L’enfer

L’enfer, en tant que lieu de punition éternelle des âmes damnées, représente l’un des concepts les plus puissants et les plus durables de l’histoire religieuse et culturelle de l’humanité. Sa présence traverse les époques et les civilisations, influençant la morale, la loi, l’art, et la philosophie. Cette étude se propose d’explorer l’évolution, la diversité et les implications théologiques et philosophiques du concept d’enfer, en se concentrant principalement sur les traditions abrahamiques (judaïsme, christianisme et islam), tout en offrant un aperçu de ses manifestations dans d’autres religions.

Loin d’être une simple doctrine statique, l’enfer est un concept qui a subi des transformations radicales. Il a évolué, passant d’un simple royaume des morts (comme le "sheol" juif primitif ou l’"hades" grec) à un lieu de châtiment divin organisé et souvent terrifiant (comme la géhenne chrétienne ou le jahannam islamique). Notre analyse débutera par une exploration des origines sémantiques et mythologiques du concept, avant de s’attacher à la manière dont ces idées ont été codifiées et débattues au sein des principales traditions religieuses. Nous examinerons les questions théologiques soulevées par l’enfer : la justice divine face à la miséricorde, le libre arbitre humain, et la nature de la souffrance post-mortem.

Les récits de l’enfer sont indissociables de la construction de l’identité religieuse et de la moralité collective. Ils fonctionnent non seulement comme des avertissements eschatologiques, mais aussi comme des outils pour modeler le comportement terrestre. L’impact culturel de l’imagerie infernale, notamment dans les œuvres de Dante Alighieri ou de John Milton, témoigne de la force narrative du sujet. En combinant l’analyse textuelle, l’histoire des idées et la critique théologique, cette étude vise à préciser la notion de l’enfer pour en saisir sa portée religieuse et existentielle.

Plan détaillé de l’étude

a. Fondations et origines du concept d’enfer

  • les royaumes des morts pré-eschatologiques (sheol, hades, duat)
  • l’émergence du châtiment post-mortem (géhenne et tartare)
  • la notion de justice divine et rétribution dans les textes anciens

b. L’enfer dans les grandes traditions abrahamiques

  • le judaïsme et la diversité des interprétations
  • le christianisme : la doctrine de l’enfer et son évolution dogmatique
  • l’islam : jahannam, la vie après la mort et la miséricorde d’Allah

c. Débats théologiques et défis philosophiques

  • la miséricorde divine contre la peine éternelle
  • la question de l’annihilation et de l’universalisme
  • le libre arbitre et la prédestination face à la damnation

d. L’impact culturel, littéraire et psychologique de l’enfer

  • les représentations de l’enfer dans l’art et la littérature (Dante, Milton)
  • l’enfer comme outil de contrôle social et de construction morale
  • de l’eschatologie à la psychologie : l’enfer intérieur

1. Fondations et origines du concept d’enfer

Les royaumes des morts pré-eschatologiques (sheol, hades, duat)

Avant l’établissement d’une doctrine claire de châtiment éternel pour les pécheurs, les civilisations anciennes concevaient le monde souterrain (ou royaume des morts) principalement comme un lieu neutre où toutes les âmes étaient rassemblées après la mort, sans distinction morale fondamentale. Cette conception est cruciale pour comprendre l’évolution du concept.

Le judaïsme primitif évoque le shéol, souvent traduit par "foyer des morts" ou "tombe". Le credo parle "des enfers". Les descriptions bibliques le présentent comme un endroit obscur, silencieux et poussiéreux, où les âmes (appelées "rephaim", les ombres) sont séparées de Dieu. Le "sheol" n’était initialement pas un lieu de rétribution morale, mais une destination commune, comme l’indiquent des passages tels que : « car il n’y a ni œuvre, ni raison, ni science, ni sagesse, dans le "sheol", le lieu où tu vas » ("Ecclésiaste 9:10"). Les morts, qu’ils soient justes ou impies, y descendaient, et l’accent théologique était mis sur la vie présente et la relation avec Dieu sur terre, plutôt que sur le statut de l’âme après la mort.

Voir l’étude sur le shéol.

De même, la tradition grecque décrivait l’hades comme le royaume sous la terre, gouverné par le dieu du même nom. Homère dépeint l’hades comme un lieu lugubre, visité par Ulysse dans l’Odyssée, où les âmes errent comme des ombres. Bien que l’hades contienne des régions de punition spécifiques pour des figures exceptionnelles (Tartarus pour les Titans, par exemple), l’existence de la majorité des défunts y est morne, mais non explicitement punitive au sens moral et universel que l’on donnera plus tard à l’enfer. C’est l’influence des cultes à mystères et de la philosophie (notamment Platon, avec son mythe d’Er) qui introduira progressivement l’idée d’un jugement universel et de la rétribution après la mort dans le monde hellénistique.

Dans la cosmologie égyptienne, le "duat" était le monde souterrain où le dieu soleil Rê voyageait chaque nuit. Bien qu’il s’agisse d’un lieu de danger et de démons pour le soleil, le défunt qui parvenait à le traverser après avoir été jugé par Osiris (lors de la célèbre pesée du cœur) accédait à la vie éternelle dans les champs d’Ialou. Pour les Égyptiens, le jugement existait, mais l’échec menait à l’annihilation ou à la non-existence, et non à une torture perpétuelle, un concept distinct de la damnation éternelle chrétienne.

Ces exemples montrent que l’idée initiale était celle d’une existence diminuée et universelle pour les morts. Le passage à la notion d’un lieu spécifiquement réservé à la souffrance punitive et morale marque une évolution eschatologique majeure, souvent liée à une intensification de la croyance en un jugement final et en la résurrection.

L’émergence du châtiment post-mortem (géhenne et tartare)

Le glissement s’opère avec l’introduction de termes spécifiques pour désigner le lieu du châtiment moral. Dans la littérature intertestamentaire et le Nouveau Testament, le mot "géhenne" (Γέεννα) prend une importance capitale pour les chrétiens. L’origine de ce terme est géographique : "Ge Hinnom", la vallée de Hinnom, située au sud de Jérusalem.

