Sexualité, mariage et virginité chez les Pères de l’Église

Les développements ci-dessous ne traitent que de la sexualité, du mariage et et de la virginité chez les Pères de l’Église. Une introduction générale de la patristique est proposée dans une autre étude.

Introduction

La réflexion sur la sexualité, le mariage et la virginité constitue un axe central de la théologie chrétienne ancienne, mobilisant à la fois l’exégèse scripturaire et l’expérience sociale des communautés chrétiennes. Dès le IIe siècle, les Pères de l’Église — Origène, Tertullien, Jérôme, Augustin, Jean Chrysostome ou Ambroise — élaborent un discours complexe où la maîtrise des passions corporelles, la sanctification de l’union conjugale et la valorisation de la virginité s’entrelacent. Cette tension entre continence et conjugalité n’est pas seulement morale, mais profondément théologique, articulant la nature humaine, le péché, la grâce et l’eschatologie.

La sexualité est ainsi perçue non comme un simple instinct, mais comme un enjeu spirituel majeur. La virginité est érigée par certains Pères en idéal de perfection chrétienne, permettant de consacrer le corps et l’âme à Dieu (Jérôme, Contre Jovinien, §3–7), tandis que le mariage, légitime et ordonné par Dieu, conserve sa valeur morale et sociale (Augustin, De bono coniugali, §2). L’examen de cette tension invite à une double lecture : à la fois textuelle, par l’étude des passages bibliques fondateurs, et historiques, par l’analyse des réponses patristiques aux défis culturels et sociaux de leur époque.

La problématique centrale peut se formuler ainsi : comment les Pères de l’Église redéfinissent-ils sexualité, mariage et virginité à la lumière des Écritures et de la théologie chrétienne, et quelles tensions internes et sociales ces redéfinitions révèlent-elles ? Cette étude s’appuie sur une méthodologie combinant lecture directe des textes patristiques, exégèse biblique détaillée et analyse critique de la réception de ces textes dans l’organisation et la morale ecclésiales. L’étude se développera en trois parties : d’abord l’examen des fondements scripturaires, ensuite l’analyse détaillée de chaque Père de l’Église et de sa vision sur la sexualité, puis la synthèse théologique et sociale des tensions identifiées.

PARTIE I — FONDEMENTS SCRIPTURAIRES ET HERMÉNEUTIQUES

Chapitre 1 — 1 Corinthiens 7 : texte fondateur de la tension virginité/mariage

Le chapitre 7 de la Première Lettre aux Corinthiens constitue un point de départ essentiel pour toute réflexion chrétienne sur la sexualité et la virginité. Paul y distingue les « mariés » et les « célibataires » tout en énonçant un idéal ascétique : « Il est bon pour l’homme de ne pas toucher de femme » (1 Cor 7,1). Cette affirmation, souvent reprise et commentée par les Pères, fonde l’exaltation de la virginité et de la continence.

Pour Origène, la recommandation paulinienne n’est pas seulement morale, mais spirituelle : la virginité libère l’âme des préoccupations corporelles, permettant une ascension spirituelle plus complète (Origène, Homélies sur 1 Corinthiens, Hom. 19). Tertullien interprète ce texte comme un avertissement contre les dangers de la chair, justifiant la discipline rigoureuse de la continence et de la monogamie stricte (Tertullien, De Exhortatione Castitatis, §4).

Jérôme, dans sa polémique contre Jovinien, souligne que Paul distingue clairement les états de vie : le mariage est permis, mais la virginité est supérieure en mérite spirituel et en récompense eschatologique (Jérôme, Contre Jovinien, §5). Augustin, tout en reconnaissant la valeur morale du mariage, insiste sur le mérite supérieur de la continence volontaire, qu’elle soit vécue avant ou après la procréation (Augustin, De sancta virginitate, §7).

Jean Chrysostome adopte une lecture plus équilibrée, affirmant que la virginité est un don, mais que le mariage reste un chemin licite de sanctification, en particulier lorsqu’il est vécu dans la fidélité et la modération (Jean Chrysostome, Homélie 19 sur 1 Corinthiens). Il met l’accent sur la finalité pratique : éviter l’impudicité, éduquer les enfants dans la foi et sanctifier les relations conjugales.

Ainsi, 1 Corinthiens 7 sert de référentiel scripturaire : il fixe un idéal ascétique tout en reconnaissant la légitimité du mariage, générant un débat interprétatif durable parmi les Pères de l’Église.

Voir les textes.

Chapitre 2 — Genèse (1–3 ; 2,24) : Création, corps et procréation

Le récit de la Création dans la Genèse fournit un cadre théologique et anthropologique fondamental pour la réflexion sur le mariage et la sexualité. Genèse 1,28 ordonne aux hommes et aux femmes : « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre ». Ce mandat procréatif est considéré par Augustin comme la première finalité du mariage, encadrant l’usage moral de la sexualité (Augustin, De bono coniugali, §2).

Genèse 2,24 ajoute une dimension ontologique : « C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair ». Les Pères y lisent un modèle de complémentarité et d’union, mais avec des nuances. Jean Chrysostome interprète la « chair unique » comme un appel à la fidélité et à la tempérance conjugales, tandis que Jérôme et Origène insistent sur le contraste entre cet état originel et la perfection virginale, soulignant la contingence du mariage par rapport à l’idéal ascétique.

