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Universel, particulier, singulier

Tiré de l'ouvrage de Xavier Thévenot, Repères Ethiques pour un monde nouveau, pp. 12-17.

Commençons par un constat qui déplaît parfois : nul ne peut se passer de morale, c'est-à-dire d'un champ de valeurs, dit ou non dit, auquel se référer pour construire sa vie. Une morale est donc le passage obligé de toute existence. Mais la morale elle-même n'est pas et ne doit pas être un objet massif et indifférencié à "avaler tout rond". Au sein même de la morale, il y a des différences. C'est le fait de ne pas prendre en considération ces différences, de ne pas savoir articuler les différentes dimensions de la morale, qui conduit à des impasses et fait finalement rejeter en bloc la réflexion morale.

La dimension universelle

Suivant cette dimension, la morale s'efforce, en tenant compte des invariants qui existent en tout homme, de dégager des préceptes premiers qui exerceront leur pression continuelle sur l'agir concret. Par exemple : Respecte l'autre, aime ton prochain comme toi-même, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l’on te fasse.

On le devine, ces préceptes sont valables universellement pour toute société de tout temps et de tout lieu. Il faut donc s'attendre à ce qu'ils ne changent pas. Ils sont au-dessus du temps. Ainsi, on peut penser que le commandement de l'amour restera toujours pour la morale chrétienne le premier précepte. Mais en même temps, ces préceptes premiers, à la limite, sont vides, sans contenu. "Aimer" ne me dit rien sur la façon de construite cet amour dans la société et dans le couple.

Insuffisante, la dimension universelle l'est dans la mesure où elle peut enfermer les personnes dans un faux prophétisme qui s'imagine changer les choses parce qu'on a changé les idées ou la hiérarchie des valeurs. Il ne suffit pas de proclamer à voix haute l'égalité des personnes pour que celle-ci se fasse. Il ne suffit pas d'être le défenseur en paroles du respect de la vie pour que celle-ci soit obtenue. Si le premier commandement du christianisme est d’aimer, encore faut-il que cet amour s’incarne concrètement. C'est pourquoi la morale doit toujours être munie d'une deuxième dimension.

La dimension particulière

Le principe universel de la morale se résume en « fais le bien ; évite le mal ». Ce principe universel doit se décliner au niveau particulier dans les différents secteurs de la vie à travers des lois. Prenons l’exemple de l’interdit de tuer pour illustrer ces deux niveaux. L’interdit de tuer relève des principes moraux fondamentaux, universellement reconnus. Comment exprimer cet interdit en matière d’assassinat, en cas d’accident, en cas d’erreur entraînant la mort, en cas de légitime défense, en cas de guerre, en cas d’interruption volontaire de grossesse, en fin de vie ?

Autrement dit, la morale particulière cherche à donner chair aux préceptes premiers en construisant et en définissant des normes concrètes. Voici, dit par exemple le moraliste, ce qu'il est bon habituellement de faire si tu veux t'épanouir en couple ou en société : ne commet pas l’adultère (norme négative), parle dans ton couple (norme positive).

Les normes concernant la régulation des naissances, la transmission de la vie relèvent de ce niveau particulier. De multiples normes morales rejoignent les lois civiles : interdit du meurtre, du viol etc.

Par ailleurs l’accélération des découvertes scientifiques nous met face à de nouveaux défis moraux. De nouvelles questions surgissent auxquelles la morale doit répondre. Par exemple est-il bien ou mal d’avoir recours à la PMA ?

Autant les principes universels sont intemporels, autant la morale au niveau particulier n’est ni éternelle ni universelle. Plus elle touche le particulier, plus la morale est soumise au choc du temps et des cultures, plus elle peut être frappée de caducité. Des exemples nombreux nous le prouvent. Ne citons que celui-ci : au Moyen Âge, les théologiens considéraient comme péché mortel le fait pour un homme d'avoir une relation sexuelle avec son épouse quand celle-ci était enceinte. Autre exemple : Abraham a eu recours à sa servante pour la procréation. Aujourd’hui les mères porteuses font débat parce qu’elles ne se situent pas dans le même contexte socioculturel.