Historiquement, cette vallée était associée à des pratiques abominables, notamment les sacrifices d’enfants au dieu Moloch, comme l’attestent les livres des Chroniques et de Jérémie. Plus tard, elle est devenue, dans la tradition rabbinique et populaire, un lieu de crémation perpétuelle des déchets et des corps d’animaux, symbolisant l’impureté et le feu inextinguible.

2Ch 28,3 Lui-même, il offrit de l’encens dans le ravin de Ben-Hinnom et il brûla ses fils par le feu, suivant les abominations des nations que le SEIGNEUR avait dépossédées devant les fils d’Israël.

Jr 7,31 Ils érigent le tumulus du Tafeth dans le ravin de Ben-Hinnom pour que leurs fils et leurs filles y soient consumés par le feu ; cela, je ne l’ai pas demandé, je n’en ai jamais eu l’idée.

Dans les Évangiles synoptiques, le Christ utilise le terme "géhenne" pour mettre en garde contre la destruction de l’âme et du corps. Il ne s’agit plus du "sheol" neutre, mais d’un lieu de jugement divin :

« Ne craignez pas ceux qui tuent le corps, mais ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la "géhenne" » (Matthieu 10:28).

Ce passage établit clairement la "géhenne" comme un lieu de châtiment corporel et spirituel par le feu, le séparant de la notion de simple tombe. La connexion entre le feu, l’impureté rituelle et la punition divine est ainsi solidement établie.

Pour ce qui est du Nouveau Testament, une chose frappe d’emblée. En comparaison avec la mention omniprésente du ciel – plus de 260 fois, avons-nous vu –, celle de l’enfer s’y avère rarissime. Les doigts des deux mains suffisent en effet à y dénombrer d’un bout à l’autre les emplois du terme hadès. Absent chez Marc et Jean, on ne le trouve qu’à deux reprises chez Matthieu (en 11, 23 et 16, 18). Même chose chez Luc : une fois dans un passage commun avec Matthieu (10, 15) et une fois dans un autre qui lui est propre (16, 23). Pour le reste, hadès revient trois fois dans un passage des actes des Apôtres (2, 24.27.31) et quatre fois dans l’Apocalypse [1, 18 ; 6, 8 ; 20, 13-14]. Deuxième constatation. Parmi ces occurrences, il n’en est qu’une où l’« enfer » se rapporte au sort des pécheurs après la mort. Cela se trouve en Lc 16, dans la parabole dite du mauvais riche et de Lazare.

19« Il y avait un homme riche qui s’habillait de pourpre et de linge fin et qui faisait chaque jour de brillants festins. 20Un pauvre du nom de Lazare gisait couvert d’ulcères au porche de sa demeure. 21Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais c’étaient plutôt les chiens qui venaient lécher ses ulcères. 22« Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges au côté d’Abraham ; le riche mourut aussi et fut enterré. 23Au séjour des morts, comme il était à la torture, il leva les yeux et vit de loin Abraham avec Lazare à ses côtés. 24Alors il s’écria : “Abraham, mon père, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre le supplice dans ces flammes.” 25Abraham lui dit : “Mon enfant, souviens-toi que tu as reçu ton bonheur durant ta vie, comme Lazare le malheur ; et maintenant il trouve ici la consolation, et toi la souffrance. 26De plus, entre vous et nous, il a été disposé un grand abîme pour que ceux qui voudraient passer d’ici vers vous ne le puissent pas et que, de là non plus, on ne traverse pas vers nous.” 27« Le riche dit : “Je te prie alors, père, d’envoyer Lazare dans la maison de mon père, 28car j’ai cinq frères. Qu’il les avertisse pour qu’ils ne viennent pas, eux aussi, dans ce lieu de torture.” 29Abraham lui dit : “Ils ont Moïse et les prophètes, qu’ils les écoutent.” 30L’autre reprit : “Non, Abraham, mon père, mais si quelqu’un vient à eux de chez les morts, ils se convertiront.” 31Abraham lui dit : “S’ils n’écoutent pas Moïse, ni les prophètes, même si quelqu’un ressuscite des morts, ils ne seront pas convaincus.” »

Lire la suite de l’étude de Michel Gourgues

Parallèlement, dans la culture hellénistique et la littérature chrétienne naissante, le terme "tartare" (Τάρταρος) fait également surface. Bien que rarement utilisé dans le Nouveau Testament (seulement dans "2 Pierre 2:4"), il est issu de la mythologie grecque où il représentait la prison la plus profonde sous l’"hades", réservée aux divinités rebelles et aux grands criminels. Son usage dans le Nouveau Testament, en référence aux anges déchus, renforce l’idée d’une prison spécifique pour les êtres coupables de transgressions graves, marquant une hiérarchie dans le monde des morts et des punitions.

« Car, si dieu n’a pas épargné les anges qui ont péché, mais les a précipités dans le tartare et les a livrés aux chaînes de l’obscurité pour les garder en vue du jugement… » (2P 2,4)

Ces développements terminologiques – le passage du "sheol" neutre à la "géhenne"" punitive et au "tartare" carcéral – sont fondamentaux. Ils marquent la transition d’une cosmologie où l’au-delà est un destin commun à une eschatologie où le statut post-mortem est directement déterminé par les actions morales sur terre, jetant ainsi les bases de la doctrine classique de l’enfer.

La notion de justice divine et rétribution dans les textes anciens

L’évolution du lieu de la mort vers un lieu de châtiment éternel est indissociable d’une transformation théologique concernant la nature de la justice divine. Dans les religions dites primitives, la rétribution était souvent perçue comme un concept immanent, se manifestant par des bénédictions ou des malédictions affectant la vie terrestre, la fertilité ou la lignée. Cependant, avec la maturation des doctrines eschatologiques, l’injustice observée sur terre a nécessité la projection d’une justice transcendante et finale dans l’au-delà.

Voir l’étude sur la rétribution.

