La nudité, entre fragilité et offrande

nudité Tartuffe :
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées
Et cela fait venir de coupables pensées ».
(Et Dorine, la servante, réplique)
« Vous êtes donc bien tendre à la tentation;
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte
Mais à convoiter moi, je ne suis point si prompte;
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas
Que toute votre peau ne me tenterait pas »

En général, la vision d’un corps nu (réel ou imagé) laisse rarement nos émotions, notre esprit et notre intelligence indifférents. Cette vision nous met en face de nos propres interprétations de la nudité, élaborées à partir de l’expérience personnelle, de l’éducation, du milieu social et de nos points de repères éthiques.

Les formes de nudité

La nudité naturelle. Celle de l’enfance, celle d’un couple, celle des naturistes.

La nudité commerciale. Sur des panneaux publicitaires grand format, dans les magazines, dans les films, au théâtre.

La nudité érotique. Elle vise à susciter le désir sexuel.

La pro-vocation. Les Femen, les agriculteurs, les intermittents du spectacle et autres groupes qui se dénudent pour manifester, c'est l'inverse de cette banalisation de la nudité : on voit bien comment, en se montrant nus, en France ou ailleurs, ces groupes attirent l'attention et dérangent ou choquent. Si certains groupes choquent, s’ils arrivent à faire de leur corps une "arme" c'est parce que c'est leur corps intime qui est montré, qui est livré aux yeux de tous et qui se "donne" à une cause.

L’humiliation. Dans cette perspective, la mise à nue est-elle devenue un acte de torture et d’humiliation. Les femmes adultères étaient tondues et obligées de circuler entièrement nues dans les rues, moquées et insultées par le peuple. Les femmes accusées de sorcellerie étaient dénudées et rasées – cheveux, poils pubiens, etc… – afin qu’on puisse débusquer le sceau du diable sur leur peau. Cette violence du dévoilement, marque d’exclusion de la société, avait pour but de les dépouiller de leur dignité. (Patricia Olive).

La nudité dans la Genèse

Ce grand récit dont les gloses ont été innombrables4 marque l’origine divine des vêtements, qui sont bien destinés avant tout dans notre aire culturelle à dissimuler la nudité et non à protéger d’un froid éventuel. Mais deux couvertures assez différentes de la nudité apparaissent dans ces textes, l’une minimale, le pagne cachant l’essentiel, inventée spontanément par Adam et Eve, l’autre plus couvrante, la tunique, imposée par Dieu qui a donc voulu que les hommes soient vêtus et en a fait une obligation morale. L’on se bornera à observer trois conséquences. D’abord le rêve d’un âge d’or, situé dans un ailleurs temporel ou spatial, marqué par la nudité heureuse et non pas honteuse5. Ensuite l’exigence absolue de cacher les organes génitaux, qui n’est nullement universelle, les explorateurs en feront entre le XVe et le XXe siècle l’expérience. Le fait, enfin, que, selon l’expression d’Adam, on reste encore nu si l’on n’a caché que l’essentiel, et donc le principe de la couverture du corps par les vêtements. Or une tunique autorise éventuellement une nudité relative, celle de certaines parties du corps, tels les bras et une partie des jambes. C’est dire que le seuil de nudité autorisé est un phénomène culturel variable selon les époques et aussi les statuts sociaux. Voir le lien dans la bibliothèque.

La nudité et l’absence de honte dans le texte de la Genèse témoignent de l’accueil de soi-même et de l’autre avec ses qualités, ses défauts, ses forces et ses faiblesses. L’homme et la femme n’ont pas honte d’être qui ils sont, ce qu’ils sont, comme ils sont. Ils n’ont honte ni de leur singularité ni de leur dénuement.

Jean-Paul II TDC 012 : Il importe avant tout d'établir qu'il s'agit véritablement d'une "non-présence" de la honte et non pas d'une carence ou d'un sous-développement de la honte. L'affirmation de Gn 2,25 "ils n'en avaient point honte", loin d'exprimer une carence, indique au contraire une particulière plénitude de conscience et d'expérience, surtout la plénitude de compréhension de la signification du corps, liée au fait qu'"ils étaient nus".

