Délivre-nous du mal
Cette septième et dernière demande est propre à Matthieu. Elle est liée à la précédente par la conjonction "mais". La "tentation" peut nous entraîner vers le mal. C'est en ce sens que nous pouvons demander à Dieu de nous en délivrer.
Les Pères de l’Église ont remarqué la proximité sémantique entre les deux derniers stiques du texte de Matthieu :
kai mē eisenenkē(i)s hēmas eis peirasmon
alla rusai hēmas apo tou ponērou
ne nous laisse pas entrer en tentation,
mais délivre-nous du mal.
Pour Origène ou pour Tertullien, ne pas entrer en tentation ou être délivré du mal, c’est au fond la même chose.
Le texte du dernier verset tel qu’il se trouve dans l’évangile selon saint Matthieu est le suivant : « kai mē eisenenkē(i)s hēmas eis peirasmon alla rusai hēmas apo tou ponērou » (Matthieu 6,13). Deux propositions indépendantes sont coordonnées par alla. À partir de la demande du pain, toutes les propositions principales sont coordonnées (Matthieu 6,11.12a.13a), contrairement aux propositions principales des trois premières demandes, qui sont juxtaposées (Matthieu 6,9c.10ab). La conjonction de coordination alla succède à trois kai. En règle générale, alla oppose une réalité à la négation de cette réalité : « to paidion ouk apethanen alla katheudei / l’enfant n’est pas mort, mais il dort » (Marc 5,39). Le grec a besoin de cet alla adversatif après une négation pour revenir au positif. Cette particule introduit une rupture dans la pensée du locuteur : elle détruit l’image négative de l’objet pour mieux le définir de façon positive. À partir de là, une variété de types d’oppositions peut être exprimée entre les deux propositions coordonnées par alla : l’opposition peut être totale, restreinte ou de pure apparence. L’opposition totale se rencontre par exemple dans le Psaume 117,17 (LXX) : « ouk apothanoumai alla zēsōmai / je ne mourrai pas, je vivrai ! ». L’opposition entre les deux membres est ici catégorique : l’affirmation de l’un suppose la négation totale de l’autre. On trouve dans la Bible et dans la littérature grecque des oppositions partielles : « mē hēmin kurie, mē hēmin, all’ ē tō(i) onomati sou dos doxan / non pas à nous, Seigneur, non pas à nous, mais à ton Nom donne la gloire ! » Psaume 113,9 (LXX). Les oppositions de pure apparence expriment, quant à elles, une simple différence entre les deux membres pour permettre une progression dans la pensée du locuteur : « mais bien plus ». Par exemple Proverbes 23,17 (LXX) dit : « mē zēloutō hē kardia sou hamartōlous, alla en phobō(i) kuriou isthi holēn tēn hēmeran / Que ton cœur ne jalouse pas les pécheurs, mais sois dans la crainte du Seigneur toute la journée ». D’autre part, devant un verbe à l’impératif, alla prend un sens exhortatif. On rencontre une structure analogue en Matthieu 9,18 : « hē thugatēr mou arti eteleutēsen; all’ elthōn epithes tēn cheira sou ep’ autēn, kai zēsetai / Ma fille est morte à l’instant ; mais viens lui imposer la main, et elle vivra » (Matthieu 9,18). Alla, placé en tête de phrase injonctive, exprime une énergie particulière dans la demande qui incite à l’action.
Entre l’opposition totale et l’opposition de pure apparence s’ouvre tout un spectre de relations possibles entre les deux ultimes propositions du Notre Père. Comment le verbe « faire entrer » s’oppose-t-il à « délivrer » ? Si l’opposition entre les deux membres est simple, la lecture du Notre Père fera de ces deux derniers stiques une demande unique. Si le deuxième stique exprime une progression de la pensée, on y verra deux demandes distinctes. Dans cet espace interprétatif vont se déployer les lectures patristiques de la prière du Seigneur.
Peut-on au moins répondre à la question : y a-t-il une ou deux demandes ? Pour Carmignac, l’argument décisif est de dire que l’impératif "rusai" marque une nouvelle demande, puisque chaque demande est marquée par un verbe à l’impératif... Si, au contraire, cette demande n’est comprise que comme un complément du stique précédent, son simple prolongement, il aurait suffi, en grec, d’un participe ou bien, en hébreu comme en araméen, d’une forme d’infinitif construit : « Ne nous fais pas entrer en tentation, en nous délivrant ». La présence de l’impératif aoriste rusai parlerait donc en faveur d’une septième demande bien que les sens des deux stiques semblent très proches l’un de l’autre.