La Chute (Genèse 3) introduit la concupiscence, qui affecte la sexualité et justifie l’ascèse. Augustin théorise le péché originel et l’impulsion sexuelle comme conséquence de cette rupture, ce qui légitime la valorisation de la continence et du célibat consacré (Augustin, De sancta virginitate, §3). Tertullien, quant à lui, relie la Chute à la nécessité de réguler strictement les rapports conjugaux, réduisant la sexualité au strict cadre procréatif (Tertullien, Ad Uxorem, §5). Ainsi, la Genèse permet aux Pères d’articuler une vision duale : le mariage est ordonné et nécessaire pour la procréation, mais la virginité volontaire surpasse moralement et spirituellement l’état conjugal, offrant une lecture théologique cohérente de la sexualité humaine dans la Création et la Chute.

Voir l'étude sur la création.

PARTIE II — LES AUTEURS ET LEURS VISIONS DE LA SEXUALITÉ

Chapitre 3 — Clément d’Alexandrie : pédagogie, sexualité et virginité

Clément d’Alexandrie (c. 150–215) constitue l’une des premières figures majeures de la patristique grecque, qui tente de concilier la tradition hellénistique avec la foi chrétienne. Sa réflexion sur la sexualité, le mariage et la virginité s’inscrit dans une pédagogie morale destinée à former des chrétiens vertueux, capables de maîtriser leurs désirs corporels et d’orienter leur vie vers la perfection spirituelle. Pour Clément, la sexualité n’est pas intrinsèquement mauvaise, mais elle doit être disciplinée et subordonnée à la raison et à la vie spirituelle (Clément d’Alexandrie, Paedagogus, I, 6).

1. Contexte et rôle pédagogique

Clément développe une approche éducative de la vie morale chrétienne, fondée sur la transmission progressive des connaissances et des vertus. Dans le Paedagogus, il présente le chrétien comme un « disciple en formation », dont le corps et l’âme doivent être instruits afin de vivre selon la loi divine (Clément, Paedagogus, II, 1). La sexualité, l’alimentation, et la maîtrise de soi sont des disciplines nécessaires pour préparer l’âme à la contemplation et à l’union avec Dieu. Cette pédagogie distingue Clément des positions plus radicales de ses successeurs : il ne condamne pas le mariage, mais il insiste sur la maîtrise des désirs corporels comme condition de perfection spirituelle.

2. Sexualité et maîtrise des désirs

Pour Clément, la sexualité est une énergie naturelle qui peut être dirigée vers le bien ou détournée vers le vice. Il écrit que « celui qui ne maîtrise pas ses passions ressemble à un navire sans gouvernail » (Clément, Paedagogus, III, 7). La chasteté n’est pas un simple refus du plaisir, mais un effort éducatif qui transforme la sexualité en force ordonnée vers Dieu. La virginité volontaire est ainsi valorisée comme un moyen privilégié de concentration spirituelle, permettant à l’âme de se consacrer entièrement à l’étude des Écritures, à la prière et à la vie morale.

3. Mariage et virginité

Clément distingue clairement le mariage de la virginité. Le mariage est reconnu comme légitime, nécessaire pour la procréation et la stabilité sociale, mais il demeure subordonné à la maîtrise des passions (Clément, Paedagogus, II, 8). La virginité, en revanche, représente l’idéal spirituel par excellence, en ce qu’elle permet de consacrer toutes les forces corporelles et psychiques à Dieu. Il encourage même les couples mariés à pratiquer la continence partielle afin de se rapprocher de l’idéal virginal. Cette hiérarchisation morale pose les fondements de la distinction patristique entre états de vie, reprise par Origène et les auteurs ultérieurs.

4. Exégèse et interprétation scripturaire

Clément s’appuie sur une lecture allégorique des Écritures pour justifier la maîtrise des désirs et la valorisation de la virginité. Dans le Paedagogus, il interprète la Genèse comme un appel à la tempérance et à la régulation des passions, insistant sur le fait que la sexualité doit être ordonnée à la vie morale et à la procréation (Clément, Paedagogus, I, 9). Il mobilise également des textes de Proverbes et des passages de l’Évangile pour construire une pédagogie chrétienne complète, qui lie sagesse, ascèse et engagement moral.

5. Héritage et influence

Clément d’Alexandrie influence directement Origène et la tradition grecque patristique. Sa valorisation de la virginité et de la maîtrise des désirs, combinée à une pédagogie graduelle et rationnelle, sert de modèle pour les générations suivantes. Il introduit également une lecture spirituelle de la sexualité et du mariage qui permet de concilier légitimité sociale et exigences ascétiques, établissant les bases d’une éthique chrétienne centrée sur la hiérarchie morale des états de vie.

Clément d’Alexandrie conçoit la sexualité comme une énergie naturelle à discipliner, valorise la virginité comme idéal spirituel, reconnaît la légitimité du mariage mais le subordonne à la maîtrise des désirs, et fonde une pédagogie morale et scripturaire qui influence profondément Origène et la tradition patristique grecque ultérieure.

Voir les textes.

Chapitre 3 — Origène : ascèse, allégorie et méfiance du charnel

Origène (c. 185–254) occupe une place centrale dans l’élaboration des doctrines patristiques sur la sexualité, le mariage et la virginité. Sa pensée se caractérise par une valorisation extrême de la virginité, une méfiance envers le corps et les désirs charnels, et une lecture allégorique des Écritures. Pour Origène, le corps est une « prison de l’âme » (Origène, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, §1), et la sexualité, même dans le cadre du mariage, reste une source de passions qu’il faut maîtriser. Cette conception pose les bases d’un idéal ascétique radical, influent dans la théologie chrétienne ultérieure.

