Église et contraception : enjeux théologiques, historiques et moraux
Introduction
L’apparition des moyens modernes de régulation des naissances au milieu du vingtième siècle a marqué une révolution profonde dans les mœurs occidentales, offrant aux individus, et particulièrement aux femmes, une maîtrise sans précédent de leur fertilité. Cette évolution a placé les institutions religieuses face à un défi doctrinal majeur. Au sein du christianisme, le dialogue entre l’Église et la contraception révèle des positions divergentes, mais c’est l’Église catholique qui a maintenu la ligne la plus ferme, créant ainsi un schisme significatif entre sa doctrine et la pratique de ses fidèles.
Historiquement, la sexualité chrétienne a été encadrée par une double finalité pour l’acte conjugal : la procréation (finis prolis) et l’aide mutuelle (finis mutui adjutorii). L’irruption de la pilule contraceptive a forcé une réévaluation de cet équilibre, soulevant la question fondamentale de la licéité de séparer intentionnellement l’union du couple de l’ouverture à la vie.
La problématique centrale de cette étude est donc la suivante : comment la doctrine de l’Église, historiquement fondée sur la procréation comme fin première du mariage, a-t-elle géré et évolué face à l’avènement des méthodes contraceptives modernes, et quelles sont les répercussions théologiques, sociales et pastorales de cette position ?
Pour y répondre, nous examinerons d’abord les fondements historiques et théologiques de la position catholique, centrés sur la tradition et le rejet initial des pratiques anti-conceptionnelles. Puis, nous analyserons l’encyclique Humanæ vitæ, texte pivot qui a réaffirmé l’interdit de la contraception artificielle, ainsi que les vastes controverses qu’il a suscitées. Enfin, nous aborderons les positions des autres confessions chrétiennes et les perspectives d’avenir de la doctrine catholique face aux réalités contemporaines.
I. Les fondements historiques et théologiques de la position catholique
La résistance de l’Église catholique à la contraception plonge ses racines dans une théologie morale ancienne, centrée sur la nature et la finalité de l’acte conjugal, une tradition qui fut longtemps partagée par la quasi-totalité des confessions chrétiennes.
A. Le mariage et la procréation dans la tradition chrétienne primitive
L’orientation procréatrice du mariage n’est pas une invention moderne, mais une constante doctrinale depuis les premiers siècles du christianisme. L’influence majeure provient de saint Augustin (354-430), grand docteur de l’occident. Augustin, dans sa lutte contre les manichéens qui condamnaient la procréation, a légitimé l’acte sexuel dans le cadre du mariage pour trois raisons principales : la procréation des enfants, la fidélité et le caractère sacramentel du mariage. Toutefois, il considérait que l’acte sexuel non ordonné à la procréation restait entaché de concupiscence (désir désordonné), une conséquence du péché originel. Ce n’est qu’en visant la procréation, ou en cédant le « débit conjugal » à son conjoint (ce qui était considéré comme un moindre mal pour éviter l’adultère du conjoint), que l’acte pouvait être moralement racheté.
Voir l’étude sur les Pères de l’Église.
Cette vision a cimenté l’idée que le but primaire du mariage est la procréation, et que toute intervention volontaire visant à empêcher celle-ci est moralement répréhensible. L’acte conjugal devait donc respecter son intégrité naturelle, c’est-à-dire être naturellement ouvert à la transmission de la vie. Des pères de l’Église, tels que Clément d’Alexandrie ou Jean Chrysostome, ont déjà mis en garde contre ceux qui cherchaient à "éviter la naissance des enfants", renforçant l’idée que la fertilité est un don divin que l’homme ne doit pas volontairement bloquer.
Durant le moyen âge, cette doctrine s’est durcie et codifiée. Les manuels de confession et les pénitentiels témoignaient d’une discipline sexuelle rigoureuse. L’Église interdisait non seulement les tentatives d’avortement et d’infanticide, mais aussi toute forme d’interruption volontaire de l’acte ou d’usage d’herbes pour empêcher la conception. La théologie de saint Thomas d’Aquin (XIIIe siècle) a ensuite rationalisé cette position en l’inscrivant dans la loi naturelle. Pour Thomas d’Aquin, la fin de tout organe ou acte doit être celle inscrite par le créateur. L’acte sexuel, par sa nature même, est ordonné à la procréation. Empêcher cette finalité, c’est agir contre la loi naturelle et la volonté de Dieu. La contraception était alors considérée comme une atteinte à l’ordre divin de la création et un péché grave, souvent associé au vice d’onanisme.