Jean-Paul II TDC 011 A première vue, l'introduction de ce détail, apparemment secondaire, dans le récit yahviste de la création de l'homme semble quelque chose d'inadéquat, de déplacé. Toutefois ce jugement ne résiste pas à une analyse approfondie. En effet Gn 2,25 présente un des éléments - clés de la révélation originelle, aussi déterminant que les autres textes de Gn 2,20 Gn 2,23 qui nous ont déjà permis de préciser la signification de la solitude originelle et de l'unité originelle de l'homme… Le passage qui nous apprend que les premiers êtres humains, homme et femme, "étaient nus", mais "n'en avaient point honte", décrit indubitablement leur état de conscience, mieux, leur expérience réciproque du corps, c'est-à-dire l'expérience faite par l'homme de la féminité qui se révèle par la nudité du corps et, réciproquement, une expérience analogue de la masculinité faite par la femme. En affirmant qu'"ils n'avaient pas honte", l'auteur cherche à décrire avec la plus grande précision possible cette expérience réciproque du corps. On peut dire que ce genre de précision reflète une expérience fondamentale de l'homme.

La nudité signifie offrande de son corps au regard dans une absolue confiance, sans voyeurisme ni exhibitionnisme. Avoir confiance signifie littéralement « être fiancé avec ». Adam et Eve sont deux fiancés qui s’offrent leur corps. La nudité sans honte dans le jardin d'Éden suppose une confiance où les rapports entre personnes humaines ne sont pas troublés par la crainte ou le mépris.

Augustin, dans La Cité de Dieu, insistait sur le fait qu'Adam et Eve connaissaient leur nudité avant le péché, mais qu'ils n'en voyaient pas la honte. « Leurs yeux étaient donc ouverts ; mais ils ne l'étaient pas pour cela, c'est-à-dire n'étaient pas attentifs pour connaître ce que couvrait en eux le vêtement de la grâce. » Leurs yeux s'ouvrirent, non pas pour voir, « car ils voyaient déjà auparavant, mais pour discerner le bien qu'ils avaient perdu et le mal où ils étaient tombés ». Ils surent donc qu'ils étaient nus, «dénués de cette grâce qui les empêchait d'avoir honte de leur nudité ». Dans le commentaire sur la Genèse, Augustin ajoutait qu'Adam et Eve « ne pensaient pas qu'il y eut rien à voiler, parce qu'ils ne sentaient rien à refréner». Dieu, en effet, élevait «leur attention sur les choses d'en haut ».

À Nazianze, Grégoire discourait sur le premier homme qui «était nu à cause de sa simplicité et de sa vie exempte d'artifice, éloignée de la dissimulation et du déguisement. Tel était l'état qui convenait à l'homme à l'origine. »

Jean Chrysostome prêchait, en Cappadoce, de longues homélies sur la Genèse dans lesquelles réapparaît le «vêtement de gloire», avec, néanmoins, des précisions sur son usage métaphorique. Adam et Eve «vivaient sur terre comme s'ils eussent été au ciel ; même s'ils possédaient un corps, ils n'en sentaient pas les limites ». «Mais ils savaient pertinemment, après tout, qu'ils étaient nus, couverts comme ils l'étaient d'une gloire ineffable, qui les parait mieux que tout vêtement. » « Ils jouis- saient d'une telle confiance qu'ils n'étaient pas conscients de la nudité. Il en était effectivement, comme s'ils n'avaient pas été nus : la gloire d'en haut les vêtait mieux que n'importe quel vêtement. »

Pour une éthique du vêtement ou de la nudité ? André Guindon, Voir le lien dans la bibliothèque.

Jean-Paul II TDC 018 : La compréhension de la signification conjugale du corps dans sa masculinité et féminité révèle le fond de leur liberté qui est liberté du don. De là part cette communion de personnes dans laquelle tous deux se rencontrent et se donnent l'un à l'autre dans la plénitude de leur subjectivité. Et ainsi tous deux croissent comme personne-sujet et croissent réciproquement l'un pour l'autre également de par le corps et par cette nudité dépourvue de honte.

