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Dieu homme

Dieu visite l’homme

Tout au long de l’histoire biblique, on voit Dieu s’intéresser à l’homme et lui rendre visite. Dès les premiers balbutiements de l’humanité, Dieu se promène dans le jardin d’Eden à la recherche d’Adam et d’Eve cachés derrière un buisson suite à leur désobéissance (Gn 3). Quelques temps plus tard, à Babel, il descend pour fustiger l’homme qui veut conquérir le ciel (Gn 11). Lors de la libération d’Égypte, il vient à la rencontre de Moïse dans un buisson ardent (Ex 3). Il rend visite à son peuple par l’intermédiaire des prophètes, des rois et de tous les envoyés en mission qui perlent et agissent en son nom. Une femme, Judith, en témoigne :

Jd 8,33 : le seigneur visitera Israël par mon entremise

Le sommet de cet intérêt de Dieu pour l’humanité, c’est Jésus-Christ. Jésus naît à Bethléem au temps du roi Hérode, vraisemblablement vers l’an –4 au début du printemps (Mt 2,1). Les évangélistes Matthieu et Luc retracent cet avènement en des termes sobres et théologiques. Bien plus qu’une biographie historique sur Jésus, ils retracent la naissance en fonction des Écritures dans la lignée de l’histoire d’Israël. Jésus s’inscrit dans la continuité de cette histoire tout en marquant une rupture dans l’image de Dieu qu’il donne à voir et à vivre.

Les faits marquants qui entourent la naissance de Jésus reprennent les épisodes fondateurs de l’histoire d’Israël comme pour en signifier l’accomplissement. La fuite en Égypte de Marie et Joseph rappelle la descente en Égypte du patriarche Joseph. Le massacre des nouveau-nés par Hérode fait écho à celui de Pharaon . L’histoire se répète pour en donner le sens, comme une ultime lecture avant de commencer un nouveau livre.

Pourquoi Dieu a-t-il attendu ce moment de l’histoire pour visiter l’humanité ? L’attente d’un messie glorieux a vu le jour chez le peuple juif dès lors que la période de prospérité correspondant à David-Salomon s’est achevée. Le schisme entre les royaumes du nord et du sud, l’exil à Babylone et les multiples occupations ont suscité l’attente d’un libérateur.

Dieu est venu le plus tôt possible, mais tout comme un enfant doit grandir pour recevoir et comprendre certaines choses, de même l’humanité devait être prête à écouter et à suivre cet homme-Dieu. Dieu a laissé à l’humanité le temps de mûrir et de progresser pour être capable d’accueillir une parole pleine d’espérance et surtout de confesser les mystères de l’incarnation et de la résurrection.

Par ailleurs, les sociétés devaient être suffisamment développées sur le plan culturel et social, sur l’écriture et les moyens de communication, pour que la nouvelle de Jésus se répande. Il est facile de comprendre que l’incarnation au moment de l’homme de Cro-Magnon aurait été un échec total.

Dieu visite l’homme de sa propre initiative sans être poussé par un autre motif que le désir de se révéler à l’homme. Nulle obligation historique, morale ou religieuse ne lui impose cette décision. Il épouse librement l’histoire avec ce risque de ne pas être reconnu comme le souligne Jean :

Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme ; il venait dans le monde. Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas reconnu. Il est venu chez lui, et les siens ne l'ont pas accueilli (Jn 1,9-11).

Ce qui n’aurait pu être qu’un épiphénomène dans une région quelconque du monde devient l’acte fondateur d’une nouvelle religion et plus encore d’une bonne nouvelle. Jésus bouleverse l’histoire humaine en posant la première pierre d’un nouvel édifice, à charge pour l’homme de poursuivre son œuvre.

Jésus homme

Les évangiles nous présentent l’image d’un Jésus pleinement homme : il a faim et soif, il est tenté, il est fatigué, il éprouve de la compassion, il se réjouit avec d'autres, il connaît l'angoisse et la souffrance ; enfin, Jésus meurt crucifié à Jérusalem, sous le gouverneur romain Pilate, à l’âge de 33 ans, en laissant derrière lui une mère éplorée, des disciples déconcertés et surtout des paroles et des signes qui n’ont pas fini d’irriguer les cœurs et de questionner la raison.

Qui est-il donc cet homme nommé Jésus pour avoir tant bouleversé l’humanité ? Il n’aurait pu n’être qu’un philosophe, un rassembleur, un thaumaturge ou encore un héros de guerre que l’on découvrirait dans les pages d’un livre d’histoire au même titre qu’un Socrate ou qu’un Alexandre le Grand. Jésus n’a pas recherché une telle gloire et, s’il a trouvé une renommée dans son pays, c’est à travers ses paroles, sa vie et son œuvre qui demeurent unique dans l’histoire. Pour avoir ainsi marqué la trame du temps, les consciences, la vie religieuse et sociale, Jésus a forcément vécu quelque chose de plus que les autres hommes.

Le Nouveau Testament est la seule source d’information concernant la vie de Jésus à l’exception de quelques mentions très sommaires chez Flavius Josephe, Tacite, Pline le Jeune, Suétone, et dans le Talmud. Selon les données bibliques, Jésus est un juif né vers –4 à Bethléem en Galilée à l’époque du recensement organisé par l’empereur César Auguste. Il vit en Palestine à Nazareth, un petit village de quelques centaines d’âmes. Le pays est à cette époque sous domination romaine. Joseph lui enseigne le métier de charpentier.

Les évangiles ne donnent que très peu de détails sur son enfance et pour cause, Marie et Joseph sont les seuls à connaître le mystère qui englobe l’origine de Jésus et les étapes de son enfance. Jésus est de religion juive. Conformément à la tradition, il est nommé, circoncis et présenté au temple :

Lc 2,21. Et lorsque furent accomplis les huit jours pour sa circoncision, il fut appelé du nom de Jésus, nom indiqué par l'ange avant sa conception. 22. Et lorsque furent accomplis les jours pour leur purification, selon la Loi de Moïse, ils l'emmenèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, 23. selon qu'il est écrit dans la Loi du Seigneur : Tout garçon premier-né sera consacré au Seigneur,

Jésus prend un nom des plus communs de son époque. Il est tiré de l’hébreu Iéshoua (Josué) qui veut dire : « Dieu sauve ». Jésus ne reprend pas le nom « Emmanuel » annoncé par Isaïe (cf. Mt 1,21). Parce que « Emmanuel » est le nom de la promesse, alors que « Jésus » est celui de son accomplissement qui se déroule environ huit siècles plus tard. Si Jésus incarne bien l’attente séculaire du peuple d’Israël, il ne s’enferme pas dans la lettre des Écritures, car son esprit demeure libre à l’égard de l’histoire.

Le prénom « Jésus » est masculin. L’affirmation de « Jésus homme » pourrait donc résonner comme un pléonasme. Elle pourrait aussi exprimer sa masculinité par opposition au sexe féminin ; effectivement, Jésus n’est pas une femme. Jésus a-t-il choisi son sexe ? Aurait-il pu naître femme dans le contexte social de l’époque ? L’affirmation de « Jésus homme » revêt néanmoins une signification particulière ; elle manifeste sa nature humaine au regard de sa nature divine. Jésus est homme tout autant qu’il est Dieu.