Une influence sur le développement du dualisme moral et du jugement post-mortem provient probablement du zoroastrisme (ou mazdéisme) persan. Cette ancienne religion met l’accent sur le conflit cosmique entre Ahura Mazda (le bien) et Angra Mainyu (le mal). Le concept du jugement individuel, où les âmes doivent traverser le pont de Chinvat (le pont du compte), est central. Pour les justes, le pont est large ; pour les impies, il se rétrécit en lame de rasoir, les faisant tomber dans l’abîme du mal et de la punition. Cette clarté entre salut et damnation, ainsi que la rétribution individualisée, ont exercé une influence considérable sur les doctrines judaïques et chrétiennes développées durant la période du Second Temple et l’ère hellénistique.

Dans la littérature apocalyptique juive, notamment dans le Livre d’Hénoch, l’eschatologie devient explicite et complexe. Ce texte introduit des concepts détaillés de la punition des anges déchus et des pécheurs humains dans des lieux de détention spécifiques. Ces descriptions sont un terreau fertile pour l’imagerie chrétienne ultérieure de l’enfer. L’idée que Dieu, par sa justice, doit corriger les inégalités criantes de l’existence terrestre, propulse la rétribution post-mortem au premier plan de la croyance. Le jugement final n’est plus seulement une évaluation, mais un acte nécessaire pour rétablir l’équilibre moral de l’univers.

« Et le seigneur dit à Michel : va et annonce le jugement à Semyaza et à tous ceux qui sont avec lui, et qui se sont unis aux femmes pour se souiller avec elles dans toute leur impureté. Et lorsqu’ils auront des fils, frappe-les, afin qu’ils ne vivent pas au-delà de cinq cents ans.

« Alors je vis un endroit plus grand que le premier, et le feu le remplissait. Et là, il y avait des colonnes de feu qui descendaient en profondeur ; leur grandeur et leur hauteur étaient incommensurables. Et j’interrogeai sur cela, disant : qu’est-ce que cet endroit ? Alors l’ange Uriel, qui était avec moi, me répondit et me dit : cet endroit est la prison des anges ; et là, ils seront détenus éternellement, car ils ont péché au-dessus des étoiles du ciel et sont devenus impurs", et ont dévoilé des secrets à la race humaine. » Extrait du Livre d’Hénoch (première partie, Le Livre des Veilleurs).

Ce besoin de justice soulève cependant la tension théologique qui caractérisera l’enfer classique : la conciliation de la bonté infinie de Dieu avec la durée infinie de la damnation. Si la justice exige que la faute soit punie, la miséricorde ne devrait-elle pas poser une limite à cette punition ?

En conclusion de cette première partie, l’enfer n’est pas un concept inventé ex nihilo, mais l’aboutissement d’une lente convergence d’idées : le royaume des morts neutre des cultures antiques, l’impulsion dualiste des religions orientales, et l’exigence théologique d’une justice divine parfaite pour compenser les échecs de la justice humaine.

2. L’enfer dans les grandes traditions abrahamiques

Les trois grandes religions monothéistes — judaïsme, christianisme et islam — partagent une racine historique et des figures prophétiques communes, mais ont développé des doctrines de l’au-delà et de l’enfer très distinctes. L’étude de ces différences est essentielle pour appréhender la complexité du concept.

Le judaïsme et la diversité des interprétations

Contrairement au christianisme et à l’islam, le judaïsme n’a jamais codifié une doctrine unique et rigide de l’enfer. Le concept de shéol a évolué, mais le "Ge Hinnom" (ou "gehenna" dans sa forme hébraïque talmudique, ou "gehinom") est le terme qui désigne le lieu de purification et/ou de châtiment.

Dans le judaïsme rabbinique, le "gehinom" est avant tout perçu comme un lieu de purification temporaire. L’une des opinions les plus répandues, basée sur le Talmud (Traité Roch Hachana 16b-17a), est que les pécheurs ordinaires y passent un maximum de douze mois avant que leurs âmes ne soient purifiées et qu’ils accèdent au Olam Haba (le monde à venir). Seuls les pécheurs les plus endurcis, ceux qui ont nié les fondements de la foi (tels que les hérétiques ou ceux qui ont humilié publiquement leur prochain), subissent un châtiment permanent ou, dans certaines interprétations, l’annihilation complète de l’âme.

L’approche juive est souvent caractérisée par l’accent mis sur la miséricorde divine et le concept de "teshouva" (repentir). La punition est vue comme médicinale et réparatrice plutôt que purement punitive. Le débat sur le destin des âmes impies est ouvert. Certains mystiques, comme dans la Kabbale, ont développé des cosmologies complexes impliquant la réincarnation (gilgul) pour permettre aux âmes de s’amender, minimisant ainsi l’idée d’une damnation permanente pour la majorité des individus. En substance, le judaïsme préfère se concentrer sur l’importance des actions et des intentions dans le présent plutôt que de se perdre dans les descriptions détaillées des tourments de l’au-delà.

La géhenne juive est donc, pour la plupart des traditions, un creuset, une nécessité temporaire pour laver les souillures du monde matériel. Cette nuance est fondamentale et la distingue nettement de l’interprétation chrétienne dominante.

Le christianisme : la doctrine de l’enfer et son évolution dogmatique

Dans le christianisme, la doctrine de l’enfer a été codifiée avec une force dogmatique inégalée. Si le Nouveau Testament utilise les termes "géhenne" (lieu de châtiment) et "hades" (royaume des morts), c’est l’enseignement des Pères de l’Église et des conciles qui a façonné l’image classique.

Dès les premiers siècles, des penseurs comme Tertullien ont insisté sur la réalité des souffrances infernales, renforçant l’idée d’une peine éternelle pour ceux qui meurent en état de péché mortel sans repentance. La doctrine de l’enfer est devenue le pilier eschatologique du salut : le Christ sauve les fidèles de cette damnation inéluctable. La souffrance infernale est double : la "poena damni" (la peine de la perte), c’est-à-dire la séparation définitive d’avec Dieu, source de tout bien, et la "poena sensus" (la peine des sens), c’est-à-dire la souffrance physique et morale infligée par le feu et autres tourments.