Un des exemples les plus frappants de cet encadrement est l’imposition de longues périodes d’abstinence sexuelle (carême, avent, jours de jeûne, fêtes religieuses, etc.), réduisant potentiellement la moitié de l’année les jours où l’acte conjugal était permis, afin de purifier l’intention et de rappeler la nécessité de la maîtrise de soi.
B. La crise de la modernité et la commission pontificale
Le XXe siècle a vu le consensus chrétien sur la contraception s’effondrer. En 1930, la conférence de Lambeth (anglicane) autorisait pour la première fois la contraception dans certaines circonstances, rompant avec le front chrétien uni. Cette décision a isolé l’Église catholique et l’a forcée à réagir publiquement et officiellement. Le pape Pie XI publia la même année l’encyclique Casti Connubii, qui réaffirmait l’interdiction de tout acte visant à frustrer la puissance génératrice, dénonçant la contraception comme un « attentat contre la loi naturelle et divine ».
Face à l’avènement de la pilule et à la pression démographique grandissante après la Seconde Guerre mondiale, l’Église catholique fut contrainte de reconsidérer la doctrine. Des pressions venaient de l’intérieur, notamment de couples qui témoignaient de la difficulté de concilier une grande fertilité avec le bien-être familial.
Le concile Vatican II (1962-1965) a marqué un tournant en mettant l’accent sur la dignité de la personne et l’importance de l’amour conjugal comme fin du mariage, aux côtés de la procréation. La constitution pastorale Gaudium et spes insistait sur la paternité responsable, encourageant les couples à exercer un discernement éclairé pour décider du nombre d’enfants, en tenant compte des aspects sociaux, psychologiques et économiques.
II. L’encyclique Humanæ vitæ : affirmation et controverses
La Lettre encyclique Humanae vitae (Paul VI, 25 juillet 1968) marque un tournant dans la position de l’Église dans ce domaine, car jamais l’Église ne s’était exprimée face à la révolution culturelle qui frappe le monde. La liberté sexuelle provoque la morale millénaire ancrée dans les mentalités.
Le rapide développement démographique, le sens de la sexualité, la maîtrise de la fécondité fait naître de nouvelles questions. Le moment n’est-il pas venu pour confier à la raison et à la volonté humaine, plutôt qu’aux rythmes biologiques de son organisme, le soin de régler la natalité ?
A. La réflexion de la commission
Le pape Jean XXIII, puis Paul VI, ont établi une commission pontificale (élargie en 1964) pour étudier la question de la régulation des naissances. Cette commission, comprenant des théologiens (dont le futur pape Jean-Paul II, alors cardinal Karol Wojtyła), des médecins, des sociologues et des couples mariés, a finalement rendu un rapport majoritaire en 1966. Ce rapport, véritable "coup de tonnerre" doctrinal, concluait que la contraception artificielle n’était pas intrinsèquement mauvaise et que son usage pouvait être licite pour des raisons sérieuses de planification familiale. Le rapport suggérait ainsi que la morale conjugale devait se fonder sur la totalité de la vie conjugale et l’intention globale du couple, et non sur la seule analyse de chaque acte pris isolément.
Très vite s’opposèrent les partisans de la continuité de la Tradition et ceux qui
voulaient partir des réalités présentes pour définir la morale. Les partisans de la nature, refusant l’intervention artificielle d’un moyen
contraceptif, ne surent pas convaincre les hésitants de plus en plus nombreux qui n’arrivaient pas à comprendre pourquoi le donné naturel
biologique serait une norme morale contraignante. Les théologiens déclarèrent alors par 15 voix pour et quatre contre que la contraception n’était
pas en soi intrinsèquement mauvaise. Avec l’audition des médecins et des démographes, l’évolution se précipita. Tous les médecins, sauf un,
se félicitèrent de la possibilité d’un changement de la morale conjugale qui permettrait de mieux aider les couples tout en réaffirmant les
valeurs fondamentales. Tous étaient persuadés de l’inapplicabilité et de l’inefficacité des méthodes fondées sur l’observation du rythme féminin. En revanche, les démographes se montrèrent en retrait sur les
conclusions précédentes, mais furent peu écoutés. Le témoignage d’un
couple fut lu deux fois de suite à la demande des théologiens et provoqua
un choc affectif important en ce domaine. Quant aux autres laïcs,
quinze sur dix-sept, au cours de leur témoignage, déclarèrent
successivement que la loi de l’Église créait une situation insoluble pour les foyers
chrétiens et qu’il valait mieux que l’Église ne recommande pas une
méthode particulière de régulation des naissances.
