Du plaisir à la joie

La bonté du plaisir

Une éthique de la sexualité est d’abord confrontée à la question de savoir si le plaisir sexuel est en soi un bien, un mal ou quelque chose de moralement indifférent. Selon la réponse qu’elle apportera à cette première question, elle sera ensuite confrontée aux questions suivantes. Premièrement, si le plaisir sexuel est en soi un bien, existe-t-il des situations où il est moralement condamnable de le poursuivre, et ce parce qu’il entre en conflit avec d’autres biens, des biens qui peuvent lui être supérieurs en valeur ? … Deuxièmement, si le plaisir sexuel est en soi un mal, existe-t-il des situations dans lesquelles il est permis d’accepter ce mal, sans toutefois le rechercher, et ce parce que sans l’acceptation de ce mal il serait impossible d’atteindre un bien, et notamment un bien d’une grande valeur ? Le plaisir sexuel serait en quelque sorte un dégât collatéral de l’acte génital nécessaire à la reproduction, qui, elle, serait le bien qui permet de justifier le mal. Et troisièmement, si le plaisir sexuel est en soi moralement indifférent, qu’est-ce qui peut rendre sa recherche moralement légitime ou illégitime ?

Je voudrais néanmoins affirmer qu’une éthique de la sexualité chrétienne, voire une éthique de la sexualité tout court, n’aurait probablement jamais vu le jour si l’être humain avait été incapable d’éprouver du plaisir sexuel, c’est-à-dire si la nature nous avait créés complètement frigides. Comme le dit le pasteur protestant Alain Houziaux : « Ce qui ennuyait particulièrement les anciens théologiens chrétiens, c’était que l’on puisse éprouver du plaisir à faire l’amour même lorsque l’acte sexuel n’engendrait pas la conception d’un enfant ».

L’éthique de la sexualité s’interroge sur les conditions de moralité de l’expression du désir d’éprouver du plaisir sexuel. Il y a, chez la très grande majorité des êtres humains, un désir, parfois très fort, d’éprouver du plaisir sexuel. Quand et comment les hommes ont-ils le droit de céder à ce désir, de passer à l’acte qui leur permettra de satisfaire ce désir ?

Selon certains auteurs, la recherche du plaisir sexuel n’est licite que dans la mesure où elle s’inscrit dans l’ordre naturel des choses. Or, l’ordre naturel des choses, nous dit-on, est tel que la fonction des organes génitaux est la reproduction, de sorte que toute utilisation de ces organes autre que reproductive n’est pas permise. Utiliser ces organes à d’autres fins, et notamment à des fins purement hédonistes, c’est-à-dire pour se procurer un « sentiment de plaisir coupable », c’est contrevenir à l’ordre naturel et, par-là, accomplir une action moralement condamnable – un péché, diront les théologiens, un crime diront les philosophes, une abomination, diront les deux.

Nous sommes ici confrontés à la question : le plaisir sexuel est-il un bien ? Je pense qu’aujourd’hui même la grande majorité des théologiens catholiques sera d’accord pour considérer le plaisir sexuel comme un bien et pas seulement comme ce par quoi la nature ou Dieu nous incite à nous livrer à une activité en soi honteuse et répugnante. Le plaisir sexuel est plutôt conçu comme un don de Dieu et comme contribuant à rendre la vie terrestre agréable. Il n’est plus conçu comme un sentiment intrinsèquement coupable. Norbert Campana, Nature ou dignité : quel critère pour l’éthique sexuelle ? Revue d’éthique et de théologie morale » 2010/HS n° 261. https://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2010-HS-page-155.html

La joie, signe de vie

plaisir et joie La nature nous avertit par un signe précis que notre destination est atteinte. Ce signe est la joie. Je dis la joie et non pas le plaisir. La joie annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire, toute grande joie a un accent triomphal (H. BERGSON, L'énergie spirituelle, PUF, 1949, p. 23). 

Le plaisir rapproche les corps. Mais seule la joie témoigne de l’authenticité de la communion des corps. Le dicton « post coïtum animal triste est », traduit cette expérience pauvre en joie. La joie est le plaisir du corps spirituel.

Ainsi, la jouissance est le lieu où se vérifie et se réalise la rencontre du plus charnel et du plus spirituel. Le plus charnel : la révélation de la chair comme chair ; le plus spirituel : l’entrée dans le dynamisme de l’amour authentique (X. LACROIX, Le corps et l'esprit, Vie chrétienne, 1995, p. 8). 

Le plaisir mène à la joie lorsque les actes ont un sens, lorsqu’ils sont empreints d’amour.

« Aimer, c’est se réjouir » dit Aristote (ARISTOTE, Ethique à Eudème, VII, 2).

En somme, le plaisir est au service de la joie et, en définitive, de l’amour. Séparé de l’amour, il peut devenir un objet de commerce comme n’importe quel produit. La prostitution, avec toute la violence physique et morale qu’elle comporte, est le paradigme de cette dichotomie entre l’amour et le plaisir. Lorsque le plaisir est au service de l’amour, alors il devient une des manifestations sensibles de cet amour. Le plaisir est un des innombrables matériaux de l’amour conjugal. Condamné pendant deux millénaires, réhabilité aujourd’hui, le plaisir est intrinsèquement bon, car il appartient à la nature humaine telle que Dieu l’a créée. Son utilisation conduit, soit à l’aliénation du corps, soit à son épanouissement. Une chose qui au départ est bonne peut se transformer en arme redoutable. Le plaisir conduit à la vie ou à la mort : vie dans la joie, l’amour et la fécondité ; mort dans l’égoïsme, la violence et le viol. Le viol est l’archétype du plaisir meurtrier ou l’autre est annihilé dans son corps et par-delà son corps. L’amour vise tout le contraire. Il cherche l’autre pour l’autre dans la communion des corps. Seule la communion permet effectivement à l’homme et à la femme d’être vraiment eux-mêmes, comme l’explique D. Vasse :

Il est donné à l’homme de transmuer le rapport de consommation, dans lequel il s’origine et sans lequel il meurt, en rapport de communion dans lequel les différences ne s’acharnent plus à se faire disparaître en nourriture, mais peuvent se réaliser en inaliénables libertés. Lorsque la consommation peut devenir le signe d’une communion apparaît l’homme (D. VASSE, Le temps du désir, Seuil, 1969, p. 64). 

Ainsi le rapport à l’autre se meut dans une dynamique de conversion. Le passage du plaisir à la joie s’enracine dans l’amour oblatif. L’union des corps a pour vocation d’exprimer cet amour oblatif entre les partenaires. Elle approfondit leur unité. Elle est source de joie et de reconnaissance :

Les actes qui réalisent l’union intime et chaste des époux sont des actes honnêtes et dignes. Vécus d’une manière vraiment humaine, ils signifient et favorisent le don réciproque par lequel les époux s’enrichissent mutuellement de joie et de reconnaissance (Concile oecuménique Vatican II, Gaudium et spes, 49). 

Le plaisir s’analyse donc à la fois comme une limite et comme un passage. Il est limité puisqu’il meurt en son paroxysme. Mais, en même temps, il ouvre sur la reconnaissance de l’autre comme étant la source même du plaisir, dans le don réciproque des corps.