Très vite Jésus apparaît comme un enfant surdoué en matière religieuse et notamment dans les Écritures saintes. À douze ans, ceux qui l’entendent dans le temple, y compris les maîtres de la loi, s’extasient devant l’intelligence de ses propos. Cette première expérience d’enseignement relatée par l’évangile de Luc est aussi l’occasion pour Jésus de faire preuve d’indépendance vis-à-vis de l’autorité parentale. Ses parents ne manquent pas de lui faire de vifs reproches :

Lc 2,48 « Mon enfant pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Vois, ton père et moi, nous te cherchons tout angoissés » Il leur dit : « Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? »

Quels parents ne seraient pas angoissés devant la disparition de leur enfant au milieu d’une foule ? Toutes proportions gardées, imaginez votre enfant loin de vos yeux sur la place saint Pierre de Rome un jour de Pâque. Sainteté ne rime donc pas toujours avec obéissance à ses parents.

« Son Père ? » Voilà des propos qui laissent le lecteur non averti dans l’embarras. Jésus, à vrai dire, n’est pas un enfant comme les autres. Il a deux pères. Joseph est son père « adoptif », chargé de le nourrir, de l’éduquer et de lui apprendre un métier ; Dieu est son véritable père dont il tire sa filiation. Voilà qui est bien mystérieux ; nous y reviendrons. Notons cependant que la généalogie de Jésus donne les ascendants de Joseph et non ceux de Marie. Les femmes n’ont pas leur place dans une généalogie et pourtant ce sont bien elles qui engendrent. Jésus appartient à la lignée davidique à travers les générations successives, d’Abraham à David et de Salomon à Joseph (Mt 1,1-16).

Quatre femmes figurent dans la généalogie de Matthieu : Tamar, Ruth, Bethsabée et Marie. Toutes les quatre conçoivent dans des circonstances particulières. Tamar se déguise en prostituée afin de séduire son beau-père ; Ruth est une étrangère et, selon la loi, elle n’avait pas le droit d’épouser un israélite ; l’enfant de Bethsabée, Salomon, est le fruit d’un meurtre et d’un adultère ; enfin Marie tombe enceinte sous l’action de l’Esprit Saint. Chez Luc, cette généalogie remonte jusqu’à Dieu (Lc 3,23-38).

Jésus quitte le berceau familial à l’âge de trente ans pour une tout autre vocation que celle de charpentier. Il appelle douze disciples à sa suite et annonce l’arrivée du royaume de Dieu. Durant cette vie publique, pour beaucoup de ses concitoyens, Jésus apparaît comme un meneur d’hommes, un rassembleur, un thaumaturge et un exorciste ; titres qu’il ne revendique pas. Ses actes et ses paroles vont bien au-delà du simple discours politique stéréotypé, car ils touchent le cœur de l’homme et remettent en cause des convictions et des valeurs bien ancrées dans les mentalités. Jésus ose prétendre que publicains et prostituées précéderont les scribes et les pharisiens dans le royaume des cieux. Il mange et fait la fête avec des pécheurs. Il s’assoit à la table de Levi, collecteur d’impôts et collaborateur de l’occupant romain. Il parle avec des femmes en public. En somme, Jésus est aux antipodes de l’homme juif respectable, car son message promulgue de nouvelles valeurs. Jésus homme n’est pas à l’image du juif recommandable et, à le fréquenter, on finit par s’attirer des ennuis.

Jésus passe sa vie publique sur les routes de Palestine à enseigner et à donner des signes concrets de son amitié envers les hommes, quelles que soient leur race et leur culture. Jésus, à l’image de Dieu, ne fait pas de différence entre les hommes. En trois ans de vie publique Jésus révolutionne le monde. Ce qui aurait pu être un épiphénomène palestinien bouleverse d’abord la quiétude religieuse des juifs pour finalement emporter tout le monde païen.

Finalement qui est ce Jésus ? Cette question jaillit à la lecture des évangiles, question que Jésus lui-même pose à ses disciples :

Mc 8,27-30 : « Et pour vous qui suis-je ? »

Est-il la réponse vivante à l’espérance de tout un peuple qui attendait un messie glorieux ou simplement un prophète de plus ? Cette question retentit encore aujourd’hui et place l’homme en face de ses responsabilités : le Christ n’est-il qu’une icône accrochée à la mémoire de nos catéchismes ou un exemple à suivre ?

Jésus SDF

Suivre Jésus au sens littéral, c’est accepter de devenir un sans domicile fixe, c’est apprendre à ne pas s’encombrer la vie avec des détails sans importance. Comment pourrait-on se mettre en route si notre corps et notre esprit sont surchargés de biens et de soucis matériels .

Avant même sa naissance, encore au chaud dans le ventre de sa mère, Jésus quitte déjà Nazareth pour se rendre en Galilée . La grossesse arrivant à son terme, Jésus naît dans une mangeoire à Bethléem :

Lc 2,7 « Elle accoucha de son fils premier-né, l’emmaillota et le déposa dans une mangeoire, parce qu’il n’y avait pas de place pour eux dans les salles d’hôtes. »

Les circonstances font de Jésus un sans-logis. Ce signe augure ce que sera sa vie publique : une route sans domicile fixe, une pauvreté matérielle afin de se rendre disponible pour sa mission, ainsi qu’une présence auprès des petits et des exclus. SDF riche de sa pauvreté, Jésus reconnaît d’ailleurs qu’il n’a pas d’oreiller où reposer sa tête :

Luc 9 58. Jésus lui dit : « Les renards ont des tanières et les oiseaux du ciel ont des nids ; le Fils de l'homme, lui, n'a pas où reposer la tête.»

Il invite ceux qui le suivent à ne pas se soucier du quotidien. Il faut certes manger, boire, dormir afin de nourrir et prendre soin de son corps, mais la vie est plus que cela :

Lc 12, 22. Puis il dit à ses disciples : « Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. 23. Car la vie est plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement.

Jésus souligne simplement que la satisfaction des besoins vitaux ne constitue pas une fin en soi. Ainsi, s’asseoir à une table, c’est d’abord accueillir l’ami ou l’étranger afin de partager et d’échanger. Bien sûr Jésus ne renie pas les plaisirs terrestres, puisqu’il transforme lui-même l’eau en un grand cru lors d’une noce (Jn 2,1-12). Cet agrément est au service de la convivialité et de la fête. N’est-il pas en effet plus important de se rendre disponible pour ses invités que de mettre les petits plats dans les grands ? Telle est la leçon que donne Jésus face à deux femmes dont l’une s’affaire et l’autre écoute :

Luc 10,41. 38. Comme ils faisaient route, il entra dans un village, et une femme, nommée Marthe, le reçut dans sa maison. 39. Celle-ci avait une sœur appelée Marie, qui, s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. 40. Marthe, elle, était absorbée par les multiples soins du service. Intervenant, elle dit : « Seigneur, cela ne te fait rien que ma sœur me laisse servir toute seule ? Dis-lui donc de m'aider. » 41. Mais le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe, tu te soucies et t'agites pour beaucoup de choses ; 42. pourtant il en faut peu, une seule même. C'est Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas enlevée. »

Que de choses futiles encombrent notre esprit et nous empêchent d’être à nous-mêmes et aux autres ! En tant que SDF, Jésus vit pleinement le temps présent sans se soucier du lendemain et nous invite à faire de même à travers cette leçon de sagesse :

Mt 6,34. Ne vous inquiétez donc pas du lendemain : demain s'inquiétera de lui-même. À chaque jour suffit sa peine.

