L’enfant prodigue (Lc 15)

Selon le Larousse, l'adjectif "prodigue" qualifie celui qui dépense sans mesure, follement.

La parabole de l’enfant prodigue illustre les différentes étapes qui conduisent au pardon.

Verset Commentaire
11 Un homme avait deux fils. Le récit reste sobre sur le contexte, ce qui permet à tous les auditeurs de se sentir concernés.
12 Le plus jeune dit à son père : « Père, donne-moi la part de fortune qui me revient. » Et le père leur partagea son bien. Une décision responsable de l’enfant qui veut sa part d’héritage. En a-t-il le droit ?

La parabole du fils prodigue repose sur une institution connue de l’ancien droit sumérien, qu’on retrouve dans le droit akkadien et qui avait persisté dans le monde du Proche-Orient à l’époque chrétienne.
Le partage d’ascendant était une opération très répandue dans tout le Proche et le Moyen-Orient. On le voit couramment pratiqué au cours du IIIe millénaire avant notre ère dans l’antique droit sumérien, comme au IIe millénaire dans le droit babylonien et la civilisation babylonienne résulte de la fusion des deux races sumérienne et akkadienne.
Une vieille coutume sumérienne reconnaissait au fils le droit de réclamer sa part d’héritage durant la vie de son père. Le partage d’ascendant était légalement constaté sur des tablettes et le fils n’avait plus d’autre droit sur les biens paternels.
Quelle part ce dernier avait-il reçue ? D’après le Deutéronome, le premier-né avait droit à une part double, souvenir d’une vieille coutume des temps patriarcaux. Il était interdit de déroger à cette règle, qui était, dirions-nous, d’ordre public. Ici, en principe, à l’aîné devaient être réservés les deux tiers ; le cadet recevait le tiers. Jean Dauvillier
Voir le lien dans la bibliothèque.

13 Peu de jours après, rassemblant tout son avoir, le plus jeune fils partit pour un pays lointain et y dissipa son bien en vivant dans l’inconduite. Comme pour le contexte, la situation est indéterminée. L’accent est mis sur la richesse vite acquise et vite dépensée. À l’équilibre initial succède la vie de désordre. Une faute : l’inconduite. Quel est le sens du mot grec άσώτος (asôtos) ?

Le fils cadet, une fois sa part reçue, s’empresse de tout réaliser, s’en va en pays lointain et y dissipe toute sa fortune en menant une vie de folles dépenses. Le terme άσώτος (asôtos) désigne une folle prodigalité, ce que rendent exactement les versions syriaques par le mot paràhàyîth, "avec prodigalité". Il ne signifie pas la débauche. Le terme latin "luxuriose" qu’emploie la Vulgate force le sens du texte original. C’est le frère aîné, lors du retour du cadet, qui l’accusera d’avoir mangé son bien avec des courtisanes, μετὰ πορνών (méta pornon). Jean Dauvillier.

14 Quand il eut tout dépensé, une famine sévère survint en cette contrée et il commença à sentir la privation. Quel est le rapport entre la dépense inconsidérée et la famine ? La disette entraine une augmentation des prix d’où la privation.
15 Il alla se mettre au service d’un des habitants de cette contrée, qui l’envoya dans ses champs garder les cochons. Le fils cherche une solution. Il tente de s’en sortir par ses propres moyens. N’y a-t-il pas une part d’orgueil ?

Une famine survient. Le fils prodigue s’attache à un citoyen de ce pays, qui l’envoie dans les champs paître ses troupeaux de porcs. Sans doute conclut-il avec lui un contrat de louage de services, il est resté un homme libre. Jean Dauvillier.

16 Il aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait.

Du contrat il n’arrive même pas à tirer sa subsistance. Car il a envie de remplir son ventre des caroubes, τὰ κεράτια (ta keratia), harrûbhê dans la Pešîttâ, que mangent les porcs. Si de nos jours on fait, en Orient, une excellente confiture avec le fruit du caroubier, celui-ci, lorsqu’il est frais, emporte la bouche et servait à la nourriture des animaux. Et le fils prodigue songe au sort des ouvriers agricoles qui avaient conclu avec son père ce même contrat de louage de services, μίσθιοι (misthioi). Eux avaient des pains en abondance, soit que la rémunération fût fixée en partie en nature, soit qu’ils eussent reçu un merces, un salaire suffisant pour acheter des pains à satiété. Jean Dauvillier.