Six théologiens
préparèrent un texte final qui se terminait ainsi pour le passage
consacré aux méthodes de régulation des naissances : « Quant aux moyens
que les époux pourraient employer légitimement, il leur appartient d’en
décider ensemble, sans se laisser aller à l’arbitraire, mais en ayant
toujours présents à l’esprit et à la conscience des critères objectifs de
moralité. Tous les moyens choisis, sans en exclure bien au contraire
pour la maîtrise de soi et l’effort d’ascèse qu’ils comportent, la
continence périodique décidée d’un commun accord, devront, outre
l’efficacité, respecter la santé. . . ». Ce texte fut adopté lors du vote du 24 juin
par neuf oui et cinq non. La licéité de l’intervention contraceptive dans
les termes employés par la majorité des théologiens experts de la
commission y est déclarée conforme à la doctrine et « dans la continuité
avec la Tradition et les déclarations du Magistère suprême ».
Michel Rouche. Voir le lien dans la bibliothèque.
Le texte final reconnaît la licéité de la contraception artificielle. Il est remis à Paul VI le 28 juin 1966 par son vice-président, l’archevêque de Munich, le cardinal Döpfner.
B. Humanae vitae
La Lettre encyclique Humanae vitae ne suit pas les recommandations de la commission.
10. L’amour conjugal exige des époux une conscience de leur mission de " paternité responsable ", par rapport aux processus biologiques, par rapport aux tendances de l’instinct et des passions, par rapport aux conditions physiques, économiques, psychologiques et sociales.
11. Dieu a sagement fixé des lois et des rythmes naturels de fécondité qui espacent déjà par eux-mêmes la succession des naissances. Mais l’Église, rappelant les hommes à l’observation de la loi naturelle, interprétée par sa constante doctrine, enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie.
12. L’homme ne peut rompre de son initiative, entre les deux significations de l’acte conjugal : union et procréation.
13. un acte conjugal imposé au conjoint sans égard à ses conditions et à ses légitimes désirs, n’est pas un véritable acte d’amour et contredit par conséquent une exigence du bon ordre moral dans les rapports entre époux. De même, qui réfléchit bien devra reconnaître aussi qu’un acte d’amour mutuel qui porterait atteinte à la disponibilité à transmettre la vie, que le Créateur a attachée à cet acte selon des lois particulières, est en contradiction avec le dessein constitutif du mariage et avec la volonté de l’auteur de la vie. User de ce don divin en détruisant, fût-ce partiellement, sa signification et sa finalité, c’est contredire à la nature de l’homme comme à celle de la femme et de leur rapport le plus intime, c’est donc contredire aussi au plan de Dieu et à sa volonté.
14. Est absolument à exclure, comme moyen licite de régulation des naissances, l’interruption directe du processus de génération déjà engagé, et surtout l’avortement directement voulu et procuré, même pour des raisons thérapeutiques.
Est pareillement à exclure, comme le Magistère de l’Église l’a plusieurs fois déclaré, la stérilisation directe, qu’elle soit perpétuelle ou temporaire, tant chez l’homme que chez la femme.
Est exclue également toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation.
17. Les hommes droits pourront encore mieux se convaincre du bien-fondé de la doctrine de l’Église en ce domaine, s’ils veulent bien réfléchir aux conséquences des méthodes de régulation artificielle de la natalité.
Qu’ils considèrent d’abord quelle voie large et facile ils ouvriraient ainsi à l’infidélité conjugale et à l’abaissement général de la moralité. Qu’on réfléchisse aussi à l’arme dangereuse que l’on viendrait à mettre ainsi aux mains d’autorités publiques peu soucieuses des exigences morales. On peut craindre aussi que l’homme en s’habituant à l’usage des pratiques anticonceptionnelles, ne finisse par perdre le respect de la femme et, sans plus se soucier de l’équilibre physique et psychologique de celle-ci, n’en vienne à la considérer comme un simple instrument de jouissance égoïste, et non plus comme sa compagne respectée et aimée.
