L’orgasme, plénitude et ambiguïté

Du grec orgasmos, lui-même d’orgâo et du verbe orgän, le terme orgasme signifie: «je suis entièrement agité»; «bouillonner d’ardeur». Sa racine fondamentale «varg» signifie «bouger», «agir». Dérivé de urg’as, il signifie aussi exubérance de force, énergie et jus. Nul doute que l'orgasme est agréable ; mais il contient aussi de nombreuses ambiguités que nous reprenons ci-dessous à partir de ma thèse.

Un acte ou un événement est qualifié d’ambigu lorsque son sens est incertain ou lorsqu’il laisse planer une suspicion. Le sens du plaisir est ambigu, car s’il tend à favoriser la relation, il se présente aussi comme un absolu. Il est ambigu dans son essence, dans les gestes et les actes qui le génèrent, dans l’expérience de séparation et de solitude sur laquelle il débouche.

1 - Dans son essence

L’ambiguïté du plaisir s’enracine dans la nature du plaisir lui-même. Aristote déclare que

« le plaisir parachève l’activité qui se déploie, à la manière d’un ornement qui s’ajouterait de surcroît, comme la beauté à ceux qui sont dans la fleur de la jeunesse. (ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, X, ch. IV, Garnier-Flammarion, 1965, pp. 268-269) ».

Il ressort de cette formule que le plaisir est lié à un acte, qu’il n’est rien sans cet acte, mais qu’il est en soi un absolu. Le plaisir est en lui-même parfait dans le sens où il scelle un achèvement. Il est l’aboutissement d’un acte. Il est en lui-même une fin. Il accomplit une totalité. Il réalise parfaitement l’objectif auquel il est assigné. Aucun autre plaisir ne le remplace. Il est parfait en son essence. Le plaisir est cependant limité. Dans la mesure où il achève un acte, il s’achève avec l’acte, mais ne le déborde pas. Le plaisir n’est pas l’acte. La jouissance est un état. Elle est le résultat d’un acte.

Le plaisir se présente comme une fin. L’acte sexuel se clôt sur l’orgasme. Les gestes de tendresse qui le suivent ou la fécondité sur laquelle il débouche, n’appartiennent pas à l’acte sexuel lui-même. L’acte sexuel s’achève lorsque le plaisir se tarit dans son paroxysme. L’acte et le plaisir meurent ensemble. Le plaisir naît, se prolonge et meurt avec l’acte. Il est porté par l’acte sexuel de sa naissance à sa mort. Le plaisir se présente comme la fin à atteindre : fin de l’acte et aussi sa propre fin. Le plaisir devient alors le sens du plaisir.

L’ambiguïté de cette fin du plaisir ne se lève que si l’acte est intégré dans une relation. La relation déborde l’acte. Elle l’encadre dans un événement dans lequel « je » est face à un « tu » et non pas enfermé dans un acte. La fin de l’acte n’est pas la fin de la relation. Bien au contraire, la fin de l’acte enrichit la communion entre l’homme et la femme, dans la mesure où l’un et l’autre se reconnaissent comme les partenaires d’une vocation et d’une élection réciproques. Ainsi, le plaisir, dans sa clôture de l’acte, meurt pour que les partenaires s’ouvrent l’un à l’autre dans une nouvelle forme de communion.

La fin du plaisir se confond également avec le désir infini et indéfini. L’homme et la femme sont toujours en quête d’un absolu sans pouvoir le définir. Le plaisir, dans son paroxysme, passe pour un appel de l’infini. Mais l’acte sexuel le plus parfait ne peut combler l’infini du désir. Il existe donc une ambiguïté, un paradoxe dans l’appel à la sexualité. D’un côté un plaisir intense, parfait, totalisant, et de l’autre une ouverture vers l’absolu. L’ambiguïté réside dans la distance à maintenir entre les deux termes. Le plaisir, en raison de son essence, tend à passer pour le possible de l’infini du désir. Et l’être humain est attiré vers l’infini, comme le remarque F. Nietzsche :

« La mesure nous est étrangère, avouons-le ; ce qui nous excite, c’est l’attrait de l’infini, de la démesure. Tel le cavalier sur un cheval écumant, nous lâchons les rênes devant l’infini, nous sommes modernes à demi barbares et nous ne savourons la félicité suprême que dans le moment où nous sommes le plus en péril (F. NIETZSCHE. Par-delà le bien et le mal, Hachette, 1948, p. 163).»

Le plaisir mène aux frontières de l’infini. Mais il n’est pas l’infini. Il accomplit le désir du plaisir, mais non la soif d’absolu. L’assouvissement du plaisir se confond avec la quête du désir infini.