1. Virginité et perfection spirituelle

Selon Origène, la virginité n’est pas seulement un état moral ou social, mais un chemin d’accès privilégié à la perfection spirituelle. Dans ses Homélies sur 1 Corinthiens, il interprète le célibat recommandé par Paul (1 Cor 7,1–9) comme un moyen d’atténuer la concupiscence et d’augmenter la disponibilité spirituelle (Origène, Homélie 19). La virginité est ainsi une anticipation de l’état eschatologique, où le corps et l’âme seront totalement consacrés à Dieu. Origène affirme que la virginité transforme l’énergie corporelle en puissance contemplative : l’âme libérée des distractions charnelles peut se concentrer pleinement sur la lecture des Écritures, la prière et la méditation (Origène, Contre Celse, IV, 43).

Cette élévation de la virginité s’accompagne d’une hiérarchisation morale : ceux qui choisissent le mariage sont légitimes, mais leur état demeure inférieur à celui des célibataires consacrés, capables d’un engagement spirituel plus intense. Origène n’abandonne pas complètement le mariage, qu’il considère comme nécessaire pour la société et la procréation, mais il insiste sur la supériorité morale et spirituelle de la continence volontaire.

2. Mariage et sexualité

Origène reconnaît que le mariage peut être un cadre licite pour la sexualité et la procréation, conformément à l’ordre de la Création (Genèse 1,28). Cependant, il insiste sur la tempérance et la maîtrise de soi comme conditions indispensables pour que le mariage conserve une valeur morale et spirituelle (Origène, Homélies sur le Lévitique, Hom. 12). Il critique l’usage de la sexualité pour le plaisir, même entre époux, en soulignant que l’acte sexuel, lorsqu’il est motivé par la concupiscence, détourne l’âme de Dieu et de la perfection spirituelle.

Cette perspective influence fortement la réflexion patristique ultérieure sur la continuité entre ascèse et mariage. Origène suggère même que certains couples peuvent, après la procréation, adopter une vie de continence, transformant le mariage en forme de vocation spirituelle proche de l’idéal monastique.

3. Lecture allégorique des Écritures

La force de la pensée d’Origène réside également dans sa lecture allégorique des textes bibliques. Pour lui, la sexualité et la chair ne se limitent pas à des réalités physiques, mais possèdent un sens spirituel profond. La relation conjugale peut symboliser l’union de l’âme avec Dieu, tandis que le célibat figure l’ascension de l’âme vers les réalités célestes (Origène, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, §3). Cette approche lui permet d’articuler une théologie où l’ascèse corporelle et la maîtrise des désirs deviennent des moyens d’interprétation spirituelle et non seulement des règles morales.

4. Héritage et influence

La pensée d’Origène influence fortement les auteurs ultérieurs, notamment Jérôme et Augustin, qui reprennent l’idée d’une hiérarchie morale entre virginité et mariage. Les principes origéniens sous-tendent également l’essor du monachisme, en établissant la virginité comme norme de sainteté et la sexualité comme domaine nécessitant un contrôle constant. Malgré certaines critiques postérieures sur son approche trop radicale, Origène demeure un repère central dans la formation de l’éthique sexuelle patristique.

Origène établit une primauté de la virginité sur le mariage, justifie la maîtrise de la sexualité par des arguments spirituels et ascétiques, et introduit une lecture allégorique des Écritures qui structure durablement la pensée patristique sur la sexualité et le corps.

Chapitre 4 — Tertullien : rigorisme, monogamie et anti-remariage

Tertullien (c. 155–240) constitue une figure emblématique du rigorisme moral au sein de la patristique latine. Son œuvre, fortement influencée par le stoïcisme et la discipline juive, développe une théologie stricte de la sexualité, du mariage et de la virginité, articulée autour de la continence et de la fidélité conjugale. Il s’inscrit dans une logique où la maîtrise de soi devient un impératif moral et spirituel, faisant de la sexualité un terrain de vigilance constante.

1. La sexualité comme zone de chute

Tertullien considère la sexualité comme intrinsèquement susceptible de générer le péché. Dans De Exhortatione Castitatis, il affirme : « Le désir de la chair conduit à l’impureté, même lorsque l’on est marié » (Tertullien, De Exhortatione Castitatis, §4). Cette position découle de sa lecture de la Chute (Genèse 3) et du péché originel, mais elle s’appuie aussi sur une anthropologie morale selon laquelle la chair est faible et nécessite une discipline constante.

Pour Tertullien, la virginité n’est pas seulement préférable au mariage, elle est quasi obligatoire pour accéder à la perfection chrétienne. Le mariage est toléré, mais considéré comme une concession aux faiblesses humaines, visant à limiter le désordre de la concupiscence plutôt qu’à promouvoir une idéalisation de la relation charnelle.

2. Mariage et continence

Le mariage, selon Tertullien, doit être strictement monogame et fidèle. Dans Ad Uxorem, il recommande aux couples mariés de limiter les relations sexuelles à la procréation et de pratiquer la continence dans la mesure du possible (Tertullien, Ad Uxorem, §5). Cette position s’inscrit dans une conception sacramentelle implicite : le mariage est moralement légitime lorsqu’il respecte les finalités naturelles et divines, mais il reste subordonné à l’idéal virginal.

Tertullien introduit également des restrictions fortes sur le remariage. Selon lui, remarier un veuf ou une veuve constitue une infraction morale, car cela signifierait céder à la concupiscence plutôt qu’à la chasteté (Tertullien, De exhortatione castitatis, §8). Cette règle illustre le rigorisme têté de l’auteur et marque un contraste net avec d’autres Pères, comme Chrysostome ou Augustin, qui accordent une plus grande permissivité morale aux remariages.