Contrairement à ce que l’on pourrait comprendre, la honte (en hébreu "bousha") qu’ils éprouvent en se connaissant nus ne fait pas référence à un sentiment de culpabilité. La racine de ce mot renvoie à l’idée de séparation, d’attente, de réunion non satisfaite, de manque. Cette coupure entre l’homme et la femme offre la possibilité d’une vraie rencontre (« sceller une alliance », en hébreu, se dit « couper une alliance »)... De même que Dieu a ménagé un espace par son « retrait », (tsimtsoum), entre lui et sa création pour laisser à l’Homme son libre arbitre, Il a séparé les hommes en leur donnant conscience de leur nudité. Il a provoqué chez eux l’invention du vêtement pour leur permettre de se découvrir, non pas comme des objets ou des bêtes, immédiatement accessibles à la connaissance, mais comme des consciences libres qui se donnent à connaître en gardant leur liberté. Cet espace est la condition du respect entre hommes et nécessaire au véritable sentiment d’amour [18]. L’être humain ne doit pas être réifié, considéré comme un objet utile ou désirable à acquérir, mais comme un être « prochain », semblable et égal à soi (non pas similaire ni interchangeable). Se savoir nu et mortel : punition ou don de Dieu ? Par Michèle Consolo-Courtillot. Voir le lien dans la bibliothèque.

Le sentiment qu'éprouvent Adam et Ève en se retrouvant ainsi conscients de leur nudité est la honte, honte qui ne se dissipait chez les chrétiens des deux premiers siècles que pour le baptême collectif où le baptisé et le catéchumène étaient nus. Le terme est important. Il ne s’agit pas de culpabilité, laquelle est un rapport entre soi-même et ses actes, mais bien de honte. Et la honte ne dépend que de l’autre. C'est le sentiment d’être placé sous le regard de l'autre, la différence entre l’image de soi et celle qui se reflète dans un œil extérieur. Mais le terme hébreu bousha, qui désigne cette honte, désigne aussi le manque de l'autre. Ce sentiment nouveau qu’éprouve l’humanité chassée de l’Éden, et qui naît en même temps qu’il éprouve le besoin de se recouvrir de quelque chose qui le sépare de l'autre et l’expose à son regard, c’est ce manque de l'autre. Sentiment négatif? Pas forcément, non, car c’est lui qui permet la rencontre. Et vêtement ou peau, cette nouvelle enveloppe retarde cette rencontre, met un obstacle au regard trop cru, permet l'acceptation et la découverte. Sortir du paradis, c’est se séparer de l'autre mais c’est aussi (surtout?) s’offrir la possibilité de le rencontrer. C’est à la fois la reconnaissance de l’autre et la nécessité de créer avec lui des frontières qui protègeront chacun.
Hubert Prolongeau, Nudité ou dévoilement. Voir le lien dans la bibliothèque.

Ce récit biblique exprime dans un langage symbolique que l’homme et la femme sont appelés à vivre en harmonie avec eux-mêmes et avec la nature. Plus encore, cette nudité originelle montre la vocation du don de soi dans la vérité et l’amour.

Jean-Paul II - TDC 015. La Révélation, et avec elle la découverte originelle de la signification « sponsale » du corps, consiste à présenter l’être humain, homme et femme, dans toute la réalité et dans toute la vérité de son corps et de son sexe (« ils étaient nus ») et en même temps dans la pleine liberté par rapport à toute contrainte du corps et du sexe… On peut dire que, créés par l’Amour, c’est-à-dire dotés dans leur être de la masculinité et de la féminité, ils sont tous deux « nus » parce qu’ils sont libres de la liberté même du don. Cette liberté se trouve précisément à la base de la signification sponsale du corps. Le corps humain, avec son sexe, sa masculinité et sa féminité, vu dans mystère même de la création, est non seulement source de fécondité et de procréation comme dans tout l’ordre naturel, mais contient depuis « l’origine » l’attribut « sponsal » c’est-à-dire la faculté d’exprimer l’amour : précisément cet amour dans lequel l’homme-personne devient don et - par le moyen de ce don - accomplit le sens même de son essence et de son existence.