«La fascination du plaisir repose en grande partie sur l’équivoque qu’il permet d’entretenir quant à la possibilité de combler le désir (J.-M. POHIER, Le chrétien, le plaisir et la sexualité, Cerf, 1974, p. 31).»

Par la plénitude qu’il procure dans l’instant, le plaisir se confond avec le bonheur. Il est de ce fait recherché comme une fin à laquelle toutes les autres activités sont subordonnées. Il est ambigu parce qu’il se propose comme un absolu.

Le plaisir vécu comme un télos du désir s’arrête au moment de l’orgasme. Il meurt à son paroxysme. Or la quête n’est jamais satisfaite. La recherche du plaisir et le plaisir lui-même invitent à un dépassement du seul plaisir, car le plaisir le plus intense ne peut satisfaire le désir. Si « l’assouvissement tue l’objet du désir (F. PASCE, L’art et le syndrome, Revue française de psychanalyse, 1977, p. 473) », il ne supprime pas le désir lui-même. La satisfaction totale du désir est impossible. Le sens du plaisir n’est donc pas la satisfaction du désir illimité, mais son intégration à un projet qui le déborde.

«Vivre le plaisir comme un tout fermé sur lui-même, sans 'débouché', c’est l’utiliser comme un tranquillisant de l’angoisse, c’est le dénaturer par le jeu de l’illusion qui fait croire qu’il se suffit à lui-même et ne mène à rien qu’au désir sans cesse renaissant (A. PLE, Par devoir ou par plaisir, Cerf, p. 182).»

Mais l’écueil est difficile à éviter à cause de l’ivresse qu’il procure.

Le plaisir et la jouissance mènent donc les corps aux frontières du fini et de l’infini ; là où les portes du charnel semblent s’ouvrir sur un absolu et se refermer sur le temporel. Le plaisir transporte les corps dans une plénitude de bien-être où l’espace et le temps ne semblent plus avoir d’emprise sur le corps. En somme, la sexualité exprime, dans ses moments les plus intenses, à la fois la transcendance et l’immanence du corps. A. Vergote affirme en ce sens que

« le moment du plaisir est de courte durée et, surtout lorsqu’il est érotique et transit tout le corps, il paraît totaliser toute l’existence en un instant et la refermer sur la sensation ponctuelle (A. VERGOTE, Principe de plaisir et principes du plaisir, Communio, 2, 1982, p. 56). »

Le plaisir offre un instant d’éternité, une transcendance défiant les lois de la condition humaine.

2 - Dans les gestes et les actes

L’ambiguïté réside aussi dans les gestes et les actes qui suscitent le désir et le plaisir. L’autre n’est pas indispensable dans la recherche du plaisir. La masturbation le procure également. Mais s’agit-il du même plaisir ? L’auto-érotisme mène à la solitude, à la tristesse et au repli sur soi, car il ne satisfait qu’un besoin organique. Jouir pour jouir est un écueil à éviter :

«C’est une aliénation et un aveuglement que de s’étourdir par la multiplicité indéfinie des plaisirs. C’est un leurre (A. PLE, op. cit., p. 174).»

Dans la relation amoureuse, la quête du plaisir passe par l’autre. Mais là aussi la quête est ambiguë. Aucune caresse n’est jamais totalement désintéressée. Si la caresse procure du plaisir, elle en prend aussi. La caresse n’est pas frottement pour l’un et caresse pour l’autre ; elle est caresse pour celui qui reçoit et celui qui donne. Le baiser ne traduit-il pas une envie de dévorer l’autre, la caresse, le désir d’être caressé en retour ? La pénétration elle-même n’est pas dénuée d’égoïsme. La sexualité est expression de puissance. Elle est le lieu de la réalisation et de l’affirmation du moi. L’ambiguïté de la sexualité repose donc également sur la tentation de domination dans la recherche du plaisir. La violence transforme alors l’autre en esclave ou en chose. Le sens des gestes tombe facilement dans l’équivoque, surtout si les partenaires occultent la dimension du don et de l’accueil qui est au fondement de toute relation. La menace qui pèse alors sur le plaisir ne repose pas sur l’intensité de l’émotion qu’il engendre, mais dans sa tentation narcissique qui le prive de sa dimension relationnelle.

En somme, la tentation narcissique du plaisir ne fait que révéler l’ambiguïté profonde de la nature humaine. Baudelaire écrit fort justement :

«Il y a en tout homme et à toute heure deux postulations simultanées, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan. L’invocation vers Dieu ou spiritualité est un désir de monter en grade, celle vers Satan ou animalité, une joie de descendre (Ch. BAUDELAIRE, Mon cœur mis à nu, XI, Journaux intimes, Œuvres complètes, Robert Laffont, 1980, p. 409).»