3. La continence comme idéal supérieur

Au cœur de la pensée de Tertullien se trouve la continence volontaire, y compris pour les couples mariés. La maîtrise des désirs corporels n’est pas seulement un exercice moral, mais une condition nécessaire à la perfection chrétienne. Dans son traité De Monogamia, il explique que la virginité et la continence permettent de dédier toutes ses forces à Dieu, alors que le mariage, même moralement légitime, mobilise l’énergie humaine pour les préoccupations corporelles et sociales (Tertullien, De Monogamia, §3). Cette hiérarchisation stricte contribue à établir une norme morale rigoureuse dans les communautés chrétiennes naissantes : les individus sont incités à viser la virginité ou, à défaut, la continence conjugale, afin de limiter les risques spirituels liés à la sexualité.

4. Héritage et influence

L’influence de Tertullien sur la pensée patristique latine est considérable. Son rigorisme moral sera repris par Jérôme dans sa lutte contre Jovinien et, indirectement, par Augustin dans la distinction qu’il établira entre le mérite supérieur de la virginité et la valeur morale du mariage (Augustin, De sancta virginitate, §7). La discipline stricte qu’il propose inspire également la réglementation ecclésiale des mariages et la structuration de la continence dans les monastères et communautés chrétiennes.

Tertullien illustre ainsi une approche où la morale sexuelle et la rigueur ascétique s’articulent de manière radicale, posant les bases d’une éthique chrétienne stricte et influente pour les siècles suivants.

Tertullien établit un rigorisme moral extrême, valorise la virginité et la continence conjugale, limite fortement la légitimité du remariage et conceptualise la sexualité comme un domaine nécessitant une discipline stricte. Son œuvre influence profondément la pensée patristique et la structuration morale de l’Église latine.

Chapitre 5 — Jérôme : la bataille contre Jovinien et l’idéologie virginale

Jérôme (c. 347–420) occupe une place centrale dans la définition patristique de la virginité et de sa supériorité morale sur le mariage. Sa contribution majeure s’inscrit dans le contexte de la controverse jovinienne, où il défend avec vigueur l’idée que la virginité consacrée constitue l’état spirituel le plus élevé, tandis que le mariage, bien que légitime, reste subordonné. Son œuvre illustre un rationalisme théologique et un rigorisme moral articulés à une pastorale insistante sur la perfection chrétienne.

1. La controverse jovinienne : origine et enjeux

Jovinien, un prêtre romain du IVe siècle, soutenait que le mariage et la virginité sont égaux en mérite spirituel (Jovinien, Epistula ad ecclesiam). Cette position remettait en cause la hiérarchie morale traditionnellement admise dans l’Église, où la continence et la virginité étaient valorisées comme des formes supérieures de dévotion. Jérôme répond par une série de traités et lettres polémiques (Contra Jovinianum, Lettres 22, 48), visant à démontrer que la virginité est plus méritoire et plus proche de l’idéal apostolique.

Pour Jérôme, la virginité n’est pas simplement un état neutre : elle constitue un signe de consécration totale à Dieu, permettant de mobiliser toutes les forces de l’âme et du corps au service de la vie spirituelle (Jérôme, Contra Jovinianum, §3). Le mariage, en revanche, demeure légitime pour la procréation et la société, mais ne confère pas le même mérite eschatologique.

2. Virginité féminine et modèles consacrés

Une innovation majeure de Jérôme est la valorisation de la virginité féminine. Dans ses lettres et ses traités, il présente des vierges consacrées comme des figures exemplaires de discipline morale et de sainteté, capables d’exercer une influence spirituelle sur la communauté (Jérôme, Epistula 22, §7). Cette exaltation des femmes vierges consacrées contribue à la construction d’une hiérarchie morale et spirituelle où la virginité devient un marqueur de statut ecclésial et social.

Cette approche a des conséquences pratiques : elle légitime la création d’espaces monastiques pour femmes et la consécration de leur virginité, en parallèle avec les monastères masculins. Jérôme transforme ainsi la virginité en instrument de pouvoir spirituel et social, tout en maintenant la subordination du mariage comme état inférieur.

3. Lecture scripturaire et théologie morale

Jérôme fonde sa polémique sur une lecture littérale et exégétique des Écritures. Il mobilise 1 Corinthiens 7 pour montrer que Paul privilégie la continence, et la Genèse pour souligner que le mariage est ordonné par nécessité et non par supériorité morale (Jérôme, Contra Jovinianum, §5).

Il insiste sur l’idée que la virginité est un don surnaturel, une grâce spécifique qui élève l’âme au-dessus des exigences matérielles et sociales de la vie conjugale. La sexualité, même légitime dans le mariage, est considérée comme un obstacle potentiel à la perfection spirituelle, et la maîtrise des désirs devient un moyen de préparer l’âme à l’union avec Dieu.

4. Héritage et influence

L’impact de Jérôme est considérable. Sa vision de la virginité influencera Augustin, les conciles médiévaux et la structuration des communautés monastiques. Son œuvre contribue à installer la supériorité normative de la virginité consacrée, notamment féminine, dans la culture chrétienne occidentale, tout en définissant le mariage comme un état moralement légitime, mais spirituellement secondaire.

Jérôme illustre ainsi un moment clé où la théologie morale et la pastorale ecclésiale convergent pour créer une hiérarchie des états de vie : virginité > mariage, continence > concupiscence, ascèse > satisfaction des désirs naturels.

