Abraham

Au commencement de l’histoire religieuse, vers 1900 avant notre ère, en Mésopotamie, un dieu s’adresse à Abram et lui dit :

Gn 12,1-2 Va-t’en de ton pays, de ta patrie, et de la maison de ton père, dans le pays que je te montrerai. Je ferai de toi une grande nation, et je te bénirai; je rendrai ton nom grand, et tu seras une source de bénédiction.

Abram ne connaît pas ce dieu ; pas même son nom. « Va ! » Cette injonction d’une syllabe résonne dans l’histoire, car elle initie autant le chemin de l’humanité que les voies d’un dieu mystérieux, que nous appellerons désormais Dieu avec une majuscule.

Pourquoi dieu choisit-il Abram, un homme polythéiste et polygame ! Abram appartient à un peuple de nomades et de marcheurs. Rien d’étonnant que l’injonction de partir retentisse à ses oreilles. Dieu rejoint Abram dans sa nature et dans sa culture. Il parle l’abramien.

Abram ne discute pas l’ordre divin. Il obéit et se met en route. Il quitte ses terres natales et laisse ceux qui lui ont transmis la vie. Il rompt avec le passé pour un voyage initiatique. Abram se met en route à 75 ans plutôt que de goûter au repos de la vieillesse. Il abandonne son pays dans une confiance assurée, sans savoir où ses pas le mèneraient.

Hé 11,8 C'est par la foi qu'Abraham, lors de sa vocation, obéit et partit pour un lieu qu'il devait recevoir en héritage, et qu'il partit sans savoir où il allait.

Le « va » inaugural conduit aussi Abram en lui-même, à la découverte de son être intérieur, comme tout chemin de foi à travers un voyage initiatique. Dieu invite ce nomade à quitter les rives assurées d’Ur en Chaldée pour découvrir ses forces et ses faiblesses, en somme pour devenir lui-même.

L’invitation au voyage a été interprétée, non seulement comme un mouvement géographique, mais comme un déplacement intérieur, à la recherche de sa propre vérité, en même temps qu’en quête du mystère de Dieu qui appelle (Alain MARCHADOUR, Dieu de miséricorde, Voyage au pays de la bible, Bayard, 2016, p. 92).

Dieu change le nom de ce premier patriarche, pour signifier sa vocation à devenir le père de tous les croyants. Abram (père exalté) devient Abraham (père d’une multitude). La lettre « h » rajoutée au nom initial, renvoie à la « ruah » de la création, au souffle de Dieu. Comme pour une voile sur la mer, le vent de l’esprit pousse Abraham vers le grand large, vers l’inconnu. L’esprit insuffle aussi un air nouveau dans les narines d’Abraham, pour qu’il se renouvelle et découvre le mystère même de Dieu. Une source vivifiante irrigue désormais les veines de ce nomade en quête d’une terre hospitalière.

Ce déplacement prend corps dans le creuset d’une alliance au sein de laquelle Dieu rejoint Abraham dans ses besoins vitaux. Dieu lui promet une terre et une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel ou que les grains de sable de la mer, à condition que Dieu devienne son unique Dieu. Devenir unique, n’est-ce pas le vœu de toutes les personnes qui s’engagent dans un serment ? Même la rose du Petit Prince de Saint Exupéry aspire à cette unicité. Car cette qualité illumine l’univers. La présence d’une personne unique transforme le regard sur le monde, parce qu’elle donne sens à la vie.

Telle est la vocation d’Abraham : donner un nouvel élan à sa vie de nomade ; partir pour l’inconnu, afin de rencontrer ce Dieu mystérieux plein de promesses. Tout chemin de foi exige un renoncement à ses assurances pour découvrir l’inattendu.

Où vas-tu Abraham ? Vers la terre promise ! Les lointains descendants d’Abraham devront conquérir Canaan, car celle-ci est occupée par d’autres peuples. Comment comprendre la promesse divine ? Dieu a-t-il vraiment promis de donner cette terre à des nomades en quête de stabilité, au détriment de peuples déjà implantés ? Cet engagement divin rédigé au moment de l’exil à Babylone (VIe siècle av. J.-C.), soit environ 1300 ans plus tard, résonne comme une parole d’espérance en un temps où le peuple vit loin de sa terre. Sans temple, sans roi, sans patrie, le petit reste d’Israël réaffirme sa foi en Dieu. Sa conviction profonde s’exprime en ces termes : « si Dieu nous a promis cette terre, alors il ne nous abandonnera pas en exil ». La promesse s’énonce comme une relecture de l’histoire. La terre de Canaan incarne l’engagement de Dieu dans une alliance à redire dans les méandres de l’histoire.

Ainsi, la bible nous présente un Dieu qui côtoie l’homme, dans l’épaisseur de son humanité terrestre, dans son désespoir et ses détresses. Le peuple relit son passé pour réaffirmer son identité et sa foi. La religion juive naît dans cette prise de conscience identitaire autour d’un Dieu fidèle à ses promesses. Le second volet de la promesse divine rejoint Abraham dans sa soif de descendance, comme tout homme. Abraham connaît la joie de devenir père dans la vieillesse, à 100 ans. La naissance de ses fils Ismaël avec la servante Agar et Isaac avec sa femme Saraï comble le patriarche de bénédictions. La survie du clan en dépend. La nouvelle génération incarne la transmission du nom et du patrimoine et surtout de la foi naissante ; un flambeau qui illuminera les nations juives, chrétiennes et musulmanes. Abraham endosse la paternité d’une multitude appelée à vivre en frères et sœurs dans la foi.

Dieu confie une responsabilité exorbitante à un homme de souche chaldéenne. Il conclut une alliance avec un nomade pour que celle-ci se transmette à l’humanité. Beaucoup de temps s’écoulera pour que la nouvelle atteigne les confins de la terre. Mais mille ans sont comme un jour pour Dieu (2Pi 3,8).