Jésus en prière

À maintes reprises, Jésus se retire dans le silence pour prier. La foule accaparante, le besoin de se ressourcer, ou encore l’angoisse grandissante face à la mort sont autant de raisons qui poussent Jésus à prendre un rendez-vous intime avec Dieu. Mais, plus que cela, la prière est pour Jésus un lieu de rencontre avec son Père. Jésus participe aux prières communautaires dans les synagogues. Et il nous invite à en faire de même. Jésus, pédagogue de la prière, enseigne aux hommes comment s’adresser à Dieu :

Luc 11 1. Et il advint, comme il était quelque part à prier, quand il eut cessé, qu'un de ses disciples lui dit : « Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l'a appris à ses disciples. » 2. Il leur dit : « Lorsque vous priez, dites : Père, que ton Nom soit sanctifié ; que ton règne vienne ; 3. donne-nous chaque jour notre pain quotidien ; 4. et remets-nous nos péchés, car nous-mêmes remettons à quiconque nous doit ; et ne nous soumets pas à la tentation. »

Simple, mais difficile prière pour celui qui médite chaque mot. Le « Notre Père », ici dans sa version la plus ancienne, nous donne l’image d’un Jésus n’hésitant pas à formuler des requêtes auprès de son Père. Bien qu’elles puissent paraître éloignées des réalités de ce monde, elles expriment le socle de la vie chrétienne avec le royaume de Dieu comme horizon de l’existence.

Jésus invitation à la croix

Dans le Nouveau Testament, à maintes reprises, l'appel à une vocation particulière est assorti d'un « Suis moi ! » : Un scribe : Mt 8, 22; Matthieu : Mt 9, 9; le jeune homme riche : Mt 19, 21; Philippe : Jn 1, 43; Pierre : Jn 21, 19. Jésus se choisit tout d’abord douze apôtres pour mener à bien sa mission. Les évangiles restent sobres sur les conditions dans lesquelles les apôtres répondent présents au « suis-moi » lancé par Jésus. Pas une question n’est rapportée, comme pour mieux souligner la force de l’appel et aussi la tension de l’attente d’un messie qui se prolonge depuis 1000 ans. Les apôtres suivent Jésus, sans connaître leur mission, sans saisir la portée du jeu de mots qui change leur destinée :

Matthieu 4,18. Comme il cheminait sur le bord de la mer de Galilée, il vit deux frères, Simon, appelé Pierre, et André son frère, qui jetaient l'épervier dans la mer ; car c'étaient des pêcheurs. 19. Et il leur dit : « Venez à ma suite, et je vous ferai pêcheurs d'hommes. » 20. Eux, aussitôt, laissant les filets, le suivirent.

Jésus appelle des hommes - les femmes suivent – prêts à tout quitter pour une noble cause. Cette cause est politique aux oreilles de ceux qui sont appelés. Les hommes et les femmes de cette époque attendent un libérateur politique. Jésus appelle donc au risque de décevoir l’attente et l’un de ses apôtres, Judas, trahira Jésus. Une vision trop simpliste consisterait à voir dans le choix de Judas la finalité de la trahison. Jésus aurait choisi Judas pour être trahi, afin que s’accomplisse sa mission. Cet homme, bien au contraire, est un apôtre au même titre que les autres à qui Jésus accorde sa confiance. Jésus choisit Judas, non pas pour être trahi, mais pour avancer dans sa mission. Le problème se situe dans l’interprétation de l’appel par Judas. Dans l’esprit de Judas, comme dans celui des autres apôtres et de tous les juifs de cette époque, fermente un espoir. Tous ces gens sous occupation romaine attendent un nouveau David pour restaurer la royauté d’Israël. Un malentendu s’installe à la vue et à l’écoute de Jésus qui leur annonce une royauté :

Mt 19,28 Jésus leur dit : « En vérité je vous le dis, à vous qui m'avez suivi : dans la régénération, quand le Fils de l'homme siégera sur son trône de gloire, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, pour juger les douze tribus d'Israël.

Judas espère que ce Jésus est le libérateur tant attendu. Jésus effectivement rassemble les foules, accomplit des miracles, mais jamais dans un dessein temporel. Alors, quand les choses tournent mal, quand il apparaît clairement que le destin politique de Jésus est perdu, Judas passe à l’ennemi et trahit Jésus par un baiser, pour trente pièces d’argent, non sans remords puisqu’il décide de se pendre. Le drame de Judas n’est pas tant sa trahison que son absence de repentir, mais les évangiles restent muets sur ses pensées au moment de mourir. Et là, tout demeure possible, car Jésus n’a pas condamné Judas.

Revenons au « suis-moi » lancé par Jésus. Cet appel comporte une exigence radicale, celle de laisser derrière soi des richesses désormais inutiles. Laisser sa barque de pêcheur est déjà un pas coûteux lorsque ce bien représente son outil de travail (Lc 5, 11). Lévi quitte tout dans le même dessein (Lc 5, 28). Un jeune homme riche est invité à vendre tous ses biens (Mt 19,21). En d’autres circonstances, Jésus invite même à quitter ses proches :

Mt 19,29-30 « Et quiconque aura laissé maisons, frères, sœurs, père, mère, enfants ou champs à cause de mon nom, recevra beaucoup plus et en partage, la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers, et beaucoup de derniers, premiers. »

Toutes ces exigences ne sont pas à prendre au pied de la lettre, sauf vocation particulière. Éduquer ses enfants ou s’occuper de parents âgés est aussi une manière de suivre Jésus. Plus qu’une apologie du renoncement, Jésus invite à une pauvreté de cœur et donc à une disponibilité intérieure, condition minimale pour accueillir sa parole.

Le carton d’invitation va jusqu’à prendre la forme d’une croix :

Lc 9,23 « Puis il dit à tous: Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il se renie lui-même et prenne sa croix chaque jour, et qu'il me suive. »

Qui n’a pas envie de prendre les voiles, tel un Jonas, et de partir à l’opposé ? À travers ces propos très durs, Jésus donne une définition du chrétien. La croix signifie humilité dans la victoire, effacement dans la puissance, renoncement dans le pouvoir, pardon dans la violence. La croix c’est aussi laisser de côté ses propres occupations pour donner du temps ; c’est tout simplement renoncer à son bien pour le bien d’autrui. Ces actes ne visent pas à rechercher une quelconque souffrance, mais à faire grandir la paix et la joie. Tendre l’autre joue signifie qu’une réplique aussi justifiée soit-elle risque d’enclencher une escalade de la violence. Dieu ne demande pas à ceux qui le suivent de s’écraser ou de jouer les enfants de chœur, mais de bâtir un royaume inondé de larmes de joie.

Jésus face aux femmes

Jésus offre le visage d’un homme célibataire, aimant les femmes en tout bien et tout honneur. Il n’hésite pas à les aborder loin des pensées très négatives de Qoheleth :

Qo 7,26. Et je trouve plus amère que la mort, la femme, car elle est un piège, son cœur un filet, et ses bras des chaînes. Qui plaît à Dieu lui échappe, mais le pécheur s'y fait prendre.

Jésus respecte les femmes autant que les hommes et son attitude à leur égard remet en cause les codes de bonne conduite du judaïsme. S’il ne donne pas d’enseignement particulier au sujet des femmes, Jésus souffle un vent de libération dans ses propos et son comportement.

Au sein d’une société androcentrique, la femme ne jouit que d’un statut très précaire. Elle vit dans la dépendance de son père puis de son mari. Hors de la sphère domestique, point de liberté. Même au sein du mariage, sa situation n’est pas assurée ; l’homme a le pouvoir de la répudier pour des motifs que la loi ne précise pas expressément, ce qui laisse la porte ouverte à tous les abus :

Deutéronome 24,1 « Soit un homme qui a pris une femme et consommé son mariage ; mais cette femme n'a pas trouvé grâce à ses yeux, et il a découvert une tare à lui imputer ; il a donc rédigé pour elle un acte de répudiation et le lui a remis, puis il l'a renvoyée de chez lui ».