Si donc on ne veut pas abandonner à l’arbitraire des hommes la mission d’engendrer la vie, il faut nécessairement reconnaître des limites infranchissables au pouvoir de l’homme sur son corps et sur ses fonctions; limites que nul homme, qu’il soit simple particulier ou revêtu d’autorité, n’a le droit d’enfreindre. Et ces limites ne peuvent être déterminées que par le respect qui est dû à l’intégrité de l’organisme humain et de ses fonctions.
Voir l’encyclique.
C. La réaffirmation doctrinale de Paul VI
Humanæ vitæ ne fait pas que répéter les condamnations antérieures ; elle les ancre dans une argumentation profonde sur la nature et la dignité de la personne humaine. L’argument central est que l’acte conjugal, par sa structure même, est un langage qui exprime l’union totale et l’ouverture à la vie. Le pape Paul VI insiste sur le « lien indissoluble » que Dieu a voulu entre les deux significations de l’acte conjugal : la signification unitives (l’expression de l’amour mutuel total) et la signification procréative (l’ouverture à la vie). Ces deux dimensions ne peuvent être séparées par la volonté humaine sans dénaturer l’acte.
Le texte stipule que « l’homme n’a pas le pouvoir de rompre, de son chef, le lien que Dieu a établi entre les deux significations inhérentes à l’acte conjugal » (§12). En conséquence, le pape condamne formellement comme intrinsèquement mauvaise toute action qui, « soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme fin ou comme moyen de rendre impossible la procréation » (§14). C’est la condamnation absolue et universelle de la contraception artificielle (pilule, préservatif, stérilet, coït interrompu, etc.).
L’encyclique justifie cette intransigeance par plusieurs mises en garde prophétiques. Paul VI prédit que la généralisation de la contraception mènerait à :
- l’infidélité conjugale et l’abaissement général de la moralité ;
- l’instrumentalisation du corps de la femme par l’homme, qui risquerait de la considérer comme un simple instrument de jouissance ;
- l’intervention abusive de la puissance publique : des gouvernements pourraient imposer des méthodes de contraception à leurs populations (ce qui s’est concrétisé dans certains pays par des politiques de contrôle démographique agressives).
L’exception des méthodes naturelles : L’encyclique ne condamne pas la régulation des naissances elle-même, mais seulement les moyens artificiels. Elle promeut la continence périodique (ou méthodes naturelles de planification familiale, basées sur l’observation des cycles d’ovulation) comme moralement acceptable. La distinction théologique est capitale : en utilisant les méthodes naturelles, le couple ne fait qu’utiliser la période inféconde que Dieu a naturellement inscrite dans le cycle féminin. Le couple n’intervient pas pour altérer l’acte conjugal lui-même, il respecte l’ordre de la nature. Il s’agit d’une maîtrise de soi (continence), par opposition à la contraception qui est considérée comme une maîtrise de l’acte visant à le rendre stérile.
Dès les mois d’octobre 1968, les évêques de France firent paraître une « Note pastorale sur Humanae Vitae » qui voulait aider à l’accueil de l’encyclique. Dans cette note, les évêques rappelaient un élément traditionnel de la réflexion morale de l’Église catholique, à savoir le « conflit de devoirs ».
Nul n’ignore les angoisses spirituelles où se débattent des époux sincères, notamment lorsque
l’observance des rythmes naturels ne réussit pas « à donner une base suffisamment sûre à la régulation
des naissances » (Humanae Vitae, 24).
D’une part, ils sont conscients du devoir de respecter l’ouverture à la vie de tout acte conjugal ; ils
estiment également en conscience devoir éviter ou reporter à plus tard une nouvelle naissance, et sont
privés de la ressource de s’en remettre aux rythmes biologiques. D’autre part, ils ne voient pas, en ce
qui les concerne, comment renoncer actuellement à l’expression physique de leur amour sans que soit
menacée la stabilité de leur foyer.
À ce sujet, nous rappellerons simplement l’enseignement constant de la morale : quand on est dans
une alternative de devoirs où, quelle que soit la décision prise, on ne peut éviter un mal, la sagesse
traditionnelle prévoit de rechercher devant Dieu quel devoir, en l’occurrence, est majeur. Les époux se
détermineront au terme d’une réflexion commune menée avec tout le soin que requiert la grandeur de
leur vocation conjugale.