17 Rentrant alors en lui-même, il se dit : Combien de mercenaires (misthioi) de mon père ont du pain en surabondance, et moi je suis ici à périr de faim ! La prise de conscience de sa faute : « rentrant alors en lui-même »
18 Je veux partir, aller vers mon père et lui dire : Père j’ai péché contre le Ciel et envers toi ; Une décision de conversion : le retour - « je veux partir ».
Préparation de la rencontre avec le père : je vais lui dire.
19 je ne mérite plus d’être appelé ton fils, traite-moi comme l’un de tes mercenaires. » Le fils propose une forme de "contrition" : ne plus être considéré comme un fils, mais devenir un simple ouvrier.

Il demande à son père d’être traité comme l’un de ses ouvriers à gages, µίσθιοι (misthio), qui sont ses serviteurs, δούλοι (douloi), et d’être seulement rémunéré en vertu d’une locatio operarum : il recevra en contrepartie du travail qu’il fournira la rétribution qui est allouée à l’un de ces ouvriers agricoles et pourra ainsi se nourrir. Mais il sera dans un état de subordination vis-à-vis de son père, qui sera désormais son employeur et aura qualité pour lui donner des ordres : en droit babylonien et dans les divers droits orientaux, comme en droit romain, la personne louée est en effet dans cette situation de dépendance ; pour exprimer cet état de soumission, les formulaires babyloniens employaient la même expression que le psaume 123, « comme les yeux des serviteurs sont fixés sur les mains de leurs maîtres ». Telle est du moins la solution que suggère le fils prodigue à son retour. Jean Dauvillier.

Mais peut-on parler de repentir à propos de ce fils cadet ? Il rompt brutalement avec le père, s’éloigne de lui… et s’il revient ce n’est pas par amour du père mais à cause de la faim et de la détresse. On l’entend bien d’ailleurs, s’il regrette son action passée, s’il sait combien il a péché, il ne revient pas pour un pardon. Ce n’est pas son horizon. Il revient juste pour devenir un ouvrier. Il ne se sent plus digne du titre de fils, et désire seulement être accueilli comme un ouvrier cherchant travail, rien de plus. Pour lui, tout retour à la situation initiale est impossible. Il reconnaît sa grande responsabilité : j’ai péché contre le ciel et envers toi, mais n’évoque pas de pardon : il souhaite simplement survivre. S’il évoque son père, ce péché l’empêche de se reconnaître comme fils : Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers. C’est tout ce qu’il mérite. François Bessonnet. Voir le lien dans la bibliothèque.

20 Il partit donc et s’en alla vers son père. Tandis qu’il était encore loin, son père l’aperçut et fut pris de pitié ; il courut se jeter à son cou et l’embrassa tendrement. L’acte du retour.
L’accueil du père.

Comme le fils est parti vers un pays lointain (makrân, μακράν), le père aperçoit celui-ci de loin (makrân, μακράν) : comme si le regard du père n’avait jamais quitté le fils. François Bessonnet.

21 Le fils alors lui dit : « Père, j’ai péché (hēmarton) contre le Ciel et envers toi, je ne mérite plus d’être appelé ton fils. » L’aveu du péché et non d’une faute, car au cas présent, il n’y a pas de faute devant la loi. La parole libère d’un poids.
22 Mais le père dit à ses serviteurs : « Vite, apportez la plus belle robe et l’en revêtez, mettez-lui un anneau au doigt et des chaussures aux pieds. Les paroles du père : le pardon du père qui ouvre un avenir à son enfant ; l’absence de questions et de jugement.
23 Amenez le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons,
24 car mon fils que voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il est retrouvé ! » Et ils se mirent à festoyer. La joie et la fête de la résurrection.
25 Son fils aîné était aux champs. Quand, à son retour, il approcha de la maison, il entendit de la musique et des danses.
26 Appelant un des serviteurs, il lui demanda ce que c’était.
27 Celui-ci lui dit : “C’est ton frère qui est arrivé, et ton père a tué le veau gras parce qu’il l’a vu revenir en bonne santé.”
28 Alors il se mit en colère et il ne voulait pas entrer. Son père sortit pour l’en prier ;
29 mais il répliqua à son père : “Voilà tant d’années que je te sers sans avoir jamais désobéi à tes ordres ; et, à moi, tu n’as jamais donné un chevreau pour festoyer avec mes amis.
30 Mais quand ton fils que voici est arrivé, lui qui a mangé ton avoir avec des filles, tu as tué le veau gras pour lui !”
31 Alors le père lui dit : “Mon enfant, toi, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi.

