dans la mesure où cet unique autre peut entendre le récit unique qui, pas plus que le corps, n’est dévoilé à tous1. Paul Beauchamp, L’un et l’autre testament, t. 2, Accomplir les Écritures, Seuil, 1990, p. 58.
Le sexe, qu’il soit masculin ou féminin, touche à l’intime du corps. Le dévoilement du corps montre plus que le sexe dans sa réalité anatomique. Il suggère la rencontre charnelle, parce qu’il est le lieu de cette rencontre. Son exhibition ne se conçoit pas sans une certaine pudeur qui joue sur le registre du voilement-dévoilement, sinon il diminue son pouvoir de séduction. Le dévoilement du corps ne demeure érotique que dans la retenue et la pudeur. La pudeur est la parure de l’érotisme. Elle permet au corps de rester érotique même dans la nudité. La pudeur, loin d’être un obstacle, est donc au service de l’érotisme. Elle n’est pas une fuite devant l’autre, mais une façon de se donner.
Elle est indispensable pour la simple jouissance sexuelle. M. SCHELER, La Pudeur, Aubier, 1952, p. 43.
La pudeur protège le corps pour mieux le découvrir. Elle maintient une certaine distance qui est le préalable de toute relation. La pudeur préserve pour mieux donner. Ni dissimulation, ni pudibonderie, ni froideur, ni indifférence, mais reconnaissance de l’altérité dans le temps et l’espace. La pudeur instaure une distance au risque de séduire encore davantage. Elle annonce et provoque le désir. La pudeur tient lieu de parure. Elle enflamme l’érotisme.
Loin d’être apparentée au dégoût, la pudeur au contraire sauve la perception du corps de celui-ci. Pudique en effet est le regard qui habille le corps en l’entourant d’une « aura » qui n’est autre que la qualité du regard grâce auquel la chair est préservée d’une objectivation dévalorisante. Le regard pudique couvre l’ensemble du corps, perçu à partir du visage. Il n’isole pas ce que les psychanalystes appellent des « objets partiels » ; il ne s’arrête pas, par exemple, aux organes génitaux… La pudeur leur redonne une dimension « érotique » en les replaçant sous l’horizon du corps désiré, qui est le corps total. Xavier Lacroix, Le corps de chair, p. 61.
Le plaisir sexuel est lié à l’érotisme du corps offert dans sa nudité c’est-à-dire dans sa provocation. La nudité érotique n’est pas un état, mais un acte, celui de l’extériorisation et du dévoilement, voire de la transgression. Dans cette nudité se montre « l’invisibilité même de l’autre. » La nudité érotique se meut entre la pudeur et l’impudeur, car elle a pour objet de provoquer les sens. Elle exhibe le corps pour en éveiller la sensualité. La nudité est « l’emblème du corps possible. » Elle tombe dans l’impudeur lorsqu’elle détruit la relation, lorsqu’elle franchit la frontière de l’obscène. La nudité érotique offense lorsque le sexe occulte la dimension relationnelle du corps. Le spectacle du corps sombre alors dans la pornographie.
La retenue de la pudeur n’est pas à confondre avec l’inhibition ou la peur, elle autorise l’accueil de ce que l’on n’avait pas imaginé, de ce à quoi on ne s’attendait pas. Elle permet le dévoilement de ce qui vient d’ailleurs, d’autrui. D’un ailleurs qui gît à l’intime de l’intime. Cet ailleurs à l’intime de l’intime, c’est l’autre perçu dans le paradoxal face à face de la nudité. Denis VASSE, L’approche du corps, Laennec, 1, 1994, p. 3.
La vraie pudeur doit seule contenir la volupté. La pudeur est une perception exquise, une partie de la sensibilité parfaite ; c’est la grâce des sens, et le charme de l’amour. Elle évite tout ce que nos organes repoussent ; elle permet ce qu’ils désirent ; elle sépare ce que la nature a laissé à notre intelligence le soin de séparer ; et c’est principalement l’oubli de cette réserve voluptueuse qui éteint l’amour dans l’indiscrète liberté du mariage. E. P. DE SENANCOUR, Oberman, t. 1, lettre 63, Éditions d’Aujourd’hui, 1979, p. 102.
La pudeur au féminin est un jeu de voilé-dévoilé, qui indique d’abord la capacité de celle-ci à gérer son propre corps... où tout l’art consiste non pas à cacher ou à dévoiler complètement, mais plus subtilement à suggérer, à évoquer, à laisser entrevoir, et ainsi à tenir le désir masculin aiguisé. M. MARTIN-GRUNENWALD, La pudeur au féminin, Lumière et vie, 211, 1993, p. 14.
Sans la pudeur, nous pouvons réduire l’affection et la sexualité à des obsessions qui nous focalisent uniquement sur la génitalité, sur des morbidités déformant notre capacité d’aimer et sur diverses formes de violence sexuelle qui nous conduisent à nous laisser traiter de manière inhumaine et à nuire aux autres. Pape François, La joie de l’amour, 282.