Ils ne peuvent jamais oublier ni mépriser aucun des devoirs en conflit. Ils garderont donc leur cœur
disponible à l’appel de Dieu, attentifs à toute possibilité nouvelle qui remettrait en cause leur choix ou
leur comportement d’aujourd’hui. Sans jamais perdre de vue la mission que Dieu leur a confiée et
qu’ils aiment humblement, ils entendront comme il convient et avec reconnaissance la parole que saint
Augustin, en d’autres circonstances, adressait aux fidèles de son temps « Paix aux époux de bonne
volonté! »
Voir la note.
D. Les conséquences et les controverses
L’impact de la publication d’Humanæ vitæ fut immédiat et massif, déclenchant une crise d’autorité sans précédent dans l’Église moderne. L’encyclique, publiée seulement quelques années après les ouvertures du concile Vatican ii, a été perçue par beaucoup comme un retour en arrière conservateur. De nombreux théologiens, évêques et laïcs ont exprimé publiquement leur désaccord, notamment la déclaration de Winnipeg (par la conférence des évêques catholiques du Canada) qui insistait sur le primat de la liberté de conscience des couples. Ces théologiens soutenaient que la conscience individuelle, bien formée, pouvait légitimement juger que l’usage de la contraception était la meilleure voie pour le bien-être de la famille.
Le résultat le plus durable fut le fossé doctrinal et pastoral qui s’est creusé. Alors que l’Église réaffirmait l’interdit, la grande majorité des catholiques dans les pays industrialisés a continué d’utiliser des moyens de contraception artificielle, suivant leur conscience plutôt que le magistère. L’encyclique est devenue un symbole de la tension entre l’autorité ecclésiale et l’autonomie morale du fidèle, conduisant souvent à une sorte de « dissidence silencieuse » ou à une « option de conscience » au sein de la communauté catholique.
Les papes successeurs ont continué à défendre et à approfondir l’enseignement d’Humanæ vitæ. Jean-Paul II a fait de la doctrine un pilier de son pontificat. Il a développé une théologie du corps (1979-1984) pour réinterpréter la doctrine dans un cadre positif, insistant sur le corps comme un don de soi et sur la sexualité comme un langage. Dans cette perspective, la contraception est vue comme un refus de ce don total, introduisant un « mensonge » dans le langage du corps en promettant l’union sans la possibilité de fécondité. L’acte contraceptif est alors une trahison de la vérité du don.
Cinquante ans plus tard, François ne rompt pas la Tradition. En janvier 2015, dans l’avion qui le ramenait de Manille, il rappelait que « l’ouverture à la vie est une condition du sacrement du mariage ». Avec une nuance restée célèbre : « cela ne signifie pas que les chrétiens doivent faire des enfants en série. (…) Certains croient, excusez-moi du terme, que, pour être de bons catholiques, ils doivent être comme des lapins ». Une manière imagée de remettre au goût du jour le concept de « paternité responsable » promu par Humanae vitae.
Le rejet de la contraception est donc passé d’une simple interdiction de la loi naturelle à une exigence de l’éthique du don de soi, inscrite dans la dignité de l’homme créé à l’image de dieu. Le pape benoît xvi a continué cette lignée, inscrivant la doctrine dans une vision de l’écologie humaine intégrale, où le respect des lois de la nature humaine est indissociable du respect de la nature environnante.
Sabrina Debusquat, journaliste spécialiste des questions de santé et d’écologie et auteur de "J’arrête la pilule" (2017) témoigne : « En tant que féministe, je suis agacée par cette encyclique écrite par des hommes, dit-elle. Mais je crois que la vision globale de l’Église a finalement été visionnaire : l’on ne peut pas jouer impunément avec la chimie de la nature et de nos corps. » (La Croix, 25/07/2018).
E. Le Catéchisme de l’Église Catholique
Le Catéchisme de l’Église catholique (1992) reprend les conclusions de l’Encyclique Humanae vitae.