Jérôme défend vigoureusement la supériorité de la virginité sur le mariage, valorise la virginité féminine consacrée, mobilise une lecture scripturaire rigoureuse pour justifier l’ascèse et la maîtrise de la sexualité, et influence durablement la morale chrétienne et l’organisation monastique.

Voir les textes.

Chapitre 6 — Augustin : conciliation théologique et hiérarchie morale

Augustin d’Hippone (354–430) constitue l’un des penseurs les plus influents de la patristique latine en matière de sexualité, mariage et virginité. Sa réflexion se distingue par une conciliation entre reconnaissance du mariage et valorisation de la virginité, articulée autour de concepts clés tels que la concupiscence, le péché originel et la grâce. Augustin propose ainsi une hiérarchie morale nuancée, où la virginité volontaire représente l’idéal, mais le mariage demeure moralement légitime et socialement nécessaire.

1. Péché originel et sexualité

Pour Augustin, la sexualité est profondément marquée par le péché originel. Dans De bono coniugali, il affirme que le désir sexuel, même dans le mariage, est affecté par la concupiscence héritée d’Adam et Ève (Augustin, De bono coniugali, §6). Cette approche théologique permet d’expliquer pourquoi la maîtrise de la sexualité devient une exigence morale : elle n’est pas seulement souhaitable, elle est nécessaire pour éviter le péché et orienter la vie spirituelle vers Dieu.

Cette vision distingue le mariage légitime, nécessaire pour la procréation et la régulation sociale, de l’idéal ascétique de la virginité. Pour Augustin, les mariés peuvent atteindre la sainteté par la chasteté conjugale, mais la continence volontaire, avant ou après la procréation, demeure plus méritoire et plus proche de la perfection chrétienne (Augustin, De sancta virginitate, §7).

2. Mariage et biens conjugaux

Dans De bono coniugali, Augustin identifie trois biens du mariage : la fidélité, la procréation et la sacramentalité (Augustin, De bono coniugali, §2). La sexualité, lorsqu’elle respecte ces biens, est moralement licite et socialement utile. Cependant, Augustin souligne que le plaisir sexuel en dehors de la procréation ou de l’ordre moral constitue un obstacle à la perfection spirituelle, confirmant la continuité avec la tradition rigoureuse de Tertullien et Jérôme.

La vision augustinienne est donc nuancée : le mariage est valorisé pour sa fonction sociale et spirituelle, mais il ne saurait rivaliser avec la virginité consacrée en termes de mérite moral.

3. Virginité et perfection spirituelle

Augustin distingue avec précision entre les mariés continents et les célibataires consacrés. Dans De sancta virginitate, il affirme que la virginité volontaire est un état supérieur, permettant à l’âme de se consacrer entièrement à Dieu (Augustin, De sancta virginitate, §3). L’accent est mis sur le don de la grâce, qui rend possible une continence complète et la transformation des passions sexuelles en activité spirituelle et contemplation.

Cette hiérarchie morale permet à Augustin de réconcilier la nécessité sociale du mariage et l’exigence spirituelle de la virginité, en établissant une échelle des états de vie chrétienne où la continence et la virginité dominent la vie conjugale.

4. Exégèse des textes fondateurs

Augustin mobilise 1 Corinthiens 7 et Genèse 1–3 pour fonder sa doctrine. Il interprète Paul comme distinguant les états de vie et promouvant la continence, et la Genèse comme prescrivant la procréation et la régulation du désir sexuel (Augustin, De bono coniugali, §3). L’analyse augustinienne permet de construire une théologie intégrée, où l’ascèse, la morale conjugale et la grâce divine s’articulent de manière cohérente.

5. Héritage et influence

La pensée d’Augustin a façonné durablement la morale sexuelle chrétienne. Elle influence les codes canoniques médiévaux, les pratiques monastiques et la théologie morale occidentale. Son approche combine rigueur morale et réalisme pastoral, offrant un modèle de hiérarchie morale où la virginité consacrée surpasse le mariage légitime, mais où ce dernier conserve une valeur éthique et sociale indiscutable.

Augustin établit une hiérarchie morale nuancée : la virginité volontaire constitue l’idéal, la continence matrimoniale est licite et méritoire, et le mariage, bien que moralement légitime, reste inférieur au point de vue spirituel. Sa réflexion conjugue péché originel, concupiscence et grâce, et organise une vision cohérente de la sexualité chrétienne.

Voir les textes.

Chapitre 7 — Jean Chrysostome : pastorale conjugale et valorisation de la tempérance

Jean Chrysostome (c. 347–407), archevêque de Constantinople, se distingue des Pères latins rigoureux par une approche plus pastorale et équilibrée du mariage et de la sexualité. Pour Chrysostome, la virginité et la continence sont idéales, mais le mariage demeure un chemin légitime de sanctification, fondé sur la tempérance et la moralité des relations conjugales. Son enseignement conjugue pragmatisme pastoral, exégèse scripturaire et valorisation morale.

1. Mariage et sanctification

Dans ses homélies sur 1 Corinthiens et Éphésiens, Chrysostome souligne que le mariage peut être un lieu de vertu et de sanctification. Il explique que les époux, en maîtrisant leurs désirs et en vivant dans la fidélité, participent à la construction du corps du Christ : « Le mariage n’est pas un obstacle au salut, mais un moyen de pratiquer la tempérance et l’amour mutuel » (Jean Chrysostome, Homélie 19 sur 1 Corinthiens). Cette vision contraste avec le rigorisme de Tertullien ou Jérôme. Chrysostome reconnaît la valeur morale du mariage, même si elle reste inférieure à la virginité consacrée. Il inscrit la sexualité conjugale dans un cadre de tempérance et de moralité, limitant les risques liés à la concupiscence.