La pudeur en ne dévoilant pas la totalité de la nudité érotique joue donc sur le registre de la séduction. Elle s’oppose à l’exhibition obscène. Elle évite à l’éros de se dégrader en « pornos ». La pornographie tue le désir et la créativité par son hyperréalité. La pornographie est une orgie de réalisme. Rien n’est suggéré. Tout y est montré dans les moindres détails anatomiques. La pudeur est abolie et le symbolisme s’efface devant la crudité du spectacle. Tout n’est que signe sexuel : actes, paroles, phallus, vagin, bouche..., tout est soumis au maître orgasme dans une indistinction du visage et du reste du corps. Les visages s’effacent au profit de gros plans où les sexes se mêlent dans une désarticulation obscène. La pudeur évite précisément cette capture du sexe par le sexe.
La pornographie capture le corps pour l’identifier à son sexe. Ainsi, la pornographie signe la mort de la pudeur, du désir et du sexe lui-même. Il met fin au sexe par accumulation des signes du sexe9. Éros s’étouffe lui-même, parce qu’il n’est qu’au service de lui-même et non pas d’une relation ou de Psychè. L’intime devient public. L’invisible se meurt. Il ne reste que l’image crue des corps emmêlés en quête de jouissance.
La pornographie est censée représenter notre désir ou du moins l’exciter, mais en fait à travers une mise en scène hyper codifiée de la répétition et de la performance, la pornographie tue le désir. L’érotisme suggère, là où la pornographie révèle frontalement. L’érotisme repose sur la séduction là où la pornographie repose sur l’exhibition.
L’érotisme ne se focalise pas tant sur la jouissance que sur la promesse de jouissance. Ce n’est pas le réel ou l’attestation qui compte, mais l’imaginaire, l’interprétation, les mots, le décor, les vêtements, les cheveux, une simple cheville même parfois.
Au-delà du problème de la pornographie, le corps humain et les relations sexuelles ne constituent néanmoins pas un sujet tabou qu’il ne faudrait pas aborder par l’écrit, la parole ou l’image.
Au nom de la vérité, l’art a le droit et le devoir de reproduire le corps humain ainsi que l’amour de l’homme et de la femme tels qu’ils sont en réalité ; il a le droit et le devoir d’en dire toute la vérité. Le corps est une partie authentique de la vérité sur l’homme, comme les éléments sensuels et sexuels sont une partie authentique de l’amour humain. Mais il n’est pas juste que cette partie voile l’ensemble, et c’est précisément ce qui a souvent lieu dans l’art. Le corps humain en lui-même n’est pas impudique et la réaction de la sensualité, comme la sensualité elle-même, ne le sont pas non plus ; l’impudeur naît dans la volonté qui fait sienne la réaction de la sensualité et réduit l’autre personne, à cause de son corps et de son sexe, au rôle d’objet de jouissance. Karol WOJTYLA, Amour et responsabilité, Stock, 1978, p. 179.
Les publicitaires utilisent tout particulièrement le corps de la femme pour sa valeur esthétique. La publicité se conçoit dans une démarche de séduction, le charme de la femme devient alors un argument de vente. Cette utilisation est justifiée pour la promotion de produits tels que les produits de beauté, les parfums, le prêt-à-porter... On peut se poser ici la question ente l’inadéquation entre l’image et le produit vanté, qui caractérise un bon nombre de publicités utilisant entre autres l’image de la femme objet.
Par exemple les concessionnaires automobiles, utilisent l’image de la femme sans qu’il y ait un rapport entre le produit et la femme. Elle devient un objet de désirs, qui n’a qu’un seul but, attirer l’attention des hommes.
Dans ces publicités la femme est représentée quasi systématiquement de façon choquante et dégradante. À l’extrême, la femme peut se trouver assimilée à l’objet de consommation présenté. Une illustration significative : la campagne Audi dont le slogan a été « il a l’argent, il a la voiture, il aura la femme ».
Le corps féminin est réduit à un simple instrument de séduction ou à un objet de désir. La publicité utilise donc massivement le désir sexuel comme un appât, et ce sont les femmes qui subissent le plus cette méthode sexiste.
En effet, les images de femmes nues ou légèrement vêtues sont abondantes dans la publicité. L’idée est de provoquer pour choquer et pouvoir ensuite mieux vendre le produit. Puisque la finalité est d’attirer le regard, les publicitaires n’hésitent pas à en rajouter, à provoquer, utilisant la femme et des sous-entendus à caractères sexuels.
La publicité érotise les corps pour mieux attirer l’attention du public. Tant les femmes que les hommes deviennent ainsi des objets sexuels puisque leur corps et leur sexualité sont associés à des marchandises. L’utilisation de corps dans la publicité est une astuce somme toute assez simple, car elle évite l’argumentation plus sérieuse sur le produit. Le mécanisme lui-même est simple : les corps attractifs sont utilisés pour attirer l’attention et stimuler le désir.
Les images sont souvent retouchées et la femme mise en scène dans le visuel publicitaire devient un idéal inatteignable. Ces images contribuent à modifier la perception de la beauté physique par la population. William Endres et Christophe Hug, Publicité et Sexe : Enjeux psychologiques, culturels et éthiques (pdf).
