Ne nous laisse pas entrer en tentation
Epreuve ou tentation - Soumettre ou laisser entrer
Le texte original de Mt 6,13 est celui-ci :
καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν ἀλλὰ ῥῦσαι ἡμᾶς ἀπὸ τοῦ πονηροῦ
Et ne nos inducas in tentationem, sed libera nos a malo
Et ne nous introduis pas dans l’épreuve mais délivre-nous du mal
Deux termes font difficulté :
πειρασμόν (peirasmon) « épreuve » ou « tentation »
εἰσενέγκῃς (eissenegkes) « soumettre » ou « laisser entrer »
Depuis le le 3 décembre 2017 nous récitons "ne nous laisse pas enter en tentation" à la place de "ne nous soumets pas à la tentation".
La traduction « ne nous soumets pas à la tentation » laissait supposer que Dieu pourrait être pervers, en inspirant des mauvaises idées pour ensuite nous juger et nous condamner.
Tout d'abord, le mot "tentation" (peirasmon en grec) a un double sens : il s'agit à la fois de la tentation et de l'épreuve.
Dans l’Ancien Testament le verbe nissàh signifie : éprouver, mettre à l’épreuve (Genèse 22.1 ; Exode 15.25 ; Exode 16.4 ; Deutéronome 8.2 ; Juges 2.22 ; 1 Rois 10.1, etc.). Dans le Nouveau Testament le mot peirasmos signifie tantôt : épreuve (Luc 22.28 ; Actes 20.19 ; Galates 4.14 ; Jacques 1.2-12 ; 1 Pierre 1.6 ; 1 Pierre 4.12 ; Apocalypse 3.10), etc. ; le synonyme dokimê se trouve dans (Romains 5.4 ; 2 Corinthiens 2.9 ; Philippiens 2.22, etc.), tantôt : tentation (Matthieu 6.13 et parallèle, Matthieu 26.41 et parallèle, Luc 4.13 ; 1 Corinthiens 10.13 ; 1 Timothée 6.9 ; Hébreux 3.8). Seul le contexte permet de faire la discrimination entre épreuve et tentation.
Une épreuve est une expérience ayant pour but de faire connaître la valeur d’une chose ou d’une personne. Les épreuves du bac ont pour objectif de vérifier si le candidat a bien acquis ses connaissances. d'une manière générale, ce sont les circonstances de la vie qui permettent d'éprouver la force de chacun.
L’épreuve est bonne en soi et nécessaire à l’exercice de la liberté humaine. Pour ceux qui la supportent victorieusement, elle est une cause d’affermissement et de progrès. Pour celui qui chute, elle est une prise de conscience de ses faiblesses.
Des textes suggèrent que Dieu pourrait nous mettre à l’épreuve, comme un examinateur qui veut jauger un candidat. Dieu veut-il éprouver notre foi ? Telle est l'interprétation de la la mise à l'épreuve d'Abraham. Dans le livre de Job, Dieu donne son consentement pour que Job soit mis à l'épreuve par Le Satan.
Dt 8,2 Souviens-toi de tout le chemin sur lequel le Seigneur ton Dieu t’a fait marcher pendant quarante ans dans le désert, afin de t’humilier, de t’éprouver (ekpeirazesthai) et de connaître ce qu’il y a dans ton cœur : allais-tu ou non garder ses commandements ?
Ex 20,20 C’est pour vous mettre à l’épreuve (ἕνεκεν τοῦ πειράσαι ὑμᾶς) que Dieu est venu, pour que sa crainte vous demeure présente et que vous ne péchiez pas
Sg 3,5-6 : Les âmes des justes sont dans la main de Dieu. Et nul tourment ne les atteindra… Dieu en effet les a mis à l’épreuve (epeirasen) et il les a trouvés dignes de lui ; comme l’or au creuset, il les a évalués (edokimasen) ; comme un parfait holocauste, il les a agréés
L'épreuve peut conduire à la tentation. Dans le jardin de Gethsémani, les disciples de Jésus sont soumis à rude épreuve. Jésus les exhorte avec cette formule
Mt 26,39-41 Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation ; l'esprit est ardent, mais la chair est faible
La tentation, elle, est mauvaise en soi, car elle est un entraînement au mal. Sans doute, elle joue le rôle d’épreuve puisqu’elle est aussi pour l’homme une occasion de montrer ce qu’il vaut (de là l’emploi du mot peirasmos pour la désigner) ; mais ce n’est pas là sa fin véritable, car son but est de séduire et de faire tomber. Cf. Dictionnaire Westphal.
