La création divine origine

Deux récits

Afin d’éviter tout malentendu, rappelons que les deux récits de la création, l’un de tradition sacerdotale (Gn 1-2,4), écrit aux alentours de l’exil (VIe siècle av. J.-C.) et l’autre de tradition yahviste (Gn 2,5-3,24), sans doute composé durant la royauté (IXe siècle av. J.-C.), ne se lisent pas comme des reportages chronologiques, ni comme des récits historiques et encore moins comme des explications scientifiques sur les origines de l’univers. Ils constituent une révélation sur Dieu, sur l’humanité et sur le projet de Dieu pour l’homme et la femme. Le comment des origines de l’humanité revient aux scientifiques ; le pourquoi aux théologiens. Mais les discours scientifiques et théologiques ne sont pas hermétiques. La théologie doit notamment tenir compte des données de la science. Elle ne peut ignorer que l’univers est vieux d’environ 15 milliards d’années, en l’état actuel des connaissances, ou que la vie apparaît progressivement selon une évolution qui garde une part de mystère. À chacun son registre sans confusion, ni séparation.

Pour parler de l’origine, la plupart des civilisations ont recours aux récits mythologiques dans lesquels les dieux sont à la genèse du monde et de l’homme en particulier. De nombreux mythes rapportent la naissance de l’univers à partir d’un élément originel. Il arrive que le dieu lui-même soit engendré par un abîme identifié à une étendue d’eau ou à une nuit opaque. Chez les Babyloniens, les dieux sortent du sein d’Apsou, le flot primordial, et de Tiamât, la mer fécondante. Dans la mythologie de l’Égypte antique, nous retrouvons la présence de cette eau primitive (Noun), au-dessus de laquelle règne le dieu Atoum. L’homme est le plus souvent modelé avec de l’argile : en Babylonie par Enlil, en Égypte par Khnoum sur un tour de potier.

La Genèse emprunte certains concepts à ces mythes. L’auteur sacerdotal envisage la création à partir d’un abîme aquatique, d’un tohu-bohu primordial. Il y règne une atmosphère ténébreuse et la présence de Dieu s’y manifeste discrètement, à travers un souffle, celui qui est à l’origine de toute vie :

La terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux. (Gn 1,1-2).

Mais la Genèse se différencie des mythes sur plusieurs plans. Dieu n’est pas dans le chaos primordial. Il se distingue d’emblée de la création. Les éléments de la nature ne sont pas déifiés ; le soleil est un luminaire accroché à la voûte céleste et non un dieu comme chez les Égyptiens (Ra). Une seule divinité se manifeste contrairement aux autres religions environnantes. De plus, dans le récit yahviste, Dieu est très proche et agit de manière humaine en se promenant dans le jardin d’Éden. Enfin la Genèse s’inscrit dans l’histoire de l’alliance de Dieu avec l’humanité, une alliance dans laquelle Dieu veut parler à l’homme et lui proposer un projet. Or dans ce projet, la création est inséparable de la fin des temps ; l’alpha et l’oméga se rejoignent dans un même sens qui échappe en partie à l’humanité, mais que Dieu révèle progressivement.

Comment parler de cette mystérieuse origine qui échappe à toute observation ? Personne n’est présent en cet instant où la lumière envahit l’espace. Les télescopes les plus performants n’ont pas encore dévoilé les secrets de ce commencement absolu. Le mystère demeure entier sur le « comment » de l’origine. La raison achoppe sur cet instant zéro de l’univers. Les équations les plus complexes approchent cet instant absolu, mais ne l’atteindront jamais, car il est hors science. Le commencement absolu est hors histoire et pourtant il inaugure l’histoire. Ne sommes-nous pas pris de vertige en tentant de l’imaginer ? Qu’y avait-il avant se demandent certains ? La question est insensée, car l’avant n’existe pas. Dieu crée concomitamment l’espace et le temps. Le passé et donc l’avant n’existent que postérieurement à l’instant zéro.

Qui ne s’est pas demandé d’où venait l’univers en regardant un ciel étoilé ? Nous nous posons tous cette question existentielle à la suite de Leibniz : Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? La vision vertigineuse de l’espace dans toute sa démesure s’offre au regard comme un catéchisme en image. Les étoiles scintillent comme des clins Dieu que le maître d’œuvre nous envoie pour attirer notre attention. Dieu nous interpelle dans de simples phénomènes naturels comme la neige et la pluie (Jb 37,5-7). Nous ne pouvons que nous extasier devant la « fabrication » d’un nouveau-né et reconnaître avec le psalmiste que nous sommes des merveilles (Ps 139,14), même si parfois nous avons quelques bonnes raisons d’en douter. À travers toutes ses œuvres, Dieu nous invite à reconnaître l’artisan (Sg 13,1-9).

À partir de quoi Dieu crée-t-il cet univers aussi grandiose ? Dieu dispose de cette faculté de nous surprendre jusque dans l’inimaginable ; il ne dispose d’aucune matière préexistante et l’univers apparaît bel et bien. Dieu crée le ciel et la terre à partir de rien (2M 7,28). À lui seul revient le pouvoir de créer. Dans la bible, le verbe hébreu bara, qui signifie « créer », n’a d’ailleurs jamais d’autre sujet que Dieu. Soulignons aussi que créer signifie faire du différent, sinon il ne s’agit que d’une copie. Ainsi, l’univers n’est pas une copie de Dieu, mais une identité radicalement différente. Elle émane de Dieu, mais n’est pas Dieu.

La toute-puissance de Dieu fait être. L’homme n’est pas un créateur au sens strict du terme. Il invente certes des nouveautés, mais toujours à partir de la matière existante. Comme le dit Lavoisier au XVIIIe siècle : « Rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme. » Même dans la procréation, l’homme et la femme ne sont que les héritiers d’un processus qui les précède.

Qui a créé Dieu

La doctrine chrétienne nous apprend que Dieu est éternel et qu’il n’a donc pas de commencement. La question "qui a créé Dieu", suggère un commencement pour Dieu. Or Dieu n’a pas de commencement. Il est hors du temps et pourtant il s’invite dans notre temps, notamment à travers son incarnation. Ne faut-il pas être hors du temps pour créer le temps ? Toute création suppose une séparation entre le créateur et la chose créée. Nous reviendrons sur cette nécessaire séparation dans le projet originel. Les Psaumes nous parlent clairement de la nature éternelle de Dieu :

Avant que les montagnes soient nées, et que tu aies donné le jour à la terre et au monde, depuis toujours et pour toujours tu es Dieu. (Ps 90,2)

Les récits de la Genèse ne nous enseignent pas d'où vient Dieu, mais plutôt, pourquoi il y eut la création du monde et ce qu'elle est. La création est ainsi organisée pour qu'elle donne la vie.