2366 La fécondité est un don, une fin du mariage, car l’amour conjugal tend naturellement à être fécond. L’enfant ne vient pas de l’extérieur s’ajouter à l’amour mutuel des époux ; il surgit au cœur même de ce don mutuel, dont il est un fruit et un accomplissement. Aussi l’Église, qui " prend parti pour la vie " (FC 30), enseigne-t-elle que " tout acte matrimonial doit rester par soi ouvert à la transmission de la vie " (HV 11). " Cette doctrine, plusieurs fois exposée par le magistère, est fondée sur le lien indissoluble que Dieu a voulu et que l’homme ne peut rompre de son initiative entre les deux significations de l’acte conjugal : union et procréation " (HV 12 cf. Pie XI, enc. " Casti connubii ").
2367 Appelés à donner la vie, les époux participent à la puissance créatrice et à la paternité de Dieu (cf. Ep 3,14-15 Mt 23,9). " Dans le devoir qui leur incombe de transmettre la vie et d’être des éducateurs (ce qu’il faut considérer comme leur mission propre), les époux savent qu’ils sont les coopérateurs du Dieu créateur et comme ses interprètes. Ils s’acquitteront donc de leur charge en toute responsabilité humaine et chrétienne " (GS 50, § 2).
2368 Un aspect particulier de cette responsabilité concerne la régulation de la procréation. Pour de justes raisons (cf. GS 50), les époux peuvent vouloir espacer les naissances de leurs enfants. Il leur revient de vérifier que leur désir ne relève pas de l’égoïsme, mais est conforme à la juste générosité d’une paternité responsable. En outre ils régleront leur comportement suivant les critères objectifs de la moralité :
Lorsqu’il s’agit de mettre en accord l’amour conjugal avec la transmission responsable de la vie, la moralité du comportement ne dépend pas de la seule sincérité de l’intention et de la seule appréciation des motifs ; mais elle doit être déterminée selon des critères objectifs, tirés de la nature même de la personne et de ses actes, critères qui respectent, dans un contexte d’amour véritable, la signification totale d’une donation réciproque et d’une procréation à la mesure de l’homme ; chose impossible si la vertu de chasteté conjugale n’est pas pratiquée d’un cœur loyal (GS 51, § 3).
2369 " C’est en sauvegardant ces deux aspects essentiels, union et procréation, que l’acte conjugal conserve intégralement le sens de mutuel et véritable amour et son ordination à la très haute vocation de l’homme à la paternité " (HV 12).
2370 La continence périodique, les méthodes de régulation des naissances fondées sur l’auto-observation et le recours aux périodes infécondes (cf. HV HV 16) sont conformes aux critères objectifs de la moralité. Ces méthodes respectent le corps des époux, encouragent la tendresse entre eux et favorisent l’éducation d’une liberté authentique. En revanche, est intrinsèquement mauvaise " toute action qui, soit en prévision de l’acte conjugal, soit dans son déroulement, soit dans le développement de ses conséquences naturelles, se proposerait comme but ou comme moyen de rendre impossible la procréation " (HV 14) :
Au langage qui exprime naturellement la donation réciproque et totale des époux, la contraception oppose un langage objectivement contradictoire selon lequel il ne s’agit plus de se donner totalement l’un à l’autre. Il en découle non seulement le refus positif de l’ouverture à la vie, mais aussi une falsification de la vérité interne de l’amour conjugal, appelé à être un don de la personne tout entière. Cette différence anthropologique et morale entre la contraception et le recours aux rythmes périodiques implique deux conceptions de la personne et de la sexualité humaine irréductibles l’une à l’autre (FC 32).
2371 " Par ailleurs, que tous sachent bien que la vie humaine et la charge de la transmettre ne se limitent pas aux horizons de ce monde et n’y trouvent ni leur pleine dimension ni leur plein sens, mais qu’elles sont toujours à mettre en référence avec la destinée éternelle des hommes " (GS 51, § 4).
2372 L’État est responsable du bien-être des citoyens. À ce titre, il est légitime qu’il intervienne pour orienter la croissance de la population. Il peut le faire par voie d’une information objective et respectueuse, mais non point par voie autoritaire et contraignante. Il ne peut légitimement se substituer à l’initiative des époux, premiers responsables de la procréation et de l’éducation de leurs enfants (cf. PP PP 37 HV 23). Dans ce domaine il ne possède pas l’autorité d’intervenir par des moyens contraires à la loi morale.
III. Les positions des autres confessions et les perspectives d’avenir
Pour comprendre l’isolement relatif de l’Église catholique sur ce point, il est crucial d’examiner les positions des autres grandes confessions chrétiennes.
