Le visage
Epiphanie du corps
Si le corps de l’autre révèle son mystère dans la masculinité ou la féminité, c’est dans le visage qu’il demeure le plus transparent et le plus mystérieux. Le visage est la partie du corps qui permet de reconnaître quelqu’un parmi les autres. C’est aussi à travers le visage que l’autre n’est pas ce que je suis. Le regard est une parole silencieuse qui amène l’autre à soi.
L’homme et la femme révèlent leur personnalité et leur humanité à travers leur visage. Hors du visage il n’est pas d’humanité, ni de relation.
Le visage est ce qui nous interdit de tuer (E. LEVINAS, Ethique et infini, Fayard, 1985, p. 90).
Le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs. E. LEVINAS, Totalité et infini, p 215.
L'altérité qui s'exprime dans le visage fournit l'unique « matière » possible à la négation totale. Ibid. p. 216.
La barbarie commence par la dénégation du visage, de son regard, dès lors qu’on ne voit plus chez autrui, dans la merveille de son existence, la présence vivante d’une personne inquiète de son origine et de sa destinée (Ph. SOUAL, dans Bulletin du Collège Supérieur, n° 9, 4ème trimestre 2001).
L’autre est vivant à travers son visage ; non pas que les autres membres du corps n’annoncent pas le vivant, mais le visage est le lieu de la parole et la parole donne au corps son humanité. Le face à face est d’ailleurs le contexte corporel de l’échange de paroles. Il est la scène où se joue l’échange. La bouche, le regard, le front et les autres facettes du visage forment le décor. La parole met le visage en mouvement en lui donnant une dimension poétique.
Associé à un nom, le visage permet d’identifier une personne, comme en témoignent les pièces d’identité ou encore l’expression : « Je n’arrive pas à mettre un nom sur ce visage (ou un visage sur ce nom) ». Dans l’évocation de quelqu’un, c’est son visage qui apparaît. Celui-ci est unique et il rend l’autre présent. Aucun autre organe du corps n’a cette faculté. En cela, le visage a une fonction primordiale dans la rencontre. Lorsqu’un bébé s’annonce, la première préoccupation est de savoir s’il n’y a pas de malfaçon ; la deuxième est-ce un garçon ou une fille. Les parents vérifient ces deux points au sortir du ventre de la mère et une fois cette vérification accomplie, c’est le visage qui prend la première place. Ainsi, voir un visage, c’est recevoir l’autre dans son unicité et son humanité.
La joie et la souffrance s’expriment avant tout sur un visage, par le rire ou les larmes. La sérénité intérieure irradie le visage. Le visage trahit les émotions, porte le poids des ans, scrute l’avenir. Il révèle le vécu. Il est présence vivante. Il manifeste une présence à lui tout seul.
Voir un visage, c’est entendre une présence (F. CHIRPAZ, Parole risquée, Klincksieck, 1989, p. 106).
Le visage me parle et par là m'invite à une relation sans commune mesure avec un pouvoir qui s'exerce, fût-il jouissance ou connaissance. (E. Lévinas, Totalité et infini, p. 216).
Le visage parle comme un livre ouvert. Il est au cœur du face à face. Sans le visage, il n’y a pas de rencontre humaine. Dans la présence de l’autre, le regard se porte avant tout sur son visage, afin d’y déchiffrer le mystère du corps.
Le visage est le lieu de l’oblativité, là où l’autre s’offre dans son intimité la plus profonde. L’accueil de ce don s’opère dans le face à face où les regards se croisent dans une secrète complicité. Le visage est aussi le lieu du repliement, là où le regard, l’ouïe et la voix se referment pour signifier le silence, la solitude et la souffrance intérieures. Enfin, le visage manifeste les dimensions charnelles et spirituelles du corps. Il est, selon l’expression de P.-J. Labarrière,
cette moire ténue où s’entrecroisent d’indiscernable façon les fils conjoints de l’esprit et de la chair (P.-J. LABARRIERE, Dieu aujourd'hui. Cheminement rationnel, décision de liberté, Desclée, 1977, p. 130).
