Dieu, dans la peau d’un maître, confie cinq, deux et un talents à ses trois serviteurs, à charge pour eux de les faire fructifier :
Il en sera comme d’un homme qui, partant pour un voyage, appela ses serviteurs, et leur remit ses biens. Il donna cinq talents à l’un, deux à l’autre, et un au troisième, à chacun selon sa capacité, et il partit. (Mt 25, 14-15).
Rappelons qu’un talent est une pièce de monnaie peu commune et encombrante qui équivaut à environ 17 années de travail pour un serviteur ; il s’agit donc d’une somme considérable. Imaginons que Dieu nous confie une telle somme. Mieux que le loto ! Qu’en ferions-nous ?
À l’époque de Jésus, le seul sens du mot « talent » est celui de monnaie. Ce sont plus tard les théologiens médiévaux qui lui donnent le sens d’aptitude ou de don naturel que nous lui prêtons usuellement aujourd’hui. Nous pouvons aussi y voir les missions que Dieu nous confie en fonction de nos capacités. À chacun de lire dans sa propre existence la présence de talents divins, sous la forme de richesses, de dons naturels ou de missions. La création dans toute sa démesure se présente comme un talent inestimable, mais non inépuisable. Nous en recevons tous une part, ne serait-ce que dans l’air que nous respirons ou dans l’eau que nous buvons.
Le maître est-il injuste à l’égard de ses serviteurs en donnant un nombre de talents différent à chacun ? Oui en apparence, mais lisons précisément le texte : « à chacun selon ses capacités », littéralement « selon sa puissance » ; voilà une explication qui montre que Dieu n’attend pas de nous plus que notre capacité à recevoir. Dieu respecte notre pleine humanité avec ses richesses et ses pauvretés, avec ses forces et ses faiblesses. Dans un épisode biblique de l’Ancien Testament, Dieu demande à Moïse d’aller parler au Pharaon d’Égypte ; or Moïse est bègue. Après d’âpres discussions, Aaron, frère de Moïse est nommé pour cette mission (Ex 4,10-16). Savoir déléguer ses pouvoirs est aussi un talent.
Dans la parabole des talents, nous remarquons aussi que le maître part en voyage après avoir donné les talents. Voilà donc les trois serviteurs seuls face à leurs responsabilités, avec une mission à accomplir, dont le maître se garde bien de préciser la nature. N’est-ce pas l’attitude de Dieu au regard de la création ?
Le départ ouvre un espace de liberté pour que nous puissions faire fructifier les talents, chacun selon sa manière. Dieu accorde sa pleine confiance à l’humanité pour qu’elle se construise et se développe. Pourrions-nous grandir si Dieu continuait à nous tenir la main ? Le père doit un jour lâcher la main de son enfant pour qu’il apprenne à marcher tout seul, au risque d’assister à quelques chutes et de consoler des pleurs. À un moment de notre histoire, Dieu nous confie la mission de traverser la route, seul ! Avec le résultat qui suit :
Aussitôt celui qui avait reçu les cinq talents s’en alla, les fit valoir, et il gagna cinq autres talents. De même, celui qui avait reçu les deux talents en gagna deux autres. Celui qui n’en avait reçu qu’un alla faire un creux dans la terre, et cacha l’argent de son maître. (Mt 25,16-18).
Nous ignorons totalement comment les deux premiers serviteurs gagnent leurs talents, libre à chacun d’imaginer l’investissement effectué. L’important est dans la fructification des talents reçus. Après un long temps, le maître revient et fait les comptes. Pour les serviteurs ayant reçu cinq et deux talents, le résultat est strictement identique :
Celui qui avait reçu les cinq/deux talents s’approcha, en apportant cinq/deux autres talents, et il dit : Seigneur, tu m’as remis cinq/deux talents ; voici, j’en ai gagné cinq/deux autres. Son maître lui dit : c’est bien, bon et fidèle serviteur ; tu as été fidèle en peu de chose, je te confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître. (Mt 25,20-23).
Le maître ne fait pas de différence entre les deux serviteurs. L’essentiel réside dans la fructification des talents reçus et non pas dans la valeur initialement confiée et finalement valorisée. Par ailleurs, le maître, satisfait du travail accompli, nous confie de nouvelles responsabilités bien plus grandes. Enfin, il nous invite à entrer dans sa joie, littéralement dans sa grâce.