Tertullien exprime sa hâte de voir les tourments des pécheurs, des philosophes et des persécuteurs dans l’enfer :

« Quel spectacle m’excitera à la joie ? Quel sera mon étonnement ? Ma gaieté, mon délire ? Quand je verrai tant de rois… gémir dans les profondes ténèbres, et avec eux les philosophes, ceux qui assuraient à leurs disciples que Dieu ne s’occupait de rien, et que rien ne nous est à craindre après la mort ; et les poètes tremblants devant le tribunal de christ, eux qui l’avaient ignoré… et les acteurs, que le feu aura purifiés, beaucoup plus brûlants que le feu qu’ils allumaient en eux ; et les cochers, tout rouges sur ces roues de feu. » Tertullien, Quintus Septimius Florens. De Spectaculis (Des Spectacles). Chapitre 30.

Le Moyen Âge a vu l’apogée théologique de l’enfer. Les théologiens scolastiques, notamment Augustin et Thomas d’Aquin, ont formalisé la doctrine de l’éternité des peines.

Chez augustin, le Livre XXI de La Cité de Dieu est entièrement consacré à la doctrine de la damnation, et plus particulièrement à l’argumentation contre ceux qui remettaient en question la possibilité du feu éternel sur des corps ressuscités. Augustin y défend sans ambiguïté l’éternité des peines et la nature réelle du feu de l’enfer. Augustin utilise la comparaison du feu éternel de l’enfer avec le feu des salamandres ou des volcans pour défendre que Dieu est capable de créer un feu qui brûle sans consumer (un feu éternel). Dans le chapitre 9 du Livre XXI, il affirme que la difficulté à comprendre la nature de ce feu ne doit pas remettre en question la parole divine :

« Qui osera affirmer que dieu ne peut pas, pour la punition de corps maudits, créer quelque feu dont la propriété serait, par une merveilleuse puissance, d’échauffer sans consumer, d’affliger sans détruire ? […] que personne ne nous oppose donc la nature, mais la parole de dieu ; car, si elle n’existait pas, personne n’oserait dire qu’un feu puisse consumer sans détruire. »

Thomas d’Aquin, dans sa "Summa Theologiae", justifie l’éternité par la nature du péché (une offense à Dieu, un être infini) et par la perfection de la justice divine, arguant que si Dieu est le juge suprême, sa sentence doit être finale et immuable. De plus, il soutient qu’une partie de la béatitude des saints au paradis réside dans la contemplation de la justice divine manifestée dans le châtiment des damnés : « afin que la béatitude soit plus agréable aux saints et qu’ils rendent de plus grandes actions de grâce à dieu pour elle » (Summa Theologiae, Supplément, Q. 94, A. 3). Cette perspective, bien que controversée aujourd’hui, a longtemps cimenté le dogme catholique.

La Réforme protestante n’a pas fondamentalement remis en cause la doctrine de l’enfer éternel, mais l’a parfois intensifiée par l’accent mis sur la prédestination (Calvin). Cependant, l’époque moderne et contemporaine a vu la doctrine de l’enfer subir un recul et une remise en question progressive. Les concepts d’annihilation (l’âme des pécheurs est détruite plutôt que torturée éternellement) et d’universalisme (tous seront finalement sauvés, y compris par l’enfer) ont gagné du terrain, même au sein de certaines factions du christianisme. Les débats se concentrent aujourd’hui sur l’incompatibilité perçue entre un Dieu d’amour et un châtiment sans fin, menant à des interprétations symboliques de l’enfer plutôt qu’un lieu littéral de feu.

L’islam : jahannam, la vie après la mort et la miséricorde d’Allah

Dans l’islam, l’enfer est connu sous le nom de Jahannam" (جهنم), un terme étymologiquement lié à l’hébreu "Ge Hinnom". Le Coran et les Hadiths fournissent des descriptions détaillées et souvent extrêmement vivantes de "Jahannam" et de ses supplices.

Le "Jahannam" est décrit comme un lieu de feu intense, de boisson de pus bouillant ("hamim") et de nourriture d’arbres épineux ("zaqqum"), destiné à ceux qui ont rejeté l’unicité de Dieu ("Tawhid") et qui ont commis de grands péchés sans se repentir. L’eschatologie islamique insiste fortement sur le jugement final (Yawm al-Qiyāmah), où chaque individu sera jugé sur ses actions. La croyance en la vie après la mort, qui inclut le paradis ("Jannah") et l’enfer ("Jahannam"), est l’un des six articles de foi.

Cependant, la doctrine islamique introduit une distinction cruciale qui tempère l’éternité pour tous : la durée de la peine est généralement considérée comme éternelle uniquement pour les "mécréants" (ceux qui ont rejeté la foi et l’unicité de Dieu). Pour les musulmans pécheurs (ceux qui ont cru, mais ont commis des péchés non pardonnés), la peine est temporaire et sert de purification avant l’entrée éventuelle au paradis, conformément au Hadith : « celui qui meurt et croit en Allah n’entrera pas dans le feu pour toujours, même s’il a commis la fornication et le vol » (Sahih Al-Bukhari). L’insistance sur la miséricorde d’Allah (Ar-Rahman Ar-Rahim, le très miséricordieux, le tout miséricordieux) est un contrepoint théologique constant à la justice rigoureuse de "Jahannam".

3. Débats théologiques et défis philosophiques

La doctrine de l’enfer, en particulier celle de la peine éternelle, n’a jamais été acceptée sans controverse. Elle confronte la théologie et la philosophie à des défis majeurs concernant la nature de Dieu, la justice, et la signification de l’existence humaine. Cette section explore les principaux courants de contestation interne aux traditions religieuses.

La miséricorde divine contre la peine éternelle

Le défi fondamental lancé à la doctrine classique de l’enfer repose sur l’incompatibilité apparente entre l’attribut de la miséricorde infinie de Dieu et celui de châtiment éternel. Comment un Dieu défini comme Amour (tel que décrit dans 1 Jean 4:8 dans le Nouveau Testament) pourrait-il créer ou maintenir éternellement des créatures dans un état de souffrance absolue ? Ce dilemme, souvent appelé le "problème de l’enfer", est l’un des plus ardus de la théodicée.