A. Le protestantisme et l’orthodoxie
La majorité des Églises protestantes ont accepté la contraception depuis les années 1930, suite à la décision de la conférence de Lambeth. Les protestants, guidés par la doctrine du sola scriptura, ne trouvant pas d’interdit formel et explicite dans la bible contre la contraception, se sont concentrés sur la notion de paternité responsable. Ils considèrent l’acte conjugal comme principalement l’expression de l’amour mutuel et le renforcement de l’unité du couple, la procréation étant une bénédiction et non une obligation à chaque acte. Le mariage est un lieu de liberté et de discernement éthique, où la contraception est vue comme un outil moralement neutre pour planifier la famille et assurer la santé physique et psychologique de la mère et des enfants.
Les Églises orthodoxes, tout en restant théologiquement plus conservatrices que la majorité des protestants, ne partagent pas la condamnation absolue de l’Église catholique. Historiquement et doctrinalement, elles ont une approche moins centralisée et plus pastorale. Bien qu’elles insistent sur la nécessité de la procréation et la bénédiction de la fertilité, la décision d’utiliser ou non la contraception est souvent laissée au discernement du prêtre confesseur et du couple. L’orthodoxie reconnaît que des circonstances difficiles (santé de la mère, situation économique précaire) peuvent justifier l’usage de moyens pour espacer les naissances, sans que cela soit considéré comme un péché intrinsèquement grave, pourvu que le couple maintienne l’ouverture à la vie en général.
B. Les enjeux contemporains et les perspectives
L’enjeu de la contraception pour l’Église catholique est à la fois moral, social et de crédibilité. La doctrine est souvent critiquée pour son impact disproportionné sur les femmes. Le refus des méthodes artificielles, plus fiables, met la pression sur l’usage des méthodes naturelles, dont l’efficacité dépend de la régularité et qui nécessitent de l’abstinence. Pour les critiques, cette position est difficile à défendre dans des contextes de pauvreté ou de crise sanitaire (sida, etc.) où la planification familiale est une question de survie.
Le pontificat de François : Bien que le pape François n’ait pas formellement abrogé l’encyclique Humanæ vitæ, son approche met l’accent sur la miséricorde et le discernement pastoral. Dans son exhortation apostolique Amoris laetitia (2016), il encourage une lecture plus nuancée de la morale conjugale. Il insiste sur la nécessité de ne pas réduire la morale à l’application rigide d’une loi, mais de prendre en compte l’intention et les circonstances atténuantes des couples. Sans changer la doctrine sur l’acte en lui-même, il appelle à une pastorale plus indulgente et compréhensive, reconnaissant la difficulté pour de nombreux fidèles d’adhérer à l’intégralité de l’enseignement.
La question de la contraception continuera de définir la position catholique face à la modernité. L’Église reste attachée à une vision intégrale de la sexualité humaine, rejetant l’idée que l’acte sexuel puisse être réduit à la seule satisfaction sans son potentiel procréateur.
Conclusion
En conclusion, la relation entre l’Église et la contraception est l’une des tensions théologiques les plus significatives de l’histoire récente du christianisme. L’Église catholique se distingue de la majorité des autres confessions chrétiennes (protestantes et orthodoxes) par sa condamnation formelle de la contraception artificielle, doctrine réaffirmée de manière solennelle par l’encyclique Humanæ vitæ en 1968.
Cette position se fonde sur le principe de la loi naturelle, qui exige de ne pas séparer les deux fins intrinsèques de l’acte conjugal : l’union amoureuse et l’ouverture à la procréation. Bien que louable dans son ambition de défendre une vision de la sexualité comme don total de soi et de promouvoir une écologie humaine, cette doctrine a généré une crise d’autorité et un fossé entre la norme et la pratique des fidèles, suscitant une « dissidence silencieuse » durable.
Les textes soulignent qu’un acte sexuel avec une contraception artificielle n’est pas un don total, mais ce don "partiel" n’est par pour autant intrinsèquement mauvais. Par ailleurs un don total n’est pas naturellement bon ; bien des égoïsmes peuvent rendre l’acte mauvais. La question de l’intention est ici primordiale. Mais la sexualité est le lieu de l’ambiguïté ou frisonne le "moi".
La sexualité humaine recouvre une triple dimension : relation, procréation et plaisir. La relation est primordiale ; les deux autres en découlent. Ce n’est pas la procréation qui doit gouverner la sexualité humaine, mais la communion d’amour.