Dans le contexte du Notre Père, il s'agit de "tentation" et non d'épreuve. Les textes de la Bible sont d’accord pour dire que Dieu n’est jamais source de « tentation ». Ainsi trouve-t-on dans l'épître de Jacques
Jc 1,12-15 (TOB) Heureux l’homme qui endure l’épreuve, parce que, une fois testé, il recevra la couronne de la vie, promise à ceux qui L’aiment. Que nul, quand il est tenté, ne dise : « Ma tentation vient de Dieu. » Car Dieu ne peut être tenté de faire le mal et ne tente personne.
Chacun est tenté par sa propre convoitise, qui l’entraîne et le séduit. Une fois fécondée, la convoitise enfante le péché, et le péché, arrivé à la maturité, engendre la mort.
1Co 10,12-13 Ainsi donc, que celui qui pense être debout prenne garde de tomber. Les tentations auxquelles vous avez été exposés ont été à la mesure de l’homme, Dieu est fidèle ; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. Avec la tentation, il vous donnera le moyen d’en sortir et la force de la supporter.
Il faut d’abord dire que ce verset est très complexe à traduire. Les exégètes estiment que derrière l’expression en grec du texte de Mt 6, 13 et Lc 11, 4 se trouve une manière sémitique de dire les choses. Aussi, la formule en usage depuis 1966, « ne nous soumets pas à la tentation », sans être excellente, n’est pas fautive d’un point de vue exégétique. Mais il se trouve qu’elle est mal comprise des fidèles à qui il n’est pas demandé de connaitre les arrière-fonds sémitiques pour prier en vérité la prière du Seigneur. Beaucoup comprennent que Dieu pourrait nous soumettre à la tentation, nous éprouver en nous sollicitant au mal. Le sens de la foi leur indique que ce ne peut pas être le sens de cette sixième demande. Ainsi dans la lettre de Saint Jacques il est dit clairement : « Dans l’épreuve de la tentation, que personne ne dise : ‘Ma tentation vient de Dieu’, Dieu, en effet, ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne » (Jc 1, 13). D’où la demande réitérée d’une traduction qui tout en respectant le sens du texte original n’induise pas une fausse compréhension chez les fidèles. Jacques Rideau.
Les tentations de Jésus
Jésus pleinement homme, passe par l’épreuve de la liberté. Il est tenté.
Mt 4,1-11 Alors Jésus fut emmené au désert par l'Esprit, pour être tenté par le diable. Il jeûna durant quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim. Et, s'approchant, le tentateur lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. Mais il répondit : « Il est écrit : Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu. Alors le diable le prend avec lui dans la Ville Sainte, et il le plaça sur le pinacle du Temple et lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi des ordres à ses anges, et sur leurs mains ils te porteront, de peur que tu ne heurtes du pied quelque pierre. Jésus lui dit : « Il est encore écrit : Tu ne tenteras pas le Seigneur, ton Dieu. De nouveau le diable le prend avec lui sur une très haute montagne, lui montre tous les royaumes du monde avec leur gloire et lui dit : « Tout cela, je te le donnerai, si, te prosternant, tu me rends hommage. » Alors Jésus lui dit : « Retire-toi, Satan ! Car il est écrit : C'est le Seigneur ton Dieu que tu adoreras, et à Lui seul tu rendras un culte. » Alors le diable le quitte. Et voici que des anges s'approchèrent, et ils le servaient. (En Luc 4,1-12, la deuxième et la troisième tentations sont inversées).
Le fait que Jésus se soit rendu dans le désert est œuvre de l’Esprit ; la tentation est œuvre du diable. Dieu conduit Jésus dans une situation où le diable fera pression sur lui pour l’amener à trahir ou abandonner la mission que Dieu lui a confiée.
Le désert est un lieu biblique fondamental : le creuset où, après la sortie d’Égypte, s’est formé le peuple de Dieu ; un lieu d’épreuves où le peuple a expérimenté à la fois la mort et la sollicitude de Dieu (cf. Deutéronome 8,15-16).
Le rapprochement avec l’Exode est confirmé par cette durée symbolique du temps de l’épreuve, puisque le peuple avait erré quarante ans dans le désert (Nombres 14,33-34). Dans l’Écriture, ce nombre est toujours mis en relation avec une période longue, difficile, mais qui permet de se rapprocher de Dieu : par exemple le temps de la pluie du déluge (Genèse 7,4), de la marche d’Élie vers l’Horeb (1 Rois 19,8), ou encore le temps passé par Moïse sur la montagne, sans boire ni manger, avant de recevoir la Loi (Exode 34,28).