Enfin, ajoutons que ce sont les hommes qui élaborent les normes concrètes. L'élaboration des normes est soumise à un certain aléa parce que cette élaboration se fait par des personnes ou des groupes soumis à des idéologies, à des erreurs scientifiques, à des pressions intérieures et extérieures (exemple des nitrates, du pacs, du mariage homosexuel…).

Les normes s’arrêtent à cette dimension particulière.

La dimension singulière

Reste enfin une troisième dimension de la morale : la dimension singulière. Par singulier, il faut désigner ce que chaque réalité et notamment chaque personne a d'unique au monde. Il est évident que, sous peine d'irréalisme, la morale doit prendre en compte l'unicité de chaque personne, de chaque situation humaine. La morale recherche alors ce qui s'avère effectivement possible dans telle situation concrète donnée. Par exemple, un des conjoints d'un couple hétérosexuel se découvre homosexuel; que va-t-il devoir faire pour construire sa vie affective en respectant celle de sa femme ?

Il s'avère qu'au plan singulier, la morale est sans cesse en train de gérer des conflits. Conflit entre des normes qui ne peuvent être toutes observées en même temps. La morale, dans sa dimension singulière, est le lieu d'inévitables et difficiles compromis, à la limite de la compromission. Notamment, elle est obligée de tenir compte du facteur temps. Le "tout, tout de suite" est profondément immoral. Le vrai moraliste sait donc que l'approche d'un idéal suppose des passages parfois longs par l'erreur et la transgression. Les errances font partie de la construction de la personne, même si elles présentent en même temps des côtés aliénants. C'est pourquoi la qualité principale d'un moraliste est la patience qui sait tolérer l'imperfection des conduites pour mieux les parfaire.

La dimension singulière ne se gère pas au niveau des préceptes, des normes et des lois. Elle est de l’ordre du tête-à-tête entre deux personnes : deux amis qui se conseillent, un prêtre et un fidèle, un psychologue et un patient, une conseillère conjugale et un couple, etc. Elle est aussi de l’ordre de la conscience personnelle.

Voilà donc les trois dimensions de la morale qu'il faut toujours bien articuler ensemble si l'on veut se construire. S'enfermer dans la dimension universelle, c'est se condamner à un prophétisme imaginaire et inefficace qui provoque inévitablement un jour la désespérance. Se contenter de la dimension particulière, c'est s'emprisonner dans un légalisme desséchant et aliénant ; or, l'homme est vie et non pas loi. Se réfugier dans le singulier, c'est être myope, c'est ne pas prendre au sérieux la dimension collective de toute conduite, c'est finalement se vouer à la vaine solitude et à la violence.

En conclusion, une « morale éclairée » doit articuler en permanence trois dimensions : l'universel, le particulier, le singulier. Si l'universel prend trop d'importance, on tombe dans l'angélisme ; si on se retranche derrière le particulier, on devient légaliste ; et si on se laisse fasciner par la seule singularité, on tombe dans l'individualisme. Chacun privilégiera l'une ou l'autre dimension, suivant le secteur de sa vie ou son âge. Dès lors, un discernement s'impose. Toute morale doit préciser les repères qui guident l'homme dans sa quête d'humanisation.

Je demande avec insistance que nous nous souvenions toujours d’un enseignement de saint Thomas d’Aquin, et que nous apprenions à l’intégrer dans le discernement pastoral : « Bien que dans les principes généraux (niveau particulier), il y ait quelque nécessité, plus on aborde les choses particulières (niveau singulier), plus on rencontre de défaillances Plus on entre dans les détails, plus les exceptions se multiplient »… Certes, les normes générales (niveau particulier) présentent un bien qu’on ne doit jamais ignorer ni négliger, mais dans leur formulation, elles ne peuvent pas embrasser dans l’absolu toutes les situations particulières (niveau singulier). En même temps, il faut dire que, précisément pour cette raison, ce qui fait partie d’un discernement pratique face à une situation particulière (niveau singulier) ne peut être élevé à la catégorie d’une norme. Cela, non seulement donnerait lieu à une casuistique insupportable, mais mettrait en danger les valeurs qui doivent être soigneusement préservées. Pape François, La joie de l’amour, 304.