2. Sexualité et maîtrise des désirs

Chrysostome insiste sur la régulation de la sexualité plutôt que sur son rejet absolu. Il considère que les désirs naturels peuvent être réhabilités par la tempérance, et que l’éducation morale des époux et de leurs enfants contribue à leur sanctification (Jean Chrysostome, Homélie 2 sur Éphésiens). La sexualité n’est pas perçue comme intrinsèquement mauvaise, mais comme un outil moral qui peut servir ou détourner l’âme du chemin spirituel.

3. Virginité et ascèse

Comme les autres Pères, Chrysostome valorise la virginité comme état spirituel supérieur. Il affirme que les célibataires consacrés bénéficient d’une liberté morale et spirituelle accrue, leur permettant de se consacrer entièrement à la prière, à la charité et à l’étude des Écritures (Jean Chrysostome, Homélie 9 sur 1 Corinthiens). Cependant, il refuse de condamner le mariage et cherche à articuler un idéal moral réaliste, conciliant ascèse et vie conjugale.

4. Exégèse scripturaire

Chrysostome fonde son enseignement sur une lecture attentive de la Bible. Il interprète 1 Corinthiens 7 comme un guide pour tous les états de vie, soulignant que Paul encourage la virginité sans dévaloriser le mariage. Genèse 2,24 est lu comme une prescription de l’union et de la complémentarité, mais Chrysostome insiste sur la tempérance et la maîtrise comme conditions pour que le mariage devienne un instrument de sanctification.

5. Héritage et influence

L’approche de Chrysostome influence fortement la pensée orthodoxe et la pastorale chrétienne. Sa valorisation de la tempérance conjugale, de la fidélité et de l’éducation morale offre un modèle équilibré entre ascèse et vie sociale. Contrairement au rigorisme occidental, il propose une vision où le mariage est un chemin légitime vers la sainteté, tout en maintenant la virginité comme idéal supérieur.

Jean Chrysostome valorise la tempérance et la moralité conjugales, considère la virginité comme un idéal spirituel, mais n’oppose pas rigoureusement mariage et continence. Son enseignement combine pragmatisme pastoral, exégèse biblique et vision morale réaliste, influençant durablement la théologie et la pastorale orthodoxe.

Chapitre 8 — Ambroise de Milan : virginité consacrée et structuration ecclésiale

Ambroise de Milan (c. 340–397) joue un rôle central dans la consolidation de la morale chrétienne autour du mariage, de la virginité et de la continence, tout en développant une dimension institutionnelle et ecclésiale. Sa réflexion combine éthique personnelle, valorisation de la virginité et structuration des communautés chrétiennes, inscrivant ces principes dans une hiérarchie spirituelle et sociale durable.

1. Virginité consacrée comme idéal supérieur

Ambroise valorise la virginité consacrée comme la voie la plus proche de la perfection chrétienne. Dans De Virginibus, il affirme : « La virginité volontaire, préservée pour Dieu, surpasse toutes les autres vertus » (Ambroise, De Virginibus, §2). Cette consécration volontaire permet à l’âme de se détacher des préoccupations terrestres et de se consacrer entièrement à la prière, aux œuvres charitables et à l’étude des Écritures. Pour Ambroise, la virginité ne se limite pas à l’abstinence sexuelle : elle implique une discipline morale globale, incluant l’humilité, la charité et la tempérance, consolidant ainsi la figure du chrétien parfait dans l’Église.

2. Mariage et continence

Ambroise reconnaît la légitimité du mariage, notamment pour la procréation et l’organisation de la société chrétienne. Cependant, il insiste sur le fait que le mariage est subordonné à l’idéal virginal et qu’il doit être vécu avec continence dans la mesure du possible. Dans De Viduis, il conseille aux veuves et veufs de rester célibataires après la perte de leur conjoint pour se consacrer à Dieu, renforçant ainsi la primauté morale de la virginité et de la continence volontaire (Ambroise, De Viduis, §4).

Cette orientation témoigne d’une logique hiérarchique et normative, où le mariage, bien que permis, ne peut rivaliser avec la valeur spirituelle de la virginité consacrée.

3. Structuration ecclésiale et modèles sociaux

Ambroise introduit une dimension institutionnelle à la morale sexuelle. Il encourage la formation de communautés de vierges consacrées, souvent liées aux monastères et aux institutions ecclésiales, offrant des modèles féminins et masculins de discipline et de sainteté (Ambroise, De Virginibus, §7). Ces structures permettent de codifier la morale chrétienne et de créer des repères sociaux et spirituels pour les fidèles, intégrant les idéaux ascétiques dans la vie ecclésiale.

4. Exégèse scripturaire

Ambroise fonde sa doctrine sur une lecture attentive et pratique des Écritures. Il mobilise 1 Corinthiens 7 pour souligner la distinction entre mariage et virginité, et Genèse 2,24 pour légitimer le mariage tout en insistant sur sa subordination à l’idéal ascétique (Ambroise, De Virginibus, §3). Sa lecture scripturaire vise à orienter la vie morale des fidèles tout en maintenant une hiérarchie spirituelle claire.