Les défenseurs de la doctrine soutiennent que la miséricorde est manifestée par la possibilité du salut offerte à tous, mais que la justice divine doit être satisfaite. L’enfer n’est pas un échec de la miséricorde, mais la conséquence nécessaire du libre arbitre humain. Dieu ne condamne pas ; l’homme se condamne lui-même en choisissant délibérément la séparation d’avec Dieu. Dans cette optique, l’enfer est l’état choisi par l’âme qui rejette l’amour et la lumière divins. C’est l’essence même du péché comme acte d’auto-séparation.

L’hypothèse de l’enfer éternel pose question. Pourrions nous être heureux au paradis en sachant qu’un de nos proches est en enfer, ou même un étranger. Dieu n’efface pas notre histoire de notre mémoire.

Cependant, les critiques insistent sur la disproportion entre un péché commis dans le temps (une vie humaine finie) et une sanction subie dans l’éternité (un temps infini). Les théologiens modernes, tels que Hans Urs von Balthasar, ont formulé l’idée qu’il est possible d’espérer que tous soient sauvés, sans toutefois affirmer dogmatiquement l’universalisme, afin de préserver l’intégrité de la miséricorde divine tout en reconnaissant la liberté de l’homme.

« Prions pour tous nos frères qui sont encore en vie, car l’heure de leur mort peut être la fin de leur liberté. Mais nous ne pouvons pas refuser d’espérer pour eux. […] Le devoir est de prier pour le salut de tous, et cette prière est la plus haute expression de l’espérance. La question n’est pas : ‘est-ce que l’enfer existe ?’ mais : ‘est-ce que l’enfer sera vide ?’ ». Balthasar, Hans Urs von. Espérer pour tous (Dare We Hope That All Men Be Saved?). 1986.

La question de l’annihilation et de l’universalisme

Face à ces tensions, deux doctrines alternatives majeures ont émergé pour modérer ou éliminer la peine éternelle : l’annihilation"" et l’universalisme.

L’annihilation soutient que l’âme des impies ne subit pas de tourments éternels, mais est plutôt détruite ou réduite au néant après le jugement ou après une période limitée de souffrance. Les tenants de cette position s’appuient souvent sur des passages bibliques qui parlent de la destruction de l’âme dans la géhenne (Matthieu 10:28), plutôt que de son maintien éternel en vie dans la douleur. Ils arguent qu’une immortalité de l’âme n’est pas un attribut inhérent, mais un don divin accordé uniquement aux sauvés. Cette approche résout le problème de l’éternité des peines tout en maintenant la justice rétributive de Dieu.

« Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui ne peuvent tuer l’âme ; craignez plutôt celui qui peut faire périr l’âme et le corps dans la Géhenne. Mt 10,28 ».

L’universalisme (ou salut universel) affirme que, par la victoire du Christ sur le péché et la mort, ou par la miséricorde illimitée, tous les êtres humains seront finalement sauvés et réconciliés avec Dieu. Il existe plusieurs formes d’universalisme : l’universalisme classique (comme celui soutenu par Origène dans les premiers siècles, qui pensait que même le diable et ses démons seraient un jour restaurés) et l’universalisme ""moderne"", souvent basé sur la conviction que l’amour de Dieu est trop puissant pour échouer. Les universalistes citent des passages comme 1 Corinthiens 15:22 : « comme tous meurent en adam, de même aussi tous revivront en christ ». Cette doctrine offre la solution la plus complète au problème de la miséricorde, mais est souvent rejetée par les dogmatiques pour son apparente négation du libre arbitre et de la menace de la damnation.

« Lorsque la fin sera rétablie comme elle était au commencement, alors l’œuvre de la guérison sera accomplie, et la restauration de toutes choses sera totale, incluant la soumission de toutes les intelligences au christ, y compris le diable lui-même, et tous ceux qui étaient sous son pouvoir. Car l’amour de dieu ne peut souffrir qu’aucune créature soit laissée hors de son cercle de bénédiction. » (Origène, Adapté de De Principiis, Livre III, Chapitre 6, avec emphasis sur le principe de l’amour divin.)

Le libre arbitre et la prédestination face à la damnation

Le rôle de l’intention et du choix est au cœur de la doctrine de l’enfer. Si l’enfer est éternel, cela signifie que la faute commise par l’être humain est d’une gravité si absolue qu’elle ne peut être pardonnée, ou que l’âme damnée persiste dans son rejet de Dieu pour l’éternité. La théologie catholique, insistant sur le libre arbitre, considère l’enfer comme le résultat final et irréversible d’un choix humain de se séparer de Dieu. L’enfer est alors l’auto-exclusion.

3. La «damnation» ne doit donc pas être attribuée à l’initiative de Dieu, car dans son amour miséricordieux, il ne peut vouloir que le salut des êtres qu’il a créés. En réalité, c’est la créature qui se ferme à son amour. La «damnation» consiste précisément dans l’éloignement définitif de Dieu librement choisi par l’homme et confirmé à travers la mort qui scelle pour toujours ce choix. La sentence de Dieu ratifie cet état.

4. La foi chrétienne enseigne que, dans le risque du «oui» et du «non» qui distingue la liberté de la créature, certains ont déjà dit non. Il s’agit des créatures spirituelles qui se sont rebellées à l’amour de Dieu et qui sont appelées démons (cf. Concile du Latran IV: DS 800-801). Pour nous, êtres humains, leur vie résonne comme un avertissement: il s’agit d’un rappel constant à éviter la tragédie dans laquelle débouche le péché, et à modeler notre existence sur celle de Jésus qui s’est déroulée sous le signe du «oui» à Dieu.

La damnation demeure une possibilité réelle, mais il ne nous est pas donné de connaître, sans révélation divine particulière, quels êtres humains sont effectivement concernés. La pensée de l’enfer - et plus encore la mauvaise utilisation des images bibliques -, ne doit pas créer de psychose ni d’angoisse, mais représente un avertissement nécessaire et salutaire à la liberté, au sein de l’annonce selon laquelle Jésus le Ressuscité a vaincu Satan, nous donnant l’Esprit de Dieu, qui nous fait invoquer «Abba, Père» (Rm 8, 15; GA 4, 6).

