La manducation de la parole
Jésus nous rappelle que pour vivre, il faut non seulement se nourrir de pain, mais également de la Parole de Dieu.
Mt 4,1-4. Alors Jésus fut emmené au désert par l’Esprit, pour être tenté par le diable. Il jeûna durant quarante jours et quarante nuits, après quoi il eut faim. Et, s’approchant, le tentateur lui dit : « Si tu es Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains. » Mais il répondit : « Il est écrit : Ce n’est pas de pain seul que vivra l’homme, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ».
Il paraît paradoxal de manger les paroles de quelqu’un. Une expression française s’en rapproche puisqu’on dit « boire les paroles de quelqu’un » pour signifier que l’on écoute ses paroles avec attention et admiration.
Dans la bible, plusieurs passages évoquent la manducation de la parole. Analysons plus particulièrement un extrait d’Ezéchiel et un de l’Apocalypse.
Ez 2,7-3,4. Tu leur porteras mes paroles, qu’ils écoutent ou qu’ils n’écoutent pas... Et toi, fils d’homme, écoutes ce que je vais te dire... Ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner. Je regardai, et voici qu’une main était tendue vers moi, tenant un volume roulé. Il le déploya devant moi : il était écrit au recto et au verso ; il y était écrit : « Lamentations, gémissements et plaintes. » Il me dit : « Fils d’homme, ce qui t’est présenté, mange-le ; mange ce volume et va parler à la maison d’Israël. » J’ouvris la bouche et il me fit manger ce volume, puis il me dit : « Fils d’homme, nourris-toi et rassasie-toi de ce volume que je te donne. » Je le mangeai et, dans ma bouche, il fut doux comme du miel. Alors il me dit : « Fils d’homme, va-t’en vers la maison d’Israël et tu leur porteras mes paroles.
Ap 10,8-11 Puis la voix du ciel, que j’avais entendue, me parla de nouveau : « Va prendre le petit livre ouvert dans la main de l’Ange debout sur la mer et sur la terre. » Je m’en fus alors prier l’Ange de me donner le petit livre ; et lui me dit : « Tiens, mange-le ; il te remplira les entrailles d’amertume, mais en ta bouche il aura la douceur du miel. » Je pris le petit livre de la main de l’Ange et l’avalai ; dans ma bouche, il avait la douceur du miel, mais quand je l’eus mangé, il remplit mes entrailles d’amertume. Alors on me dit : « Il te faut de nouveau prophétiser contre une foule de peuples, de nations, de langues et de rois. »
Nous voici donc avec deux auteurs dont Dieu a fait des prophètes, dans la bouche desquels il a placé sa Parole, avec mission de la répercuter. Et c’est cette façon particulière de placer la Parole qui nous intéresse.
Nous connaissons au moins deux autres textes de vocation de prophète, où le récit est imagé : Isaïe et Jérémie, mais dans ces deux autres cas, la bouche est touchée, simplement. Il n’y a pas d’ingestion de la Parole.
Jérémie 1,9. Alors Yahvé étendit la main et me toucha la bouche ; et Yahvé me dit Voici que j’ai placé mes paroles en ta bouche.
Jérémie 5,14. C’est pourquoi, ainsi parle Yahvé, le Dieu Sabaot. Puisque vous avez parlé ainsi, moi je ferai de mes paroles un feu dans ta bouche, et de ce peuple du bois que ce feu dévorera.
Isaïe 59,21. Et moi, voici mon alliance avec eux, dit Yahvé : mon esprit qui est sur toi et mes paroles que j’ai mises dans ta bouche ne s’éloigneront pas de ta bouche, ni de la bouche de ta descendance, ni de la bouche de la descendance de ta descendance, dit Yahvé, dès maintenant et à jamais.
Le récit d’Ezéchiel et de Jean est dans les deux cas à la première personne « je ». Ce sont les prophètes qui racontent. Ils témoignent de leur rencontre avec un livre, avec une Parole, avec la Parole à transmettre. Il a fallu un signe de Dieu pour leur faire comprendre leur vocation, leur mission.
Dans les deux récits, on trouve donc un livre. Légères différences : pour Ezéchiel c’est un rouleau, pour Jean, c’est un petit livre. Et dans les deux cas, ce livre est ouvert. Ils n’ingèrent pas un livre fermé, hermétique dirait-on, mais bien un livre ouvert, un livre qui parle, un livre que l’on peut lire, que l’on peut écouter et proclamer.