Nous retrouvons dans cette parabole la joie du devoir accompli. N’est-ce pas ce que nous éprouvons après toute prise de responsabilité réussie, aussi modeste soit-elle ? Nos légitimes peurs avant tout engagement se transforment en joie et fierté du succès. Nous rejoignons ici les propos de Saint-Exupéry :
Car le simple berger qui veille modestement quelques moutons sous les étoiles, s'il prend conscience de son rôle se découvre plus qu'un serviteur. Il est une sentinelle. Et chaque sentinelle est responsable de tout l'Empire... Quand nous prendrons conscience de notre rôle même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux.
Venons-en au dernier serviteur qui ne s’acquitte pas de son devoir :
Celui qui n’avait reçu qu’un talent s’approcha ensuite, et il dit : Seigneur, je savais que tu es un homme dur, qui moissonnes où tu n’as pas semé, et qui amasses où tu n’as pas vanné ; j’ai eu peur, et je suis allé cacher ton talent dans la terre ; voici, prends ce qui est à toi. (Mt 25,24-25).
Ce serviteur commence par se justifier en faisant un reproche au maître. Une telle approche n’augure rien de bon, d’autant plus qu’elle prend la forme d’une excuse accusatrice. Le serviteur éprouve de la peur. Aurait-il quelque chose à se reprocher ? A-t-il eu peur de ne pas être à la hauteur de la mission ? La parabole laisse la porte ouverte à bien des situations que nous avons certainement déjà rencontrées dans nos propres cheminements sous la forme d’un « je ne me sens pas capable de… ».
Le maître attend un autre comportement que la restitution de son talent dont il n’a nullement besoin. Imaginons que notre « maître » nous confie son jardin pour l’entretenir pendant ses vacances. À son retour, aucune tâche n’est accomplie et nous lui annonçons avec une certaine crainte que nous avons eu peur de mal faire et d’abîmer ses outils. Quelle serait sa réaction ? Voilà celle du maître de la parabole :
Son maître lui répondit : Serviteur méchant et paresseux, tu savais que je moissonne où je n’ai pas semé, et que j’amasse où je n’ai pas vanné ; il te fallait donc remettre mon argent aux banquiers, et, à mon retour, j’aurais retiré ce qui est à moi avec un intérêt. Ôtez-lui donc le talent, et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. (Mt 25-26-29).
Cette sentence nous paraît bien injuste. Comment un maître si bon avec les deux autres serviteurs peut-il enlever l’unique talent pour le donner au plus riche ? Le serviteur avait la capacité d’assumer la responsabilité. Il conserve cette capacité, mais perd ce qui lui donne sens. Le maître lui retire la mission et il a raison de confier la responsabilité à un serviteur de confiance. Nous agirions de même dans notre entreprise. Et puis n’est-ce pas rendre service à ce serviteur que le libérer d’un fardeau ?
Cette parabole résonne comme un épilogue du récit de la Genèse dans lequel Dieu confie la création à l’humanité avant de se reposer. Dieu veut une humanité responsable, c’est-à-dire capable de répondre de ses actes et non des serviteurs à la botte d’un maître. Le troisième serviteur rejette le projet d’humanisation et comme pour Adam et Ève après leur faute, il est jeté hors de la joie du paradis :
Et le serviteur inutile, jetez-le dans les ténèbres du dehors, où il y aura des pleurs et des grincements de dents. (Mt 25,30).
Le talent donne du sens à la vie. En se voyant retirer l’unique sens de son existence, le serviteur finit en enfer. Si la sentence nous paraît exorbitante et sévère de la part d’un Dieu miséricordieux, elle résume le drame de la liberté humaine qui dispose de cette capacité à refuser la fortune même de Dieu.
Concluons par cette constatation : la parabole n’envisage pas le cas où un serviteur n’aurait reçu aucun talent. Mais la création n’est-elle pas le plus grand des talents ? Par notre naissance et à travers notre humanité, nous sommes tous appelés à faire grandir ce monde dans la joie et l’amour. Nous sommes tous conviés à naître dans un jardin d’Éden.
Commentaire tiré du livre Dieu tout-puissant, mythe ou réalité (Noël Higel).