L’autre naît dans mon univers propre par l’avènement de son visage. Et c’est d’abord à travers son visage que je le connais et que je le reconnais. L’aventure amoureuse se trame dans ce triple mouvement de naissance, connaissance et reconnaissance.
Le regard
Le regard, à lui tout seul, est un champ de communication, car il est le foyer de la perception de l’autre. Il révèle une présence et exprime avec beaucoup d’intensité les désirs et les sentiments.
Le regard est « épiphanie du visage.(Emmanuel Lévinas) ».
Il offre à l’autre une parole silencieuse riche en signification comme en témoignent ces propos de l’amant du Cantique des cantiques :
Tu me fais perdre le sens, ma sœur, ô fiancée, tu me fais perdre le sens par un de tes seuls regards (Ct 4,9).
Les amoureux se regardent dans les yeux. Le regard est chargé de désir. Toute la chair semble y affleurer. Seul le regard d’un mort ne parle pas, aussi le premier geste à son égard est-il de lui clore les yeux.
Le regard positionne le corps au centre du monde et l’invite à modeler ce monde. Chacun est placé au centre du monde par l’effet de son regard et chacun est amené à le modifier. J. Ellul souligne, que
Le regard est la provocation à l’action, en même temps que le moyen, le porteur de l’action (J. ELLUL, La parole humiliée, Seuil, 1981, pp. 10-11).
Il recueille des informations et donne accès au réel. L’autre entre dans mon espace par le regard et ainsi, je peux l’appréhender. La vue offre une emprise sur le corps de l’autre. Je peux saisir sa main parce que la vue me permet de la localiser dans l’espace. La nuit n’est que tâtonnement. L’oeil est la lampe du corps, celle qui éclaire la route de la vie.
La lampe du corps, c’est l’œil. Si donc ton œil est sain, ton corps tout entier sera dans la lumière (Mt 6,22).
Le regard possède le pouvoir d’établir une communication non verbale en interrogeant le monde de l’autre. Deux regards qui se croisent rompent le silence de l’isolement. Car le regard explore et investit l’autre. Il provoque dans l’attente d’une éventuelle prise de parole ou d'un sourire.
Les yeux sont les miroirs de notre âme. Affronter les yeux de l’autre, c’est se forcer à contempler notre propre âme, notre essence mise à nue.
Dans la relation à un étranger, le regard s’érige comme une frontière. Ainsi, dans un lieu commun, je cesse de regarder impunément l’autre quand il me regarde à son tour. Le regard provoque une gêne, car il engage une communication silencieuse. Or rien n’est plus pénible qu’un face à face silencieux. Lorsque l’homme et la femme ne savent plus quoi se dire, alors les regards se fuient. Ils deviennent des étrangers l’un pour l’autre. Le regard a besoin de la parole pour que la communication s’instaure. Comme le souligne B. Chenu,
un visage, c’est l’espace-chair personnel où vivent une parole et un regard (B. CHENU, La trace d'un visage, De la parole au regard, Centurion, 1992, p. 15).
Ainsi, regard et parole sont complémentaires dans la relation à l’autre. Le silence ou la fuite du regard traduit la gêne, l’incommunicabilité ou la dérobade. Dans un dialogue, le regard posé sur l’autre manifeste un intérêt à sa parole ; non pas un regard vide où les pensées seraient ailleurs, mais un regard attentif, un regard écoutant.
Ainsi, un regard qui se porte sur l’autre ne laisse pas indifférent. Toucher des yeux ou déshabiller du regard évoquent ce pouvoir du regard. Lors d’une prise de parole, le regard s’associe à la parole. Le regard indique la direction de la parole. Je m’adresse à celui que je regarde. Si mon regard se porte sur un tiers, alors ma parole demeure ambiguë. Le regard et la parole sont les lieux d’expression de la vérité. Il est très difficile de mentir à quelqu’un en le regardant dans les yeux. Le face à face est le lieu d’avènement de la vérité. La trahison pousse au repli et à fuir la face de la personne trahie.
A lire : Simone MANON, Redoutable ou bénéfique regard ? Sartre