JEAN-PAUL II, AUDIENCE GÉNÉRALE, Mercredi 28 juillet 1999, L’enfer comme refus définitif de Dieu.

Dieu ne pouvait pas créer un être humain qui soit d’entrée de jeu déjà fixé dans le bien, car alors il ne ferait que jouer avec une marionnette. Ce qui vaut du commencement vaut aussi de la fin. Notre liberté, selon le mot très juste de Karl Rahner, est « le pouvoir unique du définitif. […] La liberté est le pouvoir de ce qui est éternel. […] La liberté est l’événement de l’éternel (Karl Rahner, Traité fondamental de la foi, Le Centurion, Paris) », c’est ce qui fait sa grandeur. C’est pourquoi l’Église a toujours été très réticente à l’égard des « Pères miséricordieux » qui enseignaient qu’à la fin des temps il y aurait une restitution ou restauration de toutes choses, et la réintégration des damnés dans l’œuvre du salut. Cela voudrait dire que l’engagement de la liberté des hommes ne serait qu’un faux semblant et que, finalement, tout s’arrangera.

Or Dieu est amour, et l’homme peut vouloir ne pas aimer : c’est cette possibilité qu’énonce l’enfer. Si Jésus évoque l’enfer dans son enseignement – et il le fait assez souvent –, c’est toujours sous la forme d’un avertissement d’importance qui veut nous mettre en garde. Il reprend les images scripturaires les plus violentes, mais généralement dans des paraboles qui invitent à la conversion. Il existe aussi le péché contre le Saint Esprit, c’est-à-dire celui qui oppose un refus définitif à toute lumière permettant la conversion. Dieu qui est Amour ne peut s’imposer par la force à notre liberté. Edith Stein, carmélite, morte en camp de concentration et récemment canonisée a écrit : « Il appartient à l’âme de décider d’elle-même. Le grand mystère que constitue la liberté de la personne, c’est que Dieu lui-même s’arrête devant elle. Il ne veut dominer les esprits créés que par le don libre qu’ils lui font de leur amour (Edith Stein, La science de la croix, Nauwelaerts). » L’existence de l’homme, qui se joue dans le choix ou le refus d’aimer, est terriblement sérieuse. L’enfer est une possibilité réelle pour chacun d’entre nous, si notre liberté refuse Dieu de manière définitive. Cet avertissement ne nous dit pas pour autant que quelqu’un soit effectivement en enfer. Il ne contredit pas l’espérance que tous les hommes puissent être sauvés, selon le dessein universel de Dieu.

L’enfer est donc une création de l’homme. L’enfer surgit quand l’amour est totalement refusé. Le curé de campagne de Georges Bernanos disait de son côté : « L’enfer, Madame, c’est de ne plus aimer. » Celui qui a dit sans doute la parole définitive, capable de convertir nos mentalités et de nous mettre dans la vérité face au redoutable mystère de l’enfer, c’est Søren Kierkegaard, parole rapportée et prise à son compte par Hans Urs von Balthasar : De ma vie, je n’ai jamais été et n’irai jamais plus loin que ce point de « crainte et tremblement » où je suis littéralement certain que tout autre que moi accédera aisément à la béatitude. Dire aux autres : vous êtes perdus pour l’éternité, voilà qui m’est impossible. Pour moi, une chose est sûre : tous les autres seront bienheureux, et c’est bien assez – pour moi seul l’affaire reste aléatoire.

Nous ne savons pas s’il y a des hommes en enfer. Nous avons le droit et le devoir d’espérer pour tous. L’Écriture nous dit maintes fois que la volonté de Dieu est que tous soient sauvés : « Dieu, notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 4 ; cf. Rm 11, 32 ; Co 1, 19-20 ; Ep 1, 10 ; Jn 12, 32). Entre l’enfer toujours possible et l’enfer effectif, il y a l’amour inlassable et libérateur de Dieu. Là où nous demandons de la certitude et des assurances, le message chrétien nous renvoie à la foi, à l’espérance et à l’amour.

Bernard Sesboüé. Voir le lien dans la bibliothèque.

Il appartient à l’âme de décider d’elle-même. Le grand mystère que constitue la liberté de la personne, c’est que Dieu s’arrête devant elle. Édith Stein, carmélite morte à Auschwitz en 1942.

Le courant de la prédestination, particulièrement influent chez les théologiens réformés comme Jean Calvin, ajoute une couche de complexité. Pour Calvin, Dieu a, de toute éternité, prédestiné certains à la damnation (reprobation) et d’autres au salut (élection). Bien que Calvin enseigne que les réprouvés sont damnés à cause de leur péché, la doctrine de la double prédestination semble rendre le choix de l’homme secondaire par rapport à la volonté souveraine de Dieu. Cela rend l’enfer moins une auto-exclusion qu’une destination divine pré-ordonnée, soulevant de sérieuses questions éthiques et morales sur la justice de Dieu.

Les débats modernes tendent à une psychologisation de l’enfer, le décrivant non plus comme un lieu physique, mais comme un ""état d’être"" : l’isolement complet, la haine de soi et de Dieu, et l’aliénation radicale. "L’enfer, c’est les autres" (Sartre) ou, de manière plus théologique, "l’enfer, c’est l’absence totale de Dieu" (C.S. Lewis). Cette interprétation maintient l’horreur de la damnation tout en la rendant plus compatible avec une théologie de l’amour, puisque la damnation est une souffrance spirituelle et non une torture physique infligée par un bourreau divin.

4. l’impact culturel, littéraire et psychologique de l’enfer

Au-delà du dogme, l’enfer a eu un impact monumental sur la culture, l’art, la littérature, et la psyché collective, fonctionnant comme un puissant moteur de la morale et de l’imaginaire.

Les représentations de l’enfer dans l’art et la littérature (Dante, Milton)

L’influence culturelle de l’enfer est le plus manifestement incarnée par Dante Alighieri dans son œuvre maîtresse, La divine comédie (début du XIVe siècle), et plus particulièrement dans le premier cantique, l’Enfer.