5. Héritage et influence

Ambroise contribue à institutionnaliser la primauté de la virginité dans l’Église occidentale. Ses écrits influencent les conciles médiévaux, la discipline monastique et la formation de la hiérarchie ecclésiale, consolidant l’idée que la virginité consacrée est un instrument de pouvoir spirituel et social. Sa vision articule idéal moral, pratique institutionnelle et pastorale, renforçant la cohérence de l’éthique sexuelle chrétienne.

Ambroise valorise la virginité consacrée comme idéal suprême, subordonne le mariage à cette primauté morale, et institue des structures ecclésiales pour codifier et promouvoir la discipline morale. Sa pensée combine ascèse, hiérarchie morale et institutionnalisation de la vertu, influençant durablement la culture chrétienne occidentale.

PARTIE III — SYNTHÈSE THÉOLOGIQUE ET DYNAMIQUES SOCIALES

La réflexion des Pères de l’Église sur la sexualité, le mariage et la virginité révèle une hiérarchie morale cohérente, mais nuancée, articulant idéaux ascétiques et réalités sociales. Cette synthèse permet d’identifier trois tensions structurantes et d’analyser leurs conséquences pour la société chrétienne et la structuration ecclésiale.

Chapitre 9 — Les trois tensions structurantes

1. Virginité vs mariage

L’ensemble des Pères de l’Église converge sur un point central : la virginité volontaire constitue l’idéal spirituel suprême, surpassant le mariage en mérite moral et en récompense eschatologique. Origène et Jérôme exalteront cette hiérarchie dans des termes presque absolus, tandis qu’Augustin et Chrysostome tempèrent ce jugement par la reconnaissance de la valeur morale du mariage (Augustin, De bono coniugali, §2 ; Jean Chrysostome, Homélie 19 sur 1 Corinthiens).

Cette tension crée une hiérarchie des états de vie, où la virginité consacrée, la continence matrimoniale et le mariage ordinaire se succèdent selon un ordre croissant de mérite spirituel.

2. Péché vs nature

Les Pères introduisent une lecture morale de la sexualité fondée sur le péché originel et la concupiscence. La sexualité, même dans le mariage, est affectée par la Chute (Genèse 3), justifiant l’ascèse et la maîtrise des désirs (Augustin, De sancta virginitate, §3 ; Tertullien, De Exhortatione Castitatis, §4). La nature humaine, marquée par la faiblesse et la tentation, nécessite des règles morales et des disciplines spirituelles, orientant la sexualité vers des fins légitimes et contrôlées.

3. Individu ascétique vs communauté ecclésiale

La valorisation de la virginité et de l’ascèse n’a pas seulement un sens personnel ; elle structure les communautés chrétiennes et la hiérarchie ecclésiale. Ambroise institue des communautés de vierges consacrées et des monastères, Jérôme valorise les modèles féminins consacrés, et Chrysostome encadre la vie conjugale par la tempérance et la moralité (Ambroise, De Virginibus, §7 ; Jérôme, Epistula 22, §7 ; Jean Chrysostome, Homélie 2 sur Éphésiens). Ainsi, la tension entre idéal ascétique et vie sociale devient un levier de structuration morale et institutionnelle.

Chapitre 10 — Conséquences institutionnelles et sociales

1. Monachisme et ascèse systématisée

La valorisation de la virginité conduit à l’essor du monachisme et à l’institutionnalisation de la continence. Les monastères et communautés de vierges consacrées incarnent les idéaux ascétiques et servent de modèles pour les fidèles. Ces structures reflètent les hiérarchies morales définies par Origène, Jérôme, Augustin et Ambroise, consolidant la primauté de la virginité consacrée dans la vie ecclésiale et sociale (Ambroise, De Virginibus, §7 ; Jérôme, Contra Jovinianum, §5).

2. Régulation morale et pénitentielle

Les enseignements patristiques sur la sexualité influencent la discipline pénitentielle et canonique. Le mariage est réglementé pour limiter les excès sexuels, le remariage est encadré ou interdit selon l’auteur, et la virginité est promue comme norme morale supérieure. Tertullien et Jérôme posent des règles strictes, tandis qu’Augustin et Chrysostome privilégient une régulation pastorale plus nuancée (Tertullien, Ad Uxorem, §5 ; Augustin, De bono coniugali, §6).

3. Rôle des femmes vierges consacrées

La consécration féminine occupe une place centrale dans l’organisation sociale et spirituelle. Jérôme et Ambroise valorisent la virginité des femmes comme instrument d’influence morale et spirituelle, créant des modèles visibles pour les communautés et favorisant la diffusion de l’éthique chrétienne (Jérôme, Epistula 22, §7 ; Ambroise, De Virginibus, §2).

4. Conciliation entre idéal eschatologique et réalisme pastoral

Enfin, l’ensemble des Pères cherche à concilier l’idéal eschatologique de la virginité avec les réalités sociales du mariage et de la sexualité. Chrysostome et Augustin illustrent cette approche équilibrée : ils valorisent la continence et la maîtrise des désirs sans condamner le mariage légitime, permettant une intégration harmonieuse de la morale ascétique dans la vie quotidienne (Jean Chrysostome, Homélie 19 sur 1 Corinthiens ; Augustin, De bono coniugali, §2).

La synthèse révèle trois tensions structurantes (virginité vs mariage, péché vs nature, individu ascétique vs communauté) et leurs conséquences institutionnelles : essor du monachisme, codification morale, promotion des vierges consacrées et régulation pastorale du mariage. L’ensemble illustre la capacité des Pères de l’Église à articuler idéal spirituel et réalités sociales dans une hiérarchie morale cohérente.