La nudité est l'emblème du corps possible (P. IDE, Le corps à coeur, Saint-Paul, 1996, p. 142).

Montrer la peau permet de lire sous la peau : on voit le cœur battre, on voit l’effet de la respiration sur tout le corps. “Dans ma nudité, je suis riche, je suis un bijou de la création et cette conscience du sacré que je suis me donne le pouvoir” (Patricia Olive).

La nudité dans l'art chrétien

Christ nu

Il existe peu de représentations de Jésus nu sur la croix. A contrario, la nudité de l'enfant Jésus ne pose pas de problèmes. Ce constat se confirme dans nos sociétés contemporaines où le nu de l'adulte est perçu comme une exhibition, voire comme une provocation, alors que la nudité de l'enfant parait naturelle.

A l’époque de Jésus, la crucifixion était un supplice courante utilisé par les Romains pour mettre à mort un condamné. Chez les Juifs, la crucifixion était ressentie comme une malédiction divine (Dt 21, 23). Après avoir été torturé, on déshabillait le condamné pour le clouer (parfois on utilisait des cordes) sur la croix. La victime mourrait d’étouffement, mais l’instant de la mort pouvait tarder plusieurs jours. On pourrait se demander pourquoi Jésus aurait été traité différemment des autres condamnés, pourquoi on aurait pris soin de couvrir son sexe. Parce qu’il était Dieu ? Combien de personnes, même parmi ses disciples, auraient eu l’idée de faire ce geste ? Il est fort probable que la plupart des personnes témoins de cette crucifixion n’étaient pas en mesure de reconnaître Jésus comme étant Dieu…

Concernant les images religieuses, et plus particulièrement la représentation du Christ nu sur la croix, il est important de se demander quelle est l’intention qui se cache derrière ce type d’image. Bernadette Lopez. Voir le lien dans la bibliothèque.

La nudité du Christ crucifié constitue sans doute l’image de nu la plus connue de la population occidentale d’Ancien Régime, qu’il s’agisse des crucifix muraux ou de procession ou des croix de mission et aussi des crucifix et des estampes domestiques. Trois évangélistes sur quatre précisent que les soldats qui entouraient la croix se partagèrent ses vêtements. À Rome, les suppliciés étaient nus. Mais il est moins sûr qu’il en fût de même à Jérusalem, à cause de l’interdit frappant la vue des organes génitaux. D’où les Christs entièrement nus de la Renaissance italienne, liés à l’étude des rites antiques, mais qui sont aussi, selon L. Steinberg, une preuve de la « pleine humanité » du Christ. En fait, certains ont été revêtus dès l’époque d’une pièce de toile qui forme une sorte de pagne. Les sculpteurs ont aussi représenté le caleçon sacerdotal biblique. La plupart des Christs de crucifix portent cependant un voile qui semble soulevé par le vent. Il correspondrait à une révélation de la Vierge à Anselme de Canterbury : le Christ aurait été crucifié nu mais la Vierge aurait couvert ses hanches de son propre voile. Régis Bertrand.

Qu'en est-il à la résurrection ?

Lorsque le corps retourné à la poussière ressuscite, Michel Ange le peint nu dans le Jugement dernier de la Sixtine. Mais en 1541, lorsque l’ensemble est dévoilé, il suscite de fortes protestations. En 1559, Paul IV fait recouvrir les organes génitaux par Daniele de Volterra, surnommé dès lors il braghettone, le caleçonneur. En 1566, Pie V en fait encore effacer d’autres nudités. Dans les représentations de l’au-delà, les élus sont vêtus d’une tunique blanche, les réprouvés sont nus, comme d’ailleurs les démons. Un prédicateur affirme : « en enfer, vous serez toutes nues, à vostre grande honte et confusion, de quoy les diables feront de très grandes risées ». Les âmes en purgatoire, qui purgent une peine, sont également nues sur les tableaux. Apparemment, c’est une nudité d’humiliation indiquant que ce sont de « pauvres âmes ». Régis Bertrand. Voir le lien dans la bibliothèque.

jugement dernier

Voir l'étude sur la résurrection du corps.