Il y a, en effet, en l’homme, le désir de communier avec l’autre, mais aussi la tentation d’utiliser l’autre à ses propres fins. L’homme et la femme auront toujours une position ambivalente face au plaisir. Ils sont confrontés, d’une part, à la recherche du plaisir pour lui-même, dans sa satisfaction immédiate, et, d’autre part, à la maîtrise et au don du corps pour l’autre.

3 - Dans l’expérience de solitude et de séparation

L’ambiguïté du plaisir repose enfin dans l’expérience de séparation et de solitude sur laquelle débouche l’orgasme. Les actes et les paroles qui sont à la source du plaisir installent dans une relation à l’autre. Le désir du plaisir suscite la rencontre. Que serait la rencontre charnelle sans l’attraction du plaisir ? Le désir tomberait de lui-même et il ne subsisterait que la volonté de procréer. Mais le plaisir demeure personnel. F. Chirpaz note que

«possédé par son plaisir, l’être est comme arraché à cette rencontre qu’il désirait... Le moment où la communion croyait être réalisée est celui où chacun demeure seul (F. CHIRPAZ, L’intention de rencontre, Esprit, 289, 1960, p. 1836).»

La jouissance est personnelle et

« le solde de l’acte sexuel est celui de la séparation et du déchirement (N. BRAUNSTEIN, La jouissance, un concept lacanien, Point hors ligne, 1992, p. 131). »

Le plaisir porte vers l’autre tout en ramenant à soi. Il sépare et unit. Il tend vers la communion au risque de la non-communication. La volupté ramène à soi.

«La jouissance est un retrait en soi, une involution. Dans la jouissance frissonne l’être égoïste. La jouissance sépare en engageant dans les contenus dont elle vit. La séparation s’exerce comme l’œuvre positive de cet engagement. Elle ne résulte pas d’une simple coupure, comme un éloignement spatial. Être séparé, c’est être chez soi (E. LEVINAS, Totalité et infini, Le livre de poche, 1971, p. 123 et 157).»

La séparation conduit en une demeure qui n’est pas celle de l’autre. La jouissance se vit en soi par l’autre. Elle ramène à soi tout en provoquant l’ex-tase, ce qui signifie littéralement « être hors de soi ».

Le plaisir possède une vertu paradoxale : il est personnel et pourtant il réunit. Le plaisir est une force de rencontre. Au-delà de la plénitude qu’il procure, le plaisir favorise la relation. Il agit comme un aimant. Il provoque le rapprochement des corps. Le plaisir n’est cependant pas médiation de la relation. Le corps est le lieu de la relation et non le plaisir. Le plaisir n’est que le fruit de la rencontre sexuelle de deux corps.

Deux corps ne communient pas dans l’espace du plaisir, car cet espace n’est pas commun. Chaque jouissance est propre. Il est donc illusoire de vouloir fonder une relation sur le plaisir, car il n’y aura jamais de mise en commun. Le sens du plaisir n’est pas dans le plaisir lui-même. Comme le souligne F. Chirpaz,

« ce qui lui donne sens, ce qui l’établit dans son sens, c’est la rencontre à quoi il invite et qu’il appelle. Le refus de comprendre le plaisir comme suffisance de la satisfaction n’est donc en rien un refus du plaisir en lui-même, il est affirmation que le désir vise, par-delà la satisfaction, à une plénitude que seule la rencontre d’un autre dans son être personnel peut fonder. La tentation et le risque du plaisir est de s’établir dans un oubli de l’autre (F. CHIRPAZ, Dimensions de la sexualité, Études, 1969, p. 420). »

Or dans la rencontre, l’autre est abordé, soit comme sujet, soit comme objet. S’il est sujet, alors il est respecté dans sa dignité humaine ; s’il est objet, alors il n’est qu’un moyen. Or, comme le souligne Jean-Paul II,

« la personne ne peut jamais être considérée comme un moyen d’atteindre une fin, et surtout jamais comme une source de jouissance. C’est la personne qui est et doit être la fin de tout acte. C’est ainsi seulement que l’action répond à la véritable dignité de la personne (JEAN-PAUL II, Lettre aux familles, Mame/Plon, 1994, p. 42). »

Le plaisir est une extase. Son absolutisation enferme le corps dans l’instant et le monde clos des sens. L’ambiguïté ne peut s’assumer et se lever que dans la reconnaissance que l’absolu n’est pas l’absolu du plaisir et dans la réciprocité du don.