La mauvaise cuisinière tout comme la femme adultère peuvent être renvoyées. On comprend que dans ces conditions, la proscription du divorce énoncée par Jésus, soit digne des revendications du mouvement de libération de la femme. Être libre, c’est aussi être respecté dans sa dignité ! Les propos de Jésus visent à assurer la protection et la sécurité de la femme ; une forme d’égalité avant l’heure :

Matthieu 5,31. « Il a été dit d'autre part : Quiconque répudiera sa femme, qu'il lui remette un acte de divorce. 32. Eh bien ! moi je vous dis : Tout homme qui répudie sa femme, hormis le cas de « prostitution», l'expose à l'adultère ; et quiconque épouse une répudiée, commet un adultère ».

La répudiation est donc désormais interdite au motif plein de bon sens que cet acte risque de jeter la répudiée dans les bras d’un autre partenaire avec pour conséquence une condamnation pour adultère. La lapidation est la sanction légale. Quelle attitude adopter face à un flagrant délit d’adultère ? Jésus prend les accusateurs à contre-pied dans une scène où des hommes essaient de lui tendre un piège :

Jn 8,3 « Or les scribes et les pharisiens amènent une femme surprise en adultère et, la plaçant au milieu, 4. ils disent à Jésus : « Maître, cette femme a été surprise en flagrant délit d'adultère. 5. Or, dans la Loi, Moïse nous a prescrit de lapider ces femmes-là. Toi donc, que dis-tu ? » 6. Ils disaient cela pour le mettre à l'épreuve, afin d'avoir matière à l'accuser. Mais Jésus, se baissant, se mit à écrire avec son doigt sur le sol. 7. Comme ils persistaient à l'interroger, il se redressa et leur dit : « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! » 8. Et se baissant de nouveau, il écrivait sur le sol. 9. Mais eux, entendant cela, s'en allèrent un à un, à commencer par les plus vieux ; et il fut laissé seul, avec la femme toujours là au milieu. 10. Alors, se redressant, Jésus lui dit : « Femme, où sont-ils ? Personne ne t'a condamnée ? » 11. Elle dit : « Personne, Seigneur. » Alors Jésus dit : « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, désormais ne pèche plus. »

Magistrale leçon, sans pour autant tomber dans un moralisme malsain ! Jésus ne pose aucune question ; il ne cherche pas à connaître les raisons de cet adultère et encore moins à porter de jugement. Les mots qu’il écrit sur le sol demeurent énigmatiques, mais ses paroles ouvrent un champ de vérité et de liberté. Les vieux s’en vont les premiers, peut être ont-ils davantage succombé aux tentations par rapport aux jeunes encore sous le charme de leur épouse. Un face à face libérateur entre Jésus et cette femme clôt la scène. Elle retrouve comme une seconde jeunesse.

Jésus n’hésite pas à fréquenter les pécheresses, les impures et les possédées, sans se soucier du qu’en-dira-t-on. Il s’adresse librement aux femmes en public, attitude déshonorante et provocatrice, car la femme est porteuse du virus de la tentation. Pas de vaccin miraculeux pour Jésus, simplement le respect dans la dignité. Lors d’un repas, il accepte même d’être touché et parfumé par une femme : Un Pharisien l'invita à manger avec lui ; il entra dans la maison du Pharisien et se mit à table. Et voici une femme, qui dans la ville était une pécheresse. Ayant appris qu'il était à table dans la maison du Pharisien, elle avait apporté un vase de parfum. Et se plaçant par derrière, à ses pieds, tout en pleurs, elle se mit à lui arroser les pieds de ses larmes ; et elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers, les oignait de parfum (Lc 7,36-38). Jean 12, 3 4 5 6 7 ???. Alors Marie, prenant une livre d'un parfum de nard pur, de grand prix, oignit les pieds de Jésus et les essuya avec ses cheveux ; et la maison s'emplit de la senteur du parfum.

Jésus prend l’initiative de parler à une samaritaine qui appartient aux ennemis historiques des juifs. Cette ouverture d’esprit témoigne de la volonté de Jésus de faire de son message une bonne nouvelle universelle. La femme samaritaine devient un vecteur d’évangélisation :

Jn 4,7-29 Une femme de Samarie vient pour puiser de l'eau. Jésus lui dit : « Donne-moi à boire. »… La femme samaritaine lui dit : « Comment ! toi qui es juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ? » Les Juifs en effet n'ont pas de relations avec les Samaritains... La femme lui dit : « Je sais que le Messie doit venir, celui qu'on appelle Christ. Quand il viendra, il nous expliquera tout. » Jésus lui dit : « Je le suis, moi qui te parle. » … La femme alors laissa là sa cruche, courut à la ville et dit aux gens : « Venez voir un homme qui m'a dit tout ce que j'ai fait. Ne serait-il pas le Christ ? »

Des femmes l’accompagnent tout au long de sa vie, de la naissance à sa mort. Durant la vie publique de Jésus, elles sont présentes dans la discrétion qui sied aux femmes de l’époque. Point d’adeptes du MLF dans les rangs, mais une féminisation qui trouve sa place notamment dans l’assistance matérielle (Lc 8,1-3). Elles sont encore présentes au pied de la croix, fidèles jusqu’au bout, alors que les disciples se font beaucoup plus discrets (Jn 19,25). Après la résurrection, ce sont des femmes qui sont les premiers témoins de la résurrection (Lc 24,1-11).

Jésus maître de la loi

Si Jésus se conforme aux lois religieuses et civiles de son pays, il n’en demeure pas moins libre à leur égard. Sur le plan politique, Jésus ne conteste pas l’occupation romaine. Il invite d’ailleurs ses concitoyens à rendre à César ce qui est à César en ce qui concerne le paiement de l’impôt :

Lc 20,20-26 Il leur dit : Eh bien, rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu…

Jésus ne craint pas le pouvoir politique, car il ramène celui-ci à son origine :

Jn 19,10-11 « Pilate lui dit alors: «C'est à moi que tu refuses de parler! Ne sais-tu pas que j'ai le pouvoir de te relâcher comme j'ai le pouvoir de te faire crucifier»? Mais Jésus lui répondit: «Tu n'aurais sur moi aucun pouvoir s'il ne t'avait été donné d'en haut. »

Jésus remet également en cause l’autorité des gardiens de la loi, à savoir les scribes et les pharisiens en affirmant que la loi doit être au service de l’homme et non le contraire. Ses propos et ses actes placent l’homme au-dessus de la loi judaïque et de ses multiples interdits. Jésus n’est pas pour autant un anarchiste cherchant à détruire toute cohésion sociale. Au contraire, il respecte la loi, en lui donnant une orientation nouvelle :

Mt 17,20-23 « Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes; je suis venu non pour abolir, mais pour accomplir. Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu'à ce que tout soit arrivé... Car, je vous le dis, si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux. Malheur à vous, scribes et pharisiens, hypocrites, qui acquittez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, après avoir négligé les points les plus graves de la Loi, la justice, la miséricorde et la bonne foi, c'est ceci qu'il fallait pratiquer sans négliger cela. »

L’expression signifie tout d’abord que les commandements de l’Ancienne Alliance ne sont pas supprimés. Mais le terme « accomplir » vient les enrichir d’un nouvel accent. La lettre ne suffit plus pour se conformer à la volonté divine. Il convient d’y rajouter l’esprit. Déjà les prophètes Jérémie et Ezéchiel, au moment de l’exil, rappelaient cette impérieuse nécessité d’écrire la loi de l’alliance dans le cœur. Jésus promulgue une loi au service de l’homme et non l’inverse. La loi verrouille les relations humaines lorsqu'elle devient un moyen d’auto-justification : « je suis juste parce que je respecte les commandements ; peu m’importe que mon prochain meure de faim à côté de moi ». Or la légalité ne saurait se substituer à la communion et à l'amour. La seule véritable valeur, c’est l’homme dans sa dignité d’homme. La parabole du bon Samaritain montre que le respect tatillon de la loi se transforme en non-assistance à personne en danger (Lc 10,30-33). Le prêtre et le lévite, ces « hommes de Dieu » n’ont pas le droit de toucher un blessé, car ils risqueraient de contracter une impureté. Le samaritain pourtant hostile aux juifs accepte de le secourir.

