J'ai d'abord trouvé confirmation de ce dont je me doutais déjà : progression et réussite supposent régularité, méticulosité, organisation de l'entraînement ; on n'obtient pas de succès sans un être passé par un moment d'ascèse et quelques privations ; chacun possède des limites déterminant les buts qu'il peut raisonnablement chercher à atteindre, en proscrivant d'autres dont la poursuivre mènerait à coup sûr à l'échec.
J'ai constaté que l'avancée se fait dans la monotonie, l'humble et patiente accumulations d'actes banals, répétitifs, de peu enthousiasmante apparence — le pied devant l'autre et l'oraison régulière, la séance de course fractionnée et la prière à heures fixes — et que ce type d'activité est néanmoins source de joie quand on s'y adonne.
J'ai appris que tout ne dépend pas de moi, qu'aussi rigoureuse qu'ait été ma préparation et méticuleuse ma planification de la course, quelque chose m'échappe au jour de l'épreuve, non seulement en raison des facteurs extérieurs (conditions atmosphériques) sur lesquels je n'ai pas prise, mais aussi parce que la course d'endurance est une longue confrontation avec mes inévitables insuffisances. Le combat pour réussir la course se situe ainsi dans un entre-deux : il n'est ni la soumission passive à une nécessité ou à une destinée souveraine dont nous serions les jouets, ni l'affirmation orgueilleuse d'une maîtrise complète de notre cheminement.
Dans cette expérience de la limitation et de la vulnérabilité, particulièrement frappante lors d'un marathon lorsqu'on rencontre le « mur », cet état d'épuisement qui survient lors du dernier quart de la course, j'ai affronté à l'état pur, la tentation du renoncement et de l'abdication. Et quand « terrassé mais non achevé », j'ai trouvé ce second souffle qui permet de continuer malgré tout, j'ai conçu que dans ma faiblesse même peut se déployer une forme de puissance, ainsi que l'enseigne la Seconde Lettre aux Corinthiens (4, 9 et 12, 9-10).
J'ai compris que si la course (du salut) demeure en dernier recours une affaire individuelle, elle se déploie tout entière dans une dimension communautaire qui n'a rien d'inessentiel. La remarque vaut par exemple pour l'utilité des conseils reçus de « ceux qui savent » - les entraîneurs et les vétérans —et peuvent donc diriger le coureur mieux qu'il ne le ferait lui-même ; pour cette joie, si présente au départ des épreuves populaires, qu'engendre le fait d'être rassemblés dans la course ; et pour l'étonnante efficacité des secours procurés par ces petits gestes ou mots de solidarité et d'encouragement que les coureurs partagent quand s'installe la fatigue et la peine. J'ai découvert qu'en endurance l'effort fourni n'est pas homogène, que la durée où il s'inscrit n'est pas un flux continu d'instants tous semblables ; une course est scandée par des variations qualitatives et des moments remarquables, qui par conséquent réclament, ou prohibent, des comportements particuliers. J'ai donc appris à me méfier des départs impétueux et de l'ivresse enthousiaste des commencements, de l'assurance de la belle âme estimant que prendre une décision suffit à garantir son efficacité ; j'ai su qu'un départ trop rapide débouche immanquablement sur un échec, et que les moyens de déployer la décision dans la durée comptent autant, sinon plus, que la décision elle-même.
Je me suis rendu compte que la spontanéité est mauvaise conseillère, que l'essentiel d'une course réussie se déroule sur un rythme qui n'est pas celui que l'inspiration du moment dicte d'adopter : il faut savoir se freiner au début, lorsqu'on possède pourtant l'envie, en apparence les moyens, d'aller vite, et se forcer à la fin, quand il devient pénible de conserver l'allure choisie. J'ai compris qu'une autre spécificité de la course d'endurance est que, contrairement à ce qu'on croit souvent, il ne faut pas y rechercher la souffrance comme un but ou une condition nécessaire à la réussite. Dans ce type d'effort, et abstraction faite des derniers moments de l'épreuve, avoir mal ou « se faire du mal » signale que la course est mal engagée, et même perdue. Ce qui pourrait conduire à reconsidérer certaines affirmations hâtives sur le rôle, voire le culte, de la souffrance délibérément recherchée dans la spiritualité chrétienne.
J'ai appris que la course idéale se réalise en négative salit, c'est-à-dire en courant la seconde moitié de l'épreuve légèrement plus vite que la première, de façon à éviter les phénomènes d'épuisement qui conduisent à l'abandon, ou à perdre davantage de temps que celui qu'on a cru gagner en partant trop rapidement. J'y ai puisé l'espoir d'avoir encore de belles choses à accomplir passé le mitan de ma vie.
J'ai découvert comment à la fin du parcours et aux derniers instants de la course, tout ce qui a été accompli auparavant peut se trouver remis en question. En ces moments décisifs où on ne peut plus tricher parce qu'on n'a plus les moyens de faire le beau et de jouer à être autre chose que soi-même, des efforts énormes, disproportionnés, deviennent nécessaires pour poser simplement un pied devant l'autre, accomplir les gestes qui apparaissaient aisés et insignifiants à tout autre moment de l'avancée. Mieux que les journalistes et les sédentaires, j'ai compris alors la rage de bien finir malgré tout qui, dans les premiers mois de 2005, animait le vieux pape polonais, qui fut sportif avant d'être malade et épuisé, et ses derniers combats maladroits, dérisoires et douloureux pour s'acquitter de ces petites choses tant de fois répétées : agiter la main à la fenêtre, esquisser un signe de connivence. Le vieux pape a achevé sa course comme on termine un marathon.
Ces derniers moments de la course m'ont également procuré une expérience de ce qu'on appelle en philosophie de « création continuée », et m'ont par conséquent conféré une conscience plus aigüe de ma dépendance et de ma fragilité. Quand l'épuisement ou le découragement guette et qu'avancer devient difficile, un pas n'implique plus l'autre, on se dit au contraire de chaque foulée qu'elle pourrait être la dernière avant l'effondrement. La continuité qui relie les instants de la vie ordinaire est alors comme cassée, il ne va plus de soi que le moment présent soit solidaire de ceux qui le suivront. Apparaît alors qu'il ne va pas davantage de soi que nous persistions dans l'être, et que la continuation de nos existences équivaut au miracle d'un (re)création perpétuelle.
Denis Moreau : Comment peut-on être catholique ? p.180/184