La tentation est racontée sous la forme de trois scènes composées de la même manière : une suggestion du diable et une réponse de Jésus tirée de l’Écriture (trois citations du Deutéronome). L’Adversaire de Dieu, nommé ici, à quatre reprises, «le diable» (étymologiquement, en grec : l’accusateur), essaie de contrecarrer le dessein divin de salut : à celui qu’il perçoit comme le messie de Dieu, puisqu’au baptême il a reçu l’onction (le mot «messie», en hébreu, comme «christ» en grec, signifiant «l’oint»), il propose de réaliser une autre forme de messianisme qui s’appuierait sur des prodiges et des succès immédiats. Il s’agit aussi pour Luc de préciser ainsi quelle est la vraie mission du Fils de Dieu.
la première tentation, celle du pain, est du domaine de l’avoir ; elle vise la satisfaction immédiate du désir matériel. C’est la tentation d’Ève prenant le fruit (Genèse 3,6) ou du peuple voulant stocker la manne (Exode 16,19-20), la tentation humaine de la captation (cf. «la convoitise de la chair», 1 Jean 2,16). La réponse de Jésus, tirée de Deutéronome 8,3, oppose au pain la Parole, car la citation complète dit : «L’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui sort de la bouche du Seigneur». Manière de rappeler qu’il y a d’autres biens plus désirables que les biens matériels.
Il est à noter que Jésus ne triche pas avec la condition humaine et refuse de faire des miracles dans son propre intérêt : il éprouve la faim ; mais il sait aussi affirmer : «Ma nourriture, c’est de faire la volonté de celui qui m’a envoyé» (Jean 4,34).
La deuxième tentation (dans Luc), celle des royaumes, consiste à renier Dieu pour suivre des idoles assurant la puissance. C’est la tentation du premier homme désobéissant à l’ordre de Dieu pour suivre la suggestion du serpent (Genèse 3,6) ou du peuple adorant le veau d’or (Exode 32,4), la tentation du pouvoir (cf. «l’orgueil de la richesse» en 1 Jean 2,16). Jésus répond par une citation de Deutéronome 6,13, montrant que l’homme est fait non pour asservir le monde ou s’y asservir sous prétexte de le dominer, mais pour servir Dieu dans la liberté. Le refus des royaumes de la terre ouvre l’entrée dans le vrai Royaume, celui des béatitudes.
La troisième tentation (dans Luc), celle des prodiges, consiste à vouloir capter et utiliser la puissance divine à son profit, pour se satisfaire ou pour avoir barre sur les autres en les captivant ou les séduisant. C’est la tentation d’Adam et Ève voulant «être comme des dieux» (Genèse 3,5), ou celle du peuple, à Massa et Meriba, mettant Dieu à l’épreuve en demandant des miracles (Exode 17,7 ; cf. Ps 78,19) ; «la convoitise des yeux» en 1 Jean 2,16. La réponse de Jésus, empruntée à Deutéronome 6,16, rappelle l’interdit de la mise à l’épreuve de Dieu ; mais elle indique surtout déjà que lui-même va refuser d’utiliser sa puissance pour donner des signes (Luc 11,29), en préférant susciter la libre adhésion de la foi, et plus encore refuser de demander un miracle pour sauver sa vie (22,42 ; 23,35).
Commentaire des Fraternités de Jérusalem.
Changer les pierres en pain, se jeter du faîte du temple sont pour Jésus deux tentations qui ne sont que les médiations de la vraie tentation à laquelle il se trouve confronté : se prévaloir du titre de Fils de Dieu pour agir en conséquence. Or, manifester par des prodiges sa filialité divine reviendrait pour lui à succomber à la tentation fondamentale : « devenir comme des dieux » {Gn 3,5), décidant de tout souverainement. Le point est remarquable : à la suggestion du diable, le Fils de Dieu répond en faisant appel à son humanité la plus profonde, celle qui a besoin de pain pour vivre : « L'homme ne vivra pas de pain seul... » (Mt 4,4). Le récit livre par là une leçon double et essentielle. Premièrement, la seule tentation, pour Jésus ou pour l'humanité, consiste à se poser en rival de Dieu, ce qui revient à se déterminer contre Lui. C'est bien parce que lui-même a assumé l'épreuve de la tentation que Jésus apprend à ses disciples à dire au Père, à condition de bien comprendre la formule : « Ne nous soumets pas à la tentation. Jean-François Baudoz, Les tentations de Jésus, Christus, n° 189, 2001.