L’Enfer dantesque est une construction architecturale fascinante : neuf cercles concentriques descendant vers le centre de la terre, où réside Lucifer, et structurés selon la gravité morale des péchés. Chaque cercle applique la loi du "contrapasso", où la punition est l’inversion ou la parodie du péché commis (ex. : les gourmands sont submergés dans la boue sous une pluie éternelle). L’œuvre de Dante a façonné de manière indélébile l’imaginaire occidental de l’enfer, fournissant des descriptions précises des peines et des damnés. Son influence a largement dépassé le discours théologique pour pénétrer l’art (fresques de Giotto, gravures de Gustave Doré) et la culture populaire.

John Milton, dans "Le paradis perdu" (XVIIe siècle), offre une autre représentation pivot. Son enfer est un lieu de tourment, mais aussi une arène politique et psychologique. Satan, le chef des anges déchus, est dépeint non comme une figure grotesque, mais comme un chef tragique doté d’une éloquence et d’une volonté farouche, prononçant la célèbre réplique : « mieux vaut régner en enfer que servir au paradis ». L’enfer de Milton est la première grande exploration littéraire de la psychologie de la rébellion et de la damnation, faisant du libre arbitre et de ses conséquences le véritable centre de la tragédie.

L’enfer comme outil de contrôle social et de construction morale

Historiquement, la peur de l’enfer a servi de puissant mécanisme de contrôle social et de construction morale. La menace de la damnation éternelle a été utilisée par les autorités religieuses pour imposer l’orthodoxie, garantir l’obéissance aux lois civiles et religieuses, et financer l’Église (notamment à travers la vente des indulgences au Moyen Âge, qui promettaient de réduire les peines au purgatoire).

L’existence de l’enfer justifie la hiérarchie morale. En présentant la damnation comme le destin des hérétiques, des infidèles, et des criminels, la doctrine renforce la cohésion du groupe des sauvés et légitime la marginalisation des "autres". L’imagerie infernale, largement diffusée dans l’art public et les sermons populaires, visait à terroriser les fidèles pour les inciter au repentir immédiat. Le rôle de l’enfer comme outil de discipline a été particulièrement étudié par les historiens qui y voient l’un des fondements de la moralité collective occidentale.

De l’eschatologie à la psychologie : l’enfer intérieur

À mesure que la pensée scientifique et séculière a progressé, l’idée d’un lieu littéral de feu et de soufre a reculé dans la conscience populaire, en particulier dans les sociétés occidentales. L’enfer a migré du domaine de l’eschatologie externe à celui de la psychologie interne.

Dans la psychologie moderne et la thérapie, l’enfer est souvent interprété comme une métaphore pour les états de souffrance psychologique : l’angoisse existentielle, la culpabilité incapacitante, l’isolement radical, et le désespoir. Être fermé aux autres, refuser toute relation, c’est cela l’enfer. « L’enfer, c’est de ne plus aimer », écrivait Georges Bernanos dans Le journal d’un curé de campagne. L’enfer serait donc cet état de rupture, éloigné de Dieu.

L’enfer devient l’expérience vécue de l’aliénation de soi, où l’individu est piégé dans un cycle de pensées et d’émotions destructrices, incapable d’amour ou de connexion. Ce glissement vers une interprétation symbolique permet aux sociétés contemporaines de conserver le sens du concept (la gravité morale et la souffrance associée au mal) sans adhérer à sa réalité physique.

Conclusion générale

En conclusion, l’étude de l’enfer révèle bien plus qu’une simple doctrine religieuse. Elle est le miroir des peurs humaines les plus profondes, le lieu où la théologie tente de concilier la justice et l’amour divins, et le creuset qui a forgé une part significative de la culture, de l’art et de la morale occidentales et orientales. Son pouvoir narratif réside dans sa capacité à incarner la conséquence ultime du choix et la nécessité d’une responsabilité morale.

L’étude du concept d’enfer démontre que celui-ci est une construction eschatologique d’une richesse et d’une complexité remarquables, évoluant depuis le simple royaume des morts (le shéol ou l’hades neutres) vers un lieu de châtiment moral et éternel (la géhenne ou le jahannam). Cette évolution est intrinsèquement liée à la nécessité théologique d’établir une justice divine parfaite face aux injustices terrestres et à l’émergence d’un dualisme moral clair dans les traditions abrahamiques.

Au sein de la théologie chrétienne, la doctrine de l’enfer a atteint son expression la plus dogmatique en tant que destination finale des non-repentis, posant un défi philosophique fondamental : comment concilier l’amour et la miséricorde infinie de Dieu avec la peine éternelle ? Ces tensions ont donné naissance à des courants de pensée alternatifs cruciaux, tels que l’universalisme et l’annihilation, qui tentent de réconcilier la justice divine avec une espérance de salut plus large. Les traditions juive et islamique, bien que décrivant également le châtiment (le "gehinom" ou le "jahannam"), ont souvent introduit des nuances sur la durée de la peine, réservant l’éternité principalement aux plus grands négateurs de la foi et offrant une voie de purification temporaire pour les fidèles pécheurs.

Au-delà du domaine strictement théologique, la force de l’enfer réside dans son impact culturel et psychologique. Les visions littéraires de Dante et de Milton ont façonné l’imaginaire occidental, transformant le dogme en une œuvre d’art structurée et terrifiante. Historiquement, l’enfer a servi de puissant outil de contrôle social, de discipline morale et de légitimation de la hiérarchie religieuse. Dans le contexte contemporain, face au recul du littéralisme, la notion d’enfer est de plus en plus intériorisée, devenant une métaphore pour l’état d’aliénation, de désespoir et de séparation radicale, soulignant que la souffrance la plus profonde est peut-être celle de l’isolement complet.

En définitive, l’enfer est un concept qui provoque la responsabilité morale. Sa persistance, à travers les dogmes, les arts et la pensée séculière, témoigne de la quête incessante de l’humanité pour comprendre les conséquences ultimes du libre arbitre et la nature profonde de la justice dans le monde.