Le respect d’une pratique rituelle n’a pas de fin en soi, pas même le respect du sabbat, jour pourtant béni de Dieu. Il est interdit de « travailler » en ce jour sacré, mais est-il interdit de se nourrir ou de faire du bien ? :

Mc 2,23-3,5 Et il advint qu'un jour de sabbat il passait à travers les moissons et ses disciples se mirent à se frayer un chemin en arrachant les épis. Et les pharisiens lui disaient: "Vois! Pourquoi font-ils le jour du sabbat ce qui n'est pas permis?" Il leur dit: "N'avez-vous jamais lu ce que fit David, lorsqu'il fut dans le besoin et qu'il eut faim, lui et ses compagnons, comment il entra dans la demeure de Dieu, au temps du grand prêtre Abiathar, et mangea les pains d'oblation qu'il n'est permis de manger qu'aux prêtres, et en donna aussi à ses compagnons?" Et il leur disait: "Le sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat; en sorte que le Fils de l'homme est maître même du sabbat." Il entra de nouveau dans une synagogue, et il y avait là un homme qui avait la main desséchée. Et ils l'épiaient pour voir s'il allait le guérir, le jour du sabbat, afin de l'accuser. Il dit à l'homme qui avait la main sèche: "Lève-toi, là, au milieu." Et il leur dit: "Est-il permis, le jour du sabbat, de faire du bien plutôt que de faire du mal, de sauver une vie plutôt que de la tuer?" Mais eux se taisaient. Promenant alors sur eux un regard de colère, navré de l'endurcissement de leur cœur, il dit à l'homme: "Étends la main." Il l'étendit et sa main fut remise en état.

La loi de l’Ancienne Alliance assurait une cohésion politico-religieuse au sein d’un peuple en marche. Elle permettait aussi de se justifier devant Dieu et de montrer du doigt le coupable, de le juger et de le condamner. Bien sûr lorsque Jésus affirme qu’il ne faut pas juger (ne jugez pas et vous ne serez pas jugé ???), il ne remet pas en cause la nécessité des juridictions qui servent la protection des individus et de la société. Jésus rappelle que personne n’est irréprochable et qu’avant de jeter un regard critique et désobligeant sur son voisin, voire de l’espionner, il convient de s’examiner soi-même :

Qu'as-tu à regarder la paille qui est dans l'œil de ton frère ? Et la poutre qui est dans le tien, tu ne la remarques pas ?

Il est bien plus facile de montrer les défauts et les manques de son voisin que de se regarder soi-même. Même dans les services rendus, chacun voit ses propres actions. Et celles-ci se posent alors comme des visières empêchant de voir ce que fait l’autre et servant à se justifier. Jésus dénonce cette attitude des pharisiens qui s’enorgueillissent de leur apparente perfection dans une observation scrupuleuse des décrets religieux :

Lc 18,11-14 « Le pharisien, debout, priait ainsi en lui-même: O Dieu, je te rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont ravisseurs, injustes, adultères, ou même comme ce publicain; je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tous mes revenus. Le publicain, se tenant à distance, n'osait même pas lever les yeux au ciel; mais il se frappait la poitrine, en disant: O Dieu, sois apaisé envers moi, qui suis un pécheur. Je vous le dis, celui-ci descendit dans sa maison justifié, plutôt que l'autre. Car quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé. » S’il est difficile de se justifier devant les hommes, combien plus devant Dieu ! Personne ne peut se dire juste devant Dieu par des arguments tirés de la loi :

Rm 3,20 « puisque personne ne sera justifié devant lui par la pratique de la Loi : La Loi ne fait que donner la connaissance du péché ».

Il ne saurait donc être question de revendiquer les clés du paradis à travers une observance scrupuleuse de la loi. Décrets et commandements tracent un chemin balisé. Jésus n’hésite pas à s’en écarter dès lors que la vie est en jeu. Le pécheur est celui qui ne respecte pas la vie. Jésus brise ainsi l’image de l’homme parfait devant la loi, pour se conformer à l’image de Dieu dont jaillit la vie.

Jésus a jeun

Une image doloriste de Dieu voudrait que l’homme se mortifie pour communier à sa divinité. Le jeûne est le symbole de ces chemins pierreux vers Dieu. Si les nutritionnistes s’accordent pour affirmer qu’une privation occasionnelle stimule l’organisme, qu’en est-il pour la sainteté ? Dieu n’a nul besoin de voir ses fidèles se morfondre dans la famine. Un texte particulièrement évocateur du prophète Isaïe rappelle la nature du véritable jeûne :

Is 58,5-7 : Est-ce là le jeûne qui me plaît, le jour où l'homme se mortifie ? Courber la tête comme un jonc, se faire une couche de sac et de cendre, est-ce là ce que tu appelles un jeûne, un jour agréable à Yahvé ? N'est-ce pas plutôt ceci, le jeûne que je préfère : défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug; renvoyer libres les opprimés, et briser tous les jougs ? N'est-ce pas partager ton pain avec l'affamé, héberger chez toi les pauvres sans-abri, si tu vois un homme nu, le vêtir, ne pas te dérober devant celui qui est ta propre chair ?

Jésus affirme lui-même qu’il est un temps pour chaque chose, notamment en présence d’un hôte de marque :

Mc 2,18-20. Les disciples de Jean et les pharisiens étaient en train de jeûner, et on vient lui dire : « Pourquoi les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent-ils, et tes disciples ne jeûnent-ils pas ? » Jésus leur dit : « Les compagnons de l'époux peuvent-ils jeûner pendant que l'époux est avec eux ? Tant qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais viendront des jours où l'époux leur sera enlevé ; et alors ils jeûneront en ce jour-là.