Dans l’un et l’autre texte, ce livre est placé dans une main. Il n’est pas posé sur une table ou un pupitre, un objet sur un objet, mais tenu par une main, Parole portée par une personne. Jean voit la main d’un ange, d’un messager (c’est le sens du mot), et Ezéchiel ne voit que la main, mais tous les deux voient cette main.
Ensuite, le livre est mangé, avalé. Ce livre ouvert est entré dans le corps, dans la personne de ceux qui sont alors prophètes. Il a traversé la bouche, puis est allé dans les entrailles, dans le ventre, pour y être digéré, assimilé. Et on retrouve dans les deux cas, le goût du miel, la douceur du miel. S’approprier la Parole est doux. Il nous faut la manger, c’est-à-dire la recevoir d’abord, ou bien la prendre, et puis s’en nourrir. La Parole est-elle notre nourriture ? Ou n’est-elle peut-être qu’un dessert ? Ou même uniquement une ligne sur un menu ? Si les prophètes devaient manger la Parole, si c’était leur lot de proclamer la Parole, c’est maintenant à nous tous de nous nourrir de la Parole, pour pouvoir la proclamer.
Qu’en est-il de la douceur et de l’amertume ? Il est assez simple de comprendre la douceur du miel que donne la Parole. Qu’y a-t-il de plus doux que l’annonce du pardon ? L’amour et la grâce de Dieu sont ce qui anime nos vies et nous comble. Mais l’amertume ? Qui est concerné ? Au sujet de quoi cette amertume ? Peut-être est-ce un sentiment par rapport à ceux qui ne connaissent pas cette douceur ? Peut-être est-ce le prix à payer en témoignant ? Mais de toute façon, les deux ordres : « mange » et « parle » restent.
Cette Parole, il nous faut la digérer, en tirer tout ce qui peut faire vivre notre esprit, tout ce qui peut nous aider à vivre, tout simplement. Et ceci demande un certain effort, une certaine persévérance, et peut parfois s’accompagner d’amertume. Mais ce devrait être vital pour tout croyant. Manger la Parole, c’est accepter d’être nourri et transformé par elle.
Enfin, après ce geste, ce signe du livre mangé, les deux prophètes reçoivent alors l’ordre de parler. Ils ont une parole à transmettre. Cette Parole qui venait d’ailleurs est maintenant aussi la leur, elle vient de leurs entrailles, elle sort par leur bouche. Cette prophétie, ce message que Dieu veut donner passe par eux, par ces messagers, par les prophètes, par les témoins. Ce n’est pas un message désincarné, il est porté par quelqu’un qui a été appelé, nourri.
Et enfin, cette Parole, il nous faut la dire, la proclamer. Partager ce qu’il a reçu fait partie de la vie même du chrétien. « Il faut que tu prophétises. » « Dis-leur mes paroles. » Voilà l’ordre qui est donné, qui m’est donné, qui nous est donné à tous.
On peut trouver quelques différences. Ezéchiel nous donne une idée du contenu du livre : des plaintes, des pleurs, des lamentations. Et il est écrit des deux côtés, ce qui n’était pas habituel. Est-ce pour dire qu’on ne peut rien y ajouter ? Ou alors que c’en est fini des lamentations, qu’elles sont à leur terme ? Et Jean lui, comme cela lui a été annoncé, après la douceur en bouche, trouve l’amertume à la digestion. Le livre lui a paru indigeste. Et pourtant c’est de ce livre-là dont il a à parler.
Autre différence notable : la façon dont ils reçoivent le livre. Si le rouleau est donné à Ezéchiel, Jean le prend dans la main de l’ange. Ezéchiel reçoit quand Jean prend. Bien sûr, c’est l’ange qui demande à Jean de prendre le livre. S’il y en a qui reçoivent la Parole, il y en a aussi qui s’en saisissent, mais tous la mangent, et la proclament.
Et enfin, la proclamation demandée à Ezéchiel s’adresse aux israélites, tandis que celle demandée à Jean s’adresse à toutes les nations, tous les peuples, etc. Si le message divin a d’abord été destiné au peuple élu, il l’est maintenant à tous les peuples. Le salut de Dieu est universel.
Parce qu’en fait, quel est-il ce message, à vivre et à transmettre ? C’est toujours le même. Pour Ezéchiel, c’était un message d’espérance pour les exilés : « Dieu ne vous a pas abandonnés. Il vous ramènera dans votre pays. » Et le message de