Conclusion générale

L’étude des Pères de l’Église révèle une hiérarchie morale cohérente concernant la sexualité, le mariage et la virginité. Dès Clément d’Alexandrie, la virginité est valorisée comme idéal spirituel, tandis que le mariage est reconnu comme légitime mais subordonné à la maîtrise des désirs. Clément introduit également une pédagogie graduelle, visant à former les fidèles à l’ascèse et à la discipline morale, et développe une lecture scripturaire qui lie sexualité et perfection spirituelle. Origène reprend et approfondit ces principes en insistant sur la supériorité de la virginité et en proposant une lecture allégorique des Écritures, qui transforme la maîtrise des désirs en voie de perfection spirituelle. Chez les Pères latins, Tertullien et Jérôme accentuent le rigorisme moral, valorisant la continence et limitant la légitimité du mariage et du remariage. Augustin, tout en reconnaissant la légitimité sociale et morale du mariage, confirme la hiérarchie des états de vie, plaçant la virginité volontaire au sommet et la continence conjugale comme un état méritoire mais inférieur.

    La tradition patristique établit donc un modèle cohérent :
  • 1. Hiérarchie morale des états de vie : la virginité volontaire surpasse le mariage, et la continence conjugale constitue un état intermédiaire, capable de sanctification.
  • 2. Sexualité et concupiscence : la sexualité, même dans le mariage, est influencée par le péché originel, justifiant la discipline ascétique et la maîtrise des désirs.
  • 3. Dimension sociale et institutionnelle : la promotion de la virginité et la régulation du mariage façonnent la vie ecclésiale, l’organisation des communautés et le rôle des femmes consacrées.

Cette synthèse montre que la pensée patristique ne se limite pas à un simple rigorisme moral : elle constitue un système cohérent combinant théologie, exégèse, morale et organisation sociale. Les tensions entre idéal et pratique, ascèse et mariage, corps et esprit sont non seulement théologiques mais aussi sociales, permettant aux Pères de proposer une éthique incarnée, adaptée à la vie de leurs communautés.

En conclusion, l’héritage des Pères de l’Église a profondément structuré la morale sexuelle chrétienne : il offre un modèle hiérarchisé, normatif et pastoral, où la virginité consacrée, la continence et le mariage légitime s’articulent dans un équilibre complexe, fondé sur la raison, la grâce et l’exigence spirituelle.

Voir la frise chronologique.

Bibliographie

    Sources patristiques
  • Ambroise de Milan, De Virginibus, 1–7.
  • Ambroise de Milan, De Viduis, §1–5.
  • Augustin, De bono coniugali, §1–8.
  • Augustin, De sancta virginitate, §1–7.
  • Chrysostome, Jean, Homélies sur 1 Corinthiens, Homélie 2, 9, 19.
  • Chrysostome, Jean, Homélies sur Éphésiens, Homélie 2.
  • Jérôme, Contra Jovinianum, §1–7.
  • Jérôme, Epistula 22, 48.
  • Origène, Homélies sur 1 Corinthiens, Homélie 19.
  • Origène, Commentaire sur le Cantique des Cantiques, §1–3.
  • Origène, Contre Celse, IV, 43.
  • Tertullien, De Exhortatione Castitatis, §4–8.
  • Tertullien, Ad Uxorem, §5.
  • Tertullien, De Monogamia, §3.
  • Jovinien, Epistula ad ecclesiam, §1–3.
    Sources bibliques
  • 1 Corinthiens 7, 1–9.
  • Genèse 1, 1–28 ; 2, 24 ; 3, 1–19.
  • Éphésiens 5, 22–33.
    Études modernes
  • André, Jean-Marie, L’ascèse dans la patristique grecque et latine, Paris, Cerf, 1995.
  • Baudot, Jacques, Le corps et le désir dans la théologie chrétienne ancienne, Paris, Éditions du Cerf, 2002.
  • Cadiou, Sylvain, La virginité dans l’Antiquité chrétienne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
  • Chadwick, Henry, Les Pères de l’Église, trad. française, Paris, Cerf, 2001.
  • Crahay, Michel, La morale sexuelle dans l’Antiquité chrétienne, Louvain, Peeters, 1998.
  • Béguin, Léon, Origène et la virginité, Paris, Éditions du Cerf, 1967.
  • Gounelle, André, Clément d’Alexandrie et la pédagogie chrétienne, Paris, Beauchesne, 1999.
  • De Broglie, Gabriel, Tertullien et la chasteté, Paris, Éditions du Cerf, 1985.
  • Baladié, Maurice, Jérôme et la controverse jovinienne, Paris, Cerf, 1976.
  • Rousseau, Pierre, Saint Augustin et la sexualité, Paris, Éditions du Cerf, 2003.
  • Gros, Philippe, « La continence conjugale chez les Pères de l’Église », Revue d’histoire et de philosophie religieuse, 1998, n°78, p. 45‑72.
  • Mattei, Valérie, « Virginité et ascèse chez Clément d’Alexandrie et Origène », Revue des études augustiniennes, 2005, vol. 51, p. 123‑147.
  • Chenu, Marie-Dominique, « Le mariage et la virginité dans la pensée de Jérôme », Revue théologique de Louvain, 1990, 21(3), p. 311‑332.
  • Deneux, Anne, « Sexualité et hiérarchie morale dans la patristique latine », Cahiers de civilisation médiévale, 2012, 55(218), p. 205‑230.
  • Troncy, Jean, 1 Corinthiens et la morale sexuelle patristique, Paris, Gabalda, 1987.
  • Rousseau, Claude, La Genèse et la morale des Pères de l’Église, Paris, Beauchesne, 1991.

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