L’époux, c’est Jésus en personne qui prend la figure des multiples exclus de cette terre. Le temps du jeûne à l’image des pharisiens qui se donnent une mine déconfite est donc révolu (Mt 6,16). La pénitence n’en demeure pas moins une occasion de s’ouvrir sur des valeurs différentes que celles du ventre. Jésus lui-même prend un temps de jeûne au désert :

Mt 4 1-4 Alors Jésus fut emmené au désert par l'Esprit, pour être tenté par le diable. Il jeûna durant quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim. Et, s'approchant, le tentateur lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. » Mais il répondit : « Il est écrit : Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu »

Que Jésus ait faim au bout des quarante jours paraît naturel. La leçon est dans le dernier verset : il n’y a pas que les nourritures terrestres qui font grandir l’homme. Si la soupe aide à grandir en taille, celle-ci demeure inefficace sur le plan spirituel ; l’être humain est appelé à nourrir son esprit avec les mots de la parole de Dieu. Le jeûne est donc une disponibilité bien plus qu’une pénitence. Le ventre demande à être entretenu, car ventre affamé n’a pas d’oreilles, ce qui ne favorise pas l’écoute de la parole de Dieu, mais un trop-plein provoque une congestion, ce qui est pire encore. La vie est tout simplement plus que la nourriture :

Mt 6,25-26 Voilà pourquoi je vous dis : Ne vous inquiétez pas pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre corps de quoi vous le vêtirez. La vie n'est-elle pas plus que la nourriture, et le corps plus que le vêtement ? Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent ni ne recueillent en des greniers, et votre Père céleste les nourrit ! Ne valez-vous pas plus qu'eux ?

Jésus rappelle simplement que l’essentiel n’est pas dans les valeurs matérielles dont la nourriture est un symbole révélateur. La pénitence, tout en forgeant la volonté, est un moyen et non une fin, pour aller à cet essentiel.

Jésus messie

Avec le recul de l’histoire, les évangiles et plus tard la tradition de l’Église ont vu en Jésus Christ la consécration d’une annonce messianique. Dieu a effectivement préparé sa venue. Les prophètes ont annoncé cet événement tout en laissant la porte ouverte au mystère. Ils ont surtout désiré et attendu un homme dont les contours sont suffisamment flous et précis pour que Jésus puisse les épouser.

Dieu s’invite sans tambour ni trompette en se moulant dans l’histoire. Il tisse les fils de sa venue au gré des décisions et des initiatives humaines. Sans jamais prendre l’homme en porte-à-faux, il s’incarne dans les aléas de la vie de son peuple. Le messianisme prépare, sans l’affirmer explicitement, la venue du Christ bien des siècles plus tard. Si les auteurs du Nouveau Testament ont vu dans les figures messianiques de l’Ancienne Alliance, l’annonce de la venue du Christ, il s’agit d’une relecture de l’histoire à la lumière de la résurrection. La préoccupation immédiate des prophètes est de garantir la pérennité de la nation, la sécurité des hommes et des femmes qui la constituent, ainsi que la sauvegarde de l’alliance. Ils expriment l’espérance politique et religieuse d’une nation déchirée par les multiples invasions. Le messianisme est une parole confiante en un avenir dont les contours laissent toute la place à la liberté de Dieu.

Le nom de Jésus est en lui-même évocateur de sa divinité ; il signifie : « Yahvé sauve ». Quant à « Christ », c'est la traduction grecque de l’adjectif araméen "messie". "Messie" ou "Christ" signifie "celui qui est oint", c’est-à-dire consacré en vue d’une mission. Il vient se rajouter à Jésus comme un surnom lui conférant une qualité particulière. Dans l'Ancien Testament, les grands-prêtres et les rois étaient oints, c'est à dire consacrés à Dieu. Jésus est le Christ, le Messie envoyé par Dieu pour accomplir les promesses et les espérances de salut de l’Ancienne Alliance.

Jésus se coule dans l'attente de son peuple en la transformant radicalement. S'il est le messie, ce n'est pas à la manière dont les prophètes ni ses contemporains l'entendaient et l'attendaient. En effet les descendants de David espéraient en un messie politique, à l'image même de David, qui réunifierait le royaume et jetterait les envahisseurs hors du pays. Jésus s'inscrit dans la lignée davidique, comme le montre la généalogie proposée par Matthieu. Il est proclamé « Fils de David » et accepte le titre de « messie » dans la profession de foi de Pierre :

Mt 1,1 « Livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d’Abraham… »
Mc 10,47 « Apprenant que c'était Jésus de Nazareth, il (l'aveugle Barthimée) se mit à crier : Fils de David, Jésus, aie pitié de moi. »
Mc 8,29 « Tu es la messie. »

Mais Jésus rejette toute signification politique de ces titres. Certes il entre triomphalement à Jérusalem et semble accepter d'être reconnu comme un chef politique en laissant la foule crier « hosanna », c’est-à-dire ???. Cette entrée en grande pompe ressemble à une investiture. Sa monture est modeste et n’a rien de comparable avec un destrier. Mais celle-ci reste conforme aux pratiques des grands rois d’Israël :

Mt 21,5-9 Dites à la fille de Sion : Voici que ton Roi vient à toi ; modeste, il monte une ânesse, et un ânon, petit d'une bête de somme. Les disciples allèrent donc et, faisant comme leur avait ordonné Jésus, ils amenèrent l'ânesse et l'ânon. Puis ils disposèrent sur eux leurs manteaux et Jésus s'assit dessus. 8. Alors les gens, en très nombreuse foule, étendirent leurs manteaux sur le chemin ; d'autres coupaient des branches aux arbres et en jonchaient le chemin. Les foules qui marchaient devant lui et celles qui suivaient criaient : « Hosanna au fils de David ! Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ! Hosanna au plus haut des cieux !

Après la multiplication des pains, Jésus est obligé de s’enfuir quand la foule veut s'emparer de lui pour le faire roi (Jn 6,15). Face à Pilate, il ne nie pas être roi (Jn 18, 33-37), mais il dépouille ce titre de tout caractère politique. Cette question d’une royauté terrestre demeure ouverte toute sa vie durant jusqu’aux derniers instants de Jésus sur terre :

Mt 11:3 « Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? »

Les apôtres eux-mêmes ne comprennent pas immédiatement quelle portée donner à la royauté de Jésus. Encore à l'Ascension, ils lui demandent :

Ac 1,6 « Est-ce maintenant que tu vas rétablir la royauté sur Israël ? »

Quand Jésus se manifeste, tout Israël attend le Messie. Mais Israël attend un libérateur politique, un nouveau David, un Messie conquérant, et pas du tout un serviteur souffrant. Même les apôtres ne comprendront qu’après la Pentecôte la véritable mission de Jésus :

Mc 10,35-37 Jacques et Jean, les fils de Zébédée, avancent vers lui et lui disent: "Maître, nous voulons que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander." Il leur dit: "Que voulez-vous que je fasse pour vous?" - "Accorde-nous, lui dirent-ils, de siéger, l'un à ta droite et l'autre à ta gauche, dans ta gloire."
Act 1,6 « Seigneur, est-ce en ce temps-ci que tu vas rétablir la royauté‚ pour Israël ? »
Jn 18.36 « Jésus répondit: «Ma royauté n'est pas de ce monde. Si ma royauté était de ce monde, les miens auraient combattu pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais ma royauté, maintenant, n'est pas d'ici. »

Jésus ne tient pas de discours politique et pourtant il parle de règne, de royauté et de royaume. Mais pour Jésus, cette forme de régence ne correspond pas à une réalité politique, sociale ou culturelle. Jésus ne distille aucun programme de réformes. Il ne fait aucune promesse électorale qui pourrait être accomplie par les sciences, la technique ou l’économie. Il ne promet aucune augmentation de salaire, ni des congés payés, pas même une assurance tous risques. Alors de quel royaume s’agit-il et qui donc est ce roi ?