Combler le désir demande du temps : un temps infini parce que le désir est infini. Le désir ne se conçoit donc pas hors de la sphère de l’attente. L’attente évite l’atrophie du désir et favorise la durée. Dans une fête, le moment le plus agréable n’est-il pas celui de l’attente ? Car dans l’attente, le sujet sait que les moments de plaisir sont devant lui. L’attente laisse au corps le temps de se préparer pour la fête. Elle est elle-même une fête. L’assouvissement provoque la nostalgie du temps du désir. Les lendemains de fête laissent place à un vide, car plus rien n’est attendu. La libération des mœurs et le climat culturel d’aujourd’hui ne favorisent pas l’attente. Le temps ne s’érige plus en obstacle à l’assouvissement du désir. L’immédiateté l’emporte sur l’attente.
Le temps est davantage conçu comme une suite d’instants dont il faut tirer profit, que le lieu de réalisation d’un projet. L’attente est synonyme d’ennui. Dans cette perspective, on brûle les étapes, les phases intermédiaires sont télescopées, sans contrainte, sans obstacle, sans délai ; le désir fond dans sa réalisation immédiate (S. CHALVON-DEMERSAY, Concubin-concubine, Seuil, 1983, p. 101).
Le corps de l’autre n’est plus un lieu de découverte progressive, mais le moyen d’une satisfaction éphémère en dehors de toute perspective à long terme. La précipitation et le refus de l’attente engendrent des regrets comme en témoigne cette femme citée par S. Chalvon-Demersay :
J’ai toujours regretté qu’on n’ait pas eu le temps de tomber amoureux. On a tout de suite été plongé dans une intimité très grande et des liens très forts. Mais on n’a pas eu le temps de se découvrir. On a court-circuité toute la période d’attente, de recherche, où on rêve à l’autre, où on attend ses regards, où on guette ses sourires avec le cœur qui bat quand il regarde ailleurs ou qu’il est en retard à un rendez-vous. En trois jours, on était déjà un vieux ménage (S. CHALVON-DEMERSAY, Concubin-concubine, Seuil, 1983, p. 102) .
Le culte du tout, tout de suite, provoque l’atrophie du désir. L’intensité maximale est recherchée dans la multiplicité des expériences. A l’instar du « zapping », le sexe se meut dans une quête de l’image la plus exaltante et la plus jouissive.
L’amour a besoin de temps disponible et gratuit, qui fait passer d’autres choses au second plan. Il faut du temps pour dialoguer, pour s’embrasser sans hâte, pour partager des projets, pour s’écouter, pour se regarder, pour se valoriser, pour renforcer la relation. Parfois le problème, c’est le rythme frénétique de la société, ou les horaires qu’imposent les engagements du travail. D’autres fois le problème est que le temps passé ensemble n’est pas de qualité. Nous partageons uniquement un espace physique, mais sans nous prêter attention mutuellement. Les agents pastoraux et les groupes matrimoniaux devraient aider les jeunes couples ou ceux qui sont fragiles à apprendre à se rencontrer en ces moments, à s’arrêter l’un en face de l’autre, voire à partager des moments de silence qui les obligent à expérimenter la présence du conjoint. Pape françois, La joie de l’amour, 224.
Dans Amour et Responsabilité, Karol Wojtila souligne que :
"l’amour exige que les réactions de l’autre personne - le 'partenaire' sexuel - soient pleinement prises en compte. Les sexologues affirment que la montée du désir diffère chez la femme et chez l’homme - il monte plus lentement et retombe plus lentement. L’homme doit prendre cette différence en compte [...] pour que les époux atteignent tous les deux l’orgasme [...] autant que possible simultanément." Le mari doit faire cela "non dans une visée hédoniste, mais en vertu de l’altruisme. [...] Si l’on considère à quel point le désir masculin monte plus vite, une telle tendresse de sa part dans l’acte sexuel prend le caractère d’un acte de vertu."
Accueillir le lâcher-prise est la seule façon d’entrer dans l’authenticité de la relation érotique. Si je suis dans le moment de l’union prioritairement attentive à moi-même, il en résultera une séparation d’avec l’attention à la jouissance de mon compagnon et, dès lors, le constat tragique d’une dualité des flux pulsionnels. Seule une commune présence permet à chacun de croître ensemble dans le plaisir ressenti de la présence charnelle intime de l’autre. Nous cultivons alors la joie de la coïncidence de la jouissance. Chacun attend l’autre, chacun guette les signes en l’autre d’un plaisir qui s’intensifie jusqu’à se dire : « je viens », « tu viens », dans une intensité paroxystique de partage. Il y a là un apprentissage de la « synchronisation » des rythmes du désir, du plaisir et de la jouissance pris au désir, au plaisir et à la jouissance de l’autre. Natalie DEPRAZ, Phénoménologie de l’érôs féminin.
La pudeur : instinct moral ou convention sociale ? Joseph Voignac