Le fils aîné est indigné. Il n’est pas entré en possession de sa part. Le père, οίκοδεσττότης, a continué à gouverner son patrimoine. Il demeure pleinement propriétaire des biens qu’il n’a pas partagés. C’est pourquoi l’aîné se plaint que son père n’ait même pas songé à lui donner un chevreau pour festoyer avec ses amis. C’est pourquoi aussi le père, par pure générosité, peut accueillir le fils cadet et le faire vivre à l’avenir sur son patrimoine. Il conserve en effet le pouvoir de faire non seulement des actes d’administration, mais encore de disposition entre vifs. D’où le mécontentement du fils aîné, qui se plaint des libéralités faites au cadet, qu’il considère comme indignes à jamais de l’affection et des donations paternelles.

Néanmoins, le partage d’ascendant a été effectué. Le fils cadet, qui a reçu sa part, qu’il a dissipée, ne peut plus prétendre à l’héritage paternel. À la mort du père, tout le patrimoine reviendra au fils aîné, avec les accroissements qui sont dus à son travail. C’est ce qu’indique la réponse du père, à laquelle il faut donner toute sa rigueur de droit : καὶ πάντα τὰ ἐμὰ σὰ ἐστιν, "tout ce qui est à moi est à toi".

La parabole du fils prodigue, indépendamment bien sûr de son sens spirituel, suit donc clairement les règles juridiques du partage d’ascendant. Jean Dauvillier.

32 Mais il fallait festoyer et se réjouir, parce que ton frère que voici était mort et il est vivant, il était perdu et il est retrouvé.”

L’un et l’autre, furent ou sont, à l’écart. Car, l’un comme l’autre, le cadet comme l’aîné voient en ce père un pourvoyeur de bien. Le cadet demandait juste de quoi manger après sa faillite, l’autre demande à être mieux récompensé. Les relations au père se situent sur le plan de la rétribution et non de la grâce. L’aîné travaille, est au service du père pour obtenir une juste rétribution. Or comme le rappelle le père de la parabole : Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Le seul mérite est d’abord d’être cet enfant auprès du père, toujours, mettant en avant l’importance de la relation. Tout est donné, déjà dans cette relation : tout ce qui est à moi est à toi. Le père appelle ses enfants à ne pas se considérer comme des ouvriers ou des serviteurs, mais comme des fils et des frères. Or, c’est bien ce qu’offre ce père à l’un, comme à l’autre, invitant l’un et l’autre à cette même réconciliation nécessaire et vitale : Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! François Bessonnet.

enfant prodigue

En courant à la rencontre du fils cadet repenti et en le couvrant de baisers (15,20), le père se révèle comme celui qui seul peut effacer le passé et créer un authentique avenir. En sortant à la rencontre du fils aîné (15,28), le père apparaît comme celui qui seul peut dépasser la simple justice pour faire exister l’amour. Dans sa dynamique même, le récit configure un Dieu qui fait surgir l’amour et qui, de cette façon, permet d’effacer le passé marqué par la transgression, pour ouvrir un avenir réellement neuf. Jean Zumstein. Voir le lien dans la bibliothèque.

Le rôle d’un Père est d’éduquer, d’accompagner quand on tombe, d’apprendre aussi à se retirer quand l’enfant le rejette. Un Père regarde avec son amour infini ses enfants libres de s’aimer ou de se déchirer. Sa toute-puissance de Père ne peut que mettre dans leur cœur la soif d’aimer pour sortir de la violence. La toute-puissance de Dieu-Père est une toute-puissance d’amour qui relève, et restaure l’amour blessé et déçu. Laurence Berlot, La Croix, 22/01/2021.