Un premier paradoxe : il paraît que les prémices du royaume sont en germe. À regarder le monde d’aujourd’hui, on constate que l’ivraie conserve une part très envahissante. Et pourtant les évangiles nous affirment dès les premiers versets :

Mc 1,15 : le royaume de Dieu s’est approché

Il s’est approché avec l’irruption de Dieu dans le monde en la personne de Jésus. Jésus manifeste à travers ses paroles et ses actes le « déjà là » et le « pas encore » du royaume de Dieu. Il incarne l’attente messianique en lui donnant une orientation inattendue. Son royaume est celui des pauvres et des exclus, des malades et des opprimés. Il n’a donc aucune chance de renverser le pouvoir par la force. Selon les évangiles, sur la croix de Jésus est accroché un titulus portant l’inscription suivante en latin, hébreu et grec « Jésus le Nazaréen Roi des Juifs » (Mt 27,37).

Jésus roi des exclus

Jésus n’est pas venu pour les justes et les biens-portant :

Luc 5,30. Les pharisiens et leurs scribes murmuraient et disaient à ses disciples : « Pourquoi mangez-vous et buvez-vous avec les publicains et les pécheurs ? » Et, prenant la parole, Jésus leur dit : « Ce ne sont pas les gens en bonne santé qui ont besoin de médecin, mais les malades ; je ne suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs, au repentir.

Les paroles de Jésus s’adressent à tous les hommes, quels que soient leur statut et leurs compétences. Elles rejoignent les hommes dans leur existence concrète et les appellent à œuvrer pour la construction du royaume de Dieu dans leur vie personnelle et sociale. Concrètement, Jésus nous invite à la pauvreté, à la non-violence, au don de soi-même et de ses biens, à l’amour de ses ennemis, à ne pas juger et à ne pas condamner :

Lc 6,20-38 « Et lui, levant les yeux sur ses disciples, disait: "Heureux, vous les pauvres, car le Royaume de Dieu est à vous… Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous diffament. À qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre; à qui t'enlève ton manteau, ne refuse pas ta tunique. À quiconque te demande, donne, et à qui t'enlève ton bien ne le réclame pas. Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le pour eux pareillement... Ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés; ne condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés; remettez, et il vous sera remis. Donnez, et l'on vous donnera; c'est une bonne mesure, tassée, secouée, débordante, qu'on versera dans votre sein; car de la mesure dont vous mesurez on mesurera pour vous en retour." »

Avec un tel programme, il n’est pas certain que Jésus aurait eu un franc succès électoral. Et pourtant il s’agit de bon sens. Ces béatitudes du sermon sur la montagne impliquent un renversement de valeurs. Ici, il ne saurait être question de pouvoir, de domination ou d’être le premier. Au contraire, c’est à la dernière place que Jésus nous invite :

Lc 14,7-11 « Il disait ensuite une parabole à l'adresse des invités, remarquant comment ils choisissaient les premiers divans ; il leur disait : « Lorsque quelqu'un t'invite à un repas de noces, ne va pas t'étendre sur le premier divan, de peur qu'un plus digne que toi n'ait été invité par ton hôte, et que celui qui vous a invités, toi et lui, ne vienne te dire : «Cède-lui la place. » Et alors tu devrais, plein de confusion, aller occuper la dernière place. Au contraire, lorsque tu es invité, va te mettre à la dernière place, de façon qu'à son arrivée celui qui t'a invité te dise : «Mon ami, monte plus haut. » Alors il y aura pour toi de l'honneur devant tous les autres convives. Car quiconque s'élève sera abaissé, et celui qui s'abaisse sera élevé. »

Tout est centré sur le dépouillement de soi pour aller à l’essentiel. Dans un autre récit, face à un jeune homme riche, Jésus demande de vendre ses biens afin de le suivre. Le jeune homme s’en retourne tout triste, car il possède beaucoup de biens (Mc 10,17-23). Jésus ne prône cependant pas la pauvreté pour elle-même ; simplement une disponibilité pour accueillir les malades et les nécessiteux. Nous n’emporterons pas au paradis toutes les richesses accumulées sur cette terre :

Lc 12 15. Puis il leur dit : « Attention ! gardez-vous de toute cupidité, car, au sein même de l'abondance, la vie d'un homme n'est pas assurée par ses biens. » Lc 16,13. « Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : ou il haïra l'un et aimera l'autre, ou il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'Argent. » Ps 49,16 « Ne crains pas quand l'homme s'enrichit, quand s'accroît la gloire de sa maison. À sa mort, il n'en peut rien emporter, avec lui ne descends pas sa gloire. »

Le royaume de Dieu n’est autre que celui de l’amour, avec Jésus pour roi et la croix pour sceptre. Il appartient aux exclus et aux opprimés. Pour avoir part à ce royaume, il vaut mieux être pauvre et malade que riche et bien portant. C’est le monde à l’envers. Les riches et bien portants sont-ils exclus du royaume ? Ils ont déjà leur récompense ici bas. Jésus fréquente les petits de ce monde au risque d’être incompris et rejeté. Il accepte qu’une pécheresse lui lave les pieds à la table d’un pharisien (Lc 7,36-50). Il mange et boit avec des collecteurs d’impôts et des pécheurs (Lc 5,27-31). Il demande de jouer les restos du cœur plutôt que d’inviter proches et amis :

Lc 14,12-14 Puis il disait à celui qui l'avait invité : « Lorsque tu donnes un déjeuner ou un dîner, ne convie ni tes amis, ni tes frères, ni tes parents, ni de riches voisins, de peur qu'eux aussi ne t'invitent à leur tour et qu'on ne te rende la pareille. Mais lorsque tu donnes un festin, invite des pauvres, des estropiés, des boiteux, des aveugles ; heureux seras-tu alors de ce qu'ils n'ont pas de quoi te le rendre ! Car cela te sera rendu lors de la résurrection des justes. »

Jésus ne pousserait-il pas le bouchon un peu loin ? Il pourrait être taxé d’idéaliste et de rêveur tant ses recommandations paraissent éloignées de la réalité ambiante. Jésus se contente de tracer un chemin, certes sous la forme d’une croix, mais ce chemin mène au royaume de Dieu. Ce royaume est donc déjà là à chaque fois qu’un mot ou qu’un geste fait grandir l’humanité vers plus de liberté, de paix et de joie. Que d’occasions perdues ! Si chacun rêve d’arrêter les guerres ou de supprimer les famines, il faut commencer par balayer devant sa propre porte, à la lesure de notre pouvoir (dire « tu » au lieu de « moi je » dans un dialogue ; offrir un sourire ou un peu de notre temps si précieux). Le royaume de Dieu est loin d’être accompli et, si l’homme ne détient pas les pouvoirs de l’épilogue – la victoire sur la mort-, il oublie trop souvent qu’il en est un acteur de premier plan.

Jésus en croix

L’image de Jésus en croix est le symbole par excellence du christianisme. Présent dans toutes les églises, les lieux saints, sur le bord des routes et parfois jusque dans l’intimité des chambres à coucher, Jésus en croix représente tout à la fois le scandale et l’espérance dans les moments de souffrance. Qu’a donc fait cet homme pour en arriver à ce dénouement ?