La politique du tout ou rien n’est pas la solution souhaitable : elle peut convenir à des âmes d’élite, mais n’est pas la voie normale et ordinaire. La traduction physique de l’amour est nécessaire aux époux, même s’ils sont obligés de s’abstenir de l’acte final. Elle est un élément d’union, de paix, de joie. Elle aide à réaliser les fins secondes du mariage, ces fins qui restent impératives même quand la fin primaire est hors cause. Ces intimités physiques se jugent, non dans leur matérialité, qui peut être variable et multiple, mais dans leur inspiration profonde. Un symbole n’est rien, s’il n’est chargé de sens. Un geste physique vaut par l’amour qu’il exprime et qui en fait la noblesse, la portée et la limite. Il arrivera que cette traduction physique de l’amour – en deçà, répétons-le, de l’acte inséminateur et de ce qui le provoque directement et délibérément – puisse donner lieu temporairement, transitoirement, jusqu’à la réussite de l’éducation des réflexes, à un manque de contrôle de soi. Il y a lieu de distinguer soigneusement ce qui est voulu et ce qui est effet de surprise, accident proprement dit. Il y a lieu de déterminer aussi si la connexion se produit chaque fois ou si elle est rare. La conscience de chacun dira loyalement sur quoi porte vraiment l’acte de volonté. Léon-Joseph Suenens, Amour et maîtrise de soi, Desclée de Brouwer, 1960, p. 92-93.
Voir l’étude sur le rôle de la conscience.
En conclusion, l’union conjugale est la première valeur à défendre au sein d’un couple. La sexualité est le lieu le plus intime de cette unité. Chaque couple avance avec ses questionnements, ses richesses et ses fragilités. Chaque chemin est différent. Les critères de bien et de mal sont à chercher ailleurs que dans une pilule ou un préservatif. Le respect de l’autre, dans toutes ses dimensions corporelles, psychiques, affectives et spirituelles, est le fondement d’une relation amoureuse.
Le défi actuel pour l’Église est de trouver un équilibre entre la fidélité au socle doctrinal hérité d’Humanæ vitæ – et développé par la théologie du corps de Jean-Paul II – et la nécessité d’une pastorale de la miséricorde et du discernement. La question de la contraception n’est pas seulement une question de mœurs, mais un test de la capacité de l’Église à articuler ses fondements immuables avec les évolutions complexes du monde moderne, tout en continuant à défendre un idéal exigeant du mariage et de la vie humaine.
Bibliographie et sitologie de référence
I. Sitologie de référence (textes du magistère)
| Type de ressource | Auteur/autorité | Titre et date | Lien (le saint-siège) |
|---|---|---|---|
| Encyclique Fondatrice | Paul VI | Humanae Vitae (25 juillet 1968) | Lien vers le Vatican |
| Texte Conciliaire Clé | Vatican II | Constitution pastorale Gaudium et Spes (1965) (Voir § 50-51) | Lien vers le Vatican |
| Synthèse Doctrinale | Jean-Paul II | Catéchisme de l’Église catholique (1992) (Voir § 2366 - 2372) | Lien vers le Vatican |
| Perspectives Pastorales | François | Exhortation apostolique post-synodale Amoris Laetitia (2016) | Lien vers le Vatican |
II. Bibliographie sélective
- Sevegrand, Martine. L’affaire Humanæ vitæ : l’Église catholique et la contraception (karthala, 2008).
- Jean-Paul II. L’amour humain dans le plan divin. Enseignements sur la théologie du corps (nouvelle cité, 2004).
- Martelet, Gustave. L’existence humaine et l’amour : pour mieux comprendre l’encyclique Humanæ vitæ (desclée, 1969).
- Noonan, John T. Contrare l’erreur : la régulation des naissances et l’Église catholique : histoire d’une controverse (cerf, 1968, édition originale 1965).
- Flandrin, Jean-Louis. L’Église et le contrôle des naissances (flammarion, 1970).
- Béraud, Cécile et Portier, Philippe. « S’arranger avec l’Église ? Pluralités contraceptives chez les catholiques pratiquant·e·s en france », Émulations - Revue de sciences sociales, n°38, 2021.
- Mattheeuws, Alain. « Union et procréation. Développements de la doctrine des fins du mariage », Revue d’éthique et de théologie morale, n°244, 2007.