Annexe

Père Molinié, Le Courage d’avoir peur. (Cerf, 4°éd.,l979, pp. 182 à 188). "Si nous n’acceptons pas d’avouer qu’en un sens notre salut éternel n’est pas assuré, c’est que nous refusons d'avoir confiance. S’il est devenu presque impossible de parler de l’enfer aux chrétiens, ce n’est pas parce qu’ils ont peur, mais parce qu’ils ne veulent pas avoir peur. Ils ne peuvent pas supporter ce dogme parce qu’ils n'ont pas confiance: alors, s’ils croyaient à l’enfer, n’ayant pas confiance, ils seraient perdus. Ce que j’appelle le courage d’avoir peur, c’est tout simplement le courage de croire à l’enfer. Et je dis que le refus de ce courage est un refus d’avoir confiance, donc un très grand danger d’y aller, en un sens le seul: s’il y a un point où la génération actuelle est en danger, c’est celui-là. Il arrive certes que de braves gens refusent de croire à l’enfer parce qu’ils ont bon coeur et se sentent prêts à sauver tout le monde. Comme nous le verrons plus loin, ce n’est pas grave si on garde conscience du danger, et si on ne remplace pas la confiance théologale par l’optimisme.

(...) Pour implorer miséricorde, il faut être exposé à un danger réel et le savoir. Si le danger n’est pas réel, il n’y a plus besoin de demander pardon. La conclusion pratique du sophisme en question (et c’est bien à cela qu’on aboutit en fait) peut se traduire ainsi: “Je n’ai pas besoin d’implorer la miséricorde car je l’ai déjà reçue. Inutile d’appeler au secours, car nous sommes déjà sauvés.“ Dans cette perspective, en effet, nous ne courons plus aucun danger éternel, le seul qui soit sérieux. Il n’y a plus à désespérer ni à espérer,... il est entendu qu’on va au ciel après la mort, c’est dans le programme, il serait intolérable et inadmissible de le mettre en doute; il n’y a plus à y penser, mais à s’occuper des choses de la terre, les seules sérieuses, puisque ce sont les seules à propos desquelles il convient encore de craindre et d’espérer. Ce raisonnement évacue la miséricorde au nom même de la miséricorde. Au lieu de s’appuyer sur elle en l’invoquant, on en prend acte pour ne pas l’invoquer. On dit à Dieu: “Il paraît que vous êtes miséricordieux ? Alors, attention hein! Ne me parlez pas d’enfer éternel ; sinon, votre miséricorde, je n’y crois pas.“ Vous voyez que pour invoquer la miséricorde sérieusement, il faut reconnaître non moins sérieusement que Dieu n’est pas obligé de nous la donner. Cet aveu est impliqué dans la confiance elle-même, il découle d’une phénoménologie correcte de la confiance. Prenons l’histoire de la pécheresse convertie au dernier moment, qui avait tellement impressionné Thérèse de Lisieux (elle insistait beaucoup pour qu’on la raconte à tous). Cette histoire, l’enseignement de Thérèse, l’enseignement de l’Évangile, et bien entendu le mystère de la Croix, tout cela n’a rigoureusement aucun sens si l’enfer n’existe pas, ou si le danger qu’il nous fait courir est pratiquement nul. Les paroles les plus consolantes de la Bible ne signifient plus rien si la damnation n’est pas un risque réel. Le prix à payer pour trouver la miséricorde, c’est justement d’accepter cette crainte. Ceux qui la refusent, refusent la miséricorde; ils trouvent que cela coûte trop cher de se mettre à genoux, physiquement et moralement, et d’avouer qu’on demande au bon plaisir de Dieu ce à quoi nous n’avons pas droit. (...)

Il y a en somme deux manifestations de la miséricorde :

1. Celle qui répond à la confiance qu’on met en elle, à la supplication humble et patiente. Cette manifestation est infaillible : Dieu répond toujours à un appel de ce genre. Je dirai qu’elle est ordinaire ou normale. Celui qui a trouvé l’attitude de la supplication confiante est déjà sauvé virtuellement… précisément parce qu’il accepte humblement de n’y avoir aucun droit.

2. Si quelqu’un ne sait pas prier, ne sait pas se mettre sous l’infux de la Miséricorde, il faut une intervention spéciale de celle-ci pour le tirer de cet état, le convertir et l’enfoncer dans l’humilité. Cette intervention n’est pas infaillible. Dieu répond à tous les appels… mais quand il n’y a pas d’appel, il faut une initiative nouvelle et gratuite de la Sagesse divine pour renverser l’orgueil de son piédestal et ressusciter ce mort qui ne sait plus dialoguer. Que Dieu réponde à celui qui demande, c’est gratuit et infaillible. Il ne peut pas s’en empêcher. Mais qu’il fasse demander celui qui ne demande pas, c’est gratuit et non infaillible. Si vous n’admettez pas cela, vous vous moquez de la Rédemption. S’il n’y a pas de danger réel, on ne voit pas très bien ce que Jésus est venu faire sur la Croix. La question n’est pas de savoir si l’on est pessimiste ou optimiste. Les personnes qui ont bon coeur ont tendance à penser que Dieu pardonne toujours, elles n’arrivent pas à croire qu’il puisse damner quelqu’un. Elles ont parfaitement raison de concevoir la bonté divine à partir de leur propre coeur et il est vrai que Dieu pardonne toujours à ceux qui le lui demandent. Ce que ces personnes ne comprennent pas - justement parce que cela ne leur ressemble pas - c’est l’endurcissement du coeur qui pourtant nous menace tous, le seul péché, au fond, que dénonce la Bible.

L’optimisme de ces braves gens est donc une bonne chose dans la mesure où leur confiance ne s’appuie pas sur cet optimisme; c’est au contraire leur confiance, jaillie de leur bon coeur, qui nourrit leur optimisme. Ce que je dénonce, c’est la sécurité paresseuse et insolente qui prend prétexte de la bonté divine pour affirmer: “ça va! Dieu est bon! Il n’y a pas besoin de s’en faire.” Cette doctrine est mortelle parce qu’elle tue la vraie confiance. Dans la mesure même où on dit cela, on commence à être en danger. Si cela effraie le lecteur, qu’il me pardonne : mon seul désir est de lui donner la vraie sécurité, la sécurité des pauvres".