Jésus meurt sur une croix au terme de trois années de vie publique. Cet événement appartient à l’histoire et avant d’en faire une interprétation théologique, il convient de le replacer dans son contexte. Le supplice de la croix est réservé aux brigands, criminels et esclaves, en somme à tous les nuisibles de la société. Jésus relève de cette catégorie sans véritable chef d’accusation. Il est condamné par le Sanhédrin, le tribunal religieux juif, et le pouvoir politique en la personne du gouverneur Pilate. Pour le Sanhédrin, Jésus est coupable de blasphème :

Mt 26,63-66. Mais Jésus se taisait. Le Grand Prêtre lui dit : « Je t'adjure par le Dieu Vivant de nous dire si tu es le Christ, le Fils de Dieu. » « Tu l'as dit, lui dit Jésus. D'ailleurs je vous le déclare : dorénavant, vous verrez le Fils de l'homme siégeant à droite de la Puissance et venant sur les nuées du ciel. » Alors le Grand Prêtre déchira ses vêtements en disant : « Il a blasphémé ! qu'avons-nous encore besoin de témoins ? Là, vous venez d'entendre le blasphème ! Qu'en pensez-vous ? » Ils répondirent : « Il est passible de mort. »

Pilate ne trouve en Jésus aucun motif de condamnation. Mais la foule, emmenée par les grands prêtres et les anciens, réclame le crucifiement de Jésus. Alors Pilate finit par céder aux invectives, afin de préserver la paix civile. Jésus est responsable, sans être coupable :

Mt 27,21-26 Prenant la parole, le gouverneur leur dit : « Lequel des deux voulez-vous que je vous relâche ? » Ils dirent : « Barabbas. » Pilate leur dit : « Que ferai-je donc de Jésus que l'on appelle Christ ? » Ils disent tous : « Qu'il soit crucifié ! » Il reprit : « Quel mal a-t-il donc fait ? » Mais ils criaient plus fort : « Qu'il soit crucifié ! » Voyant alors qu'il n'aboutissait à rien, mais qu'il s'ensuivait plutôt du tumulte, Pilate prit de l'eau et se lava les mains en présence de la foule, en disant : « Je ne suis pas responsable de ce sang ; à vous de voir ! » Et tout le peuple répondit : « Que son sang soit sur nous et sur nos enfants ! » Alors il leur relâcha Barabbas ; quant à Jésus, après l'avoir fait flageller, il le livra pour être crucifié.

Sur un plan historique et humain, la condamnation à la croix n’est que la conséquence logique et inéluctable des paroles et des gestes de Jésus. Ce tragique destin appartient à l’accomplissement de sa mission du fait de la cécité et de la violence humaines. Il n’y a en cette mort rien d’extraordinaire sur le plan de l’humanité rattachée à l’histoire en mouvement. Ceux qui ont condamné Jésus ne le connaissaient pas, sinon de réputation, par ouï-dire. Ils n’ont fait que leur travail sans savoir que ce geste allait bouleverser l’histoire.

Par trois fois, Jésus annonce sa passion. Savait-il qu’il allait mourir ? Assurément Jésus pressentait un dénouement tragique. À plusieurs reprises, Jésus échappe à la mort par lapidation . Mais Jésus n’a pas joué un film dont le scénario aurait été écrit d’avance. Ni fatalité, ni hasard. En affirmant pouvoir reconstruire le temple en trois jours, en pardonnant les péchés, en acceptant les titres de « roi », « messie » et « fils de Dieu », Jésus s’est compromis face au pouvoir religieux. La seule issue politico-religieuse ne pouvait qu’être la sentence capitale. Il a accompli sa mission jusqu’au bout en assumant pleinement ses gestes et ses paroles.

La mort en croix de Jésus est cependant plus qu’un événement historique, sinon il serait passé inaperçu. Jésus a mis ouvertement le doigt sur les contradictions en montrant que la loi de l’amour privilégie tout autre discours législatif. À la mort par lapidation de la femme adultère, Jésus préfère le pardon. La croix, c’est aussi ce paradoxe : renoncer à la puissance pour monter que la vie est plus forte que la mort. Dans l’absolu, Jésus aurait pu empêcher ce dénouement tragique de la croix en ayant recours à ses pouvoirs divins :

Mt 26,52-53. Alors Jésus lui dit : « Rengaine ton glaive ; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. Penses-tu donc que je ne puisse faire appel à mon Père, qui me fournirait sur-le-champ plus de douze légions d'anges ?

Jésus en avait le pouvoir, mais en agissant ainsi, il aurait été moins homme. Contrairement aux miracles, l’utilisation de sa puissance divine à une telle fin aurait desservi sa mission, car elle l’aurait servi lui-même. Or Jésus n’est pas venu pour être servi, mais pour servir.

Par ailleurs, le spectaculaire, souvent mêlé à la magie, ne possède pas la force des mots et du don de soi jusqu’à la mort. Triompher et parader est la force des faibles. Jésus tire sa force dans l’humilité et la fidélité en sa mission. Dans le jardin des oliviers, Jésus pressent le dénouement tragique de sa mission. Sa prière témoigne d’une part, d’une inquiétude face à la tragédie de la violence, de la souffrance et de la mort et, d’autre part, d’un profond désir d’accomplir la volonté de son père :

Mt 26,38-39 : « Alors il leur dit: "Mon âme est triste à en mourir, demeurez ici et veillez avec moi." Étant allé un peu plus loin, il tomba face contre terre en faisant cette prière: "Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de moi! Cependant, non pas comme je veux, mais comme tu veux." »

Le « tu veux » donne le ton à toute la vie de Jésus jusque dans la mort. Dieu a envoyé son fils unique pour sauver l’humanité et ce salut passe par la croix. Mais cette croix n’est pas le fruit d’une volonté divine, elle est le signe de son accomplissement. Quelle réponse son Père lui a-t-il donnée durant ses dernières oeuvres, sinon la force de poursuivre ? Ce silence de Dieu atteint son paroxysme au moment de la mort de Jésus :

Mt 27,46 « Et vers la neuvième heure, Jésus clama en un grand cri: "Éli, Éli, lema sabachtani ?", c'est-à-dire: "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné?" »

Cette parole de détresse retentit dans chaque bouche dans les instants de souffrance, comme un ultime appel, un dernier espoir de voir notre être libéré de l’épreuve. Mais Dieu se terre dans une image déconcertante, celle d’un abîme de silence. Dieu ne serait-il pas Dieu ?

Toute la vie de Jésus témoigne de paix, de justice et de charité. La croix symbolise le refus de l’homme de se laisser convertir à ce témoignage. Elle signe la fermeture à l’amour tout en montrant qu’il est possible d’aimer jusqu’au bout. Agonisant sur la croix, Jésus donne un dernier message de pardon à ses bourreaux :

Lc 23.34 Jésus disait: «Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu'ils font».

La souffrance ne sauve pas l’homme, seul l’amour sauve. De même, ce n’est pas la croix de Jésus qui sauve l’humanité, mais l’amour avec lequel Jésus a traversé cette épreuve. Jésus est mort pour nous, afin de supprimer toute souffrance :

Ga 1,4 « Jésus Christ s'est livré pour nos péchés, afin de nous arracher à ce monde du mal, conformément à la volonté de Dieu, qui est notre Père. »

L’amour ouvre le tombeau de nos désespoirs pour laisser entrer la lumière de l’espérance. Il nous libère de nos multiples formes d’esclavage : drogue, sexe, pouvoir. Il nous arrache à notre violence pour nous faire porter le flambeau de la paix. Il nous guérit de notre culpabilité pour nous ouvrir un avenir. Il nous donne la joie et nous fait semer la joie. Il est plus fort que la mort.

Le but du sacrifice n’est donc aucunement la souffrance, mais la joie sur laquelle débouche le don de soi. Jésus a sacrifié sa vie pour nous montrer que l’amour est plus fort que la mort :

Jn 15 ,13 « Il n'est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. »

Jésus meurt sur la croix en nous appelant à la conversion, en montrant qu’il est possible d’aimer par-delà la violence et l’injustice.