Mais cette remarque sur l’impératif "rusai" n’est pas tout à fait satisfaisante. En réalité, les exemples d’opposition formée par "alla" que nous avons cités plus haut (Psaume 117,17 ; 113,9 et Proverbes 23,17) dans la version des LXX montrent que la structure « négation suivie de alla » est couramment employée en poésie sémitique pour traduire un parallélisme exprimant, dans ces divers cas, une opposition totale, partielle ou de pure apparence sans pour autant ouvrir une nouvelle section ; il y a rupture et progression mais ce mouvement ne peut exister sans le tremplin qui le précède. Le premier stique est nécessaire au second et le second précise le premier. Cela signifie qu’un lien sémantique unit ces deux demandes : ils forment tous deux un système constitutif de la forme poétique du Notre Père.
Philippe Cazala, La dernière demande et la forme littéraire du Notre Père, Communio, 2020/2, N° 268. Voir le lien dans la bibliothèque.
Le terme grec apo toû poneroû (du mal) pose une difficulté de traduction. Il s’agit d’un génitif singulier, qui se présente sous la même forme au masculin et au neutre ; il est dès lors difficile de trancher entre la traduction : délivre-nous de "de qui est mal" (neutre) ou « de celui qui est mauvais » (masculin). La Vulgate de saint Jérôme a opté pour le neutre : « sed libera nos a malo », qui a donné notre « mais délivre-nous du mal ». Certaines traductions françaises optent pour "Mauvais", "Malin" ou encore "Tentateur".
Voir les versions du Notre Père.
La majorité des Pères de l’Eglise s’est ralliée à la traduction de apo toû ponêrou par un masculin : « Délivre-nous du Malin ». L’article (toû) semble confirmer ce choix : le méchant, le mauvais, l’auteur du mal, le malin. C’est bien en ce sens que Jésus prie son Père. De même Paul promet le soutien de Dieu dans le combat contre le Malin :
Jn 17,15 Je ne prie pas pour que tu les retires du monde, mais pour que tu les gardes du Mauvais [ek toû poneroû]
2 Th 3,3 Le Seigneur, lui, est fidèle : il vous affermira et vous protégera du Mal [apo toû poneroû]
Cette demande revient aussi à dire "Délivre-nous de ce qui empêche que ton Nom soit sanctifié, qui retient l'avènement de ton règne, qui s'oppose à ta volonté, qui fait dépérir notre vie, qui ronge notre cœur, qui nous trompe sur toi (Flemming Fleinert-Jensen).
Il y a un mal dans notre vie, qui est une présence irréfutable. Les livres d’histoire sont le catalogue désolant qui montre combien notre existence dans ce monde est devenue une aventure souvent ratée. Il y a un mal mystérieux, qui n’est certainement pas l’œuvre de Dieu mais qui pénètre, silencieux, dans les plis de l’histoire. Silencieux comme le serpent qui porte son venin en silence. Parfois, il semble prendre le dessus : certains jours, sa présence semble même plus évidente que celle de la miséricorde de Dieu.
Celui qui prie n’est pas aveugle, et il voit clairement sous ses yeux ce mal si vaste et tellement en contradiction avec le mystère même de Dieu. Il le perçoit dans la nature, dans l’histoire et jusque dans son propre cœur. Parce qu’aucun d’entre nous ne peut dire qu’il est exempt du mal ou qu’il n’est pas au moins tenté par lui. Nous savons tous ce qu’est le mal ; nous savons tous ce qu’est la tentation ; nous avons tous fait l’expérience de la tentation dans notre chair, de n’importe quel péché. Mais c’est le tentateur qui nous met en mouvement et qui nous pousse au mal, en nous disant : « fais cela, pense cela, prends cette route ».
Le dernier cri du « Notre Père » est lancé contre ce mal « à larges bords », qui tient sous son parapluie les expériences les plus diverses : les deuils de l’homme, la souffrance innocente, l’esclavage, l’instrumentalisation de l’autre, les pleurs des enfants innocents. Tous ces événements protestent dans le cœur de l’homme et deviennent une voix dans la dernière parole de la prière de Jésus. Audience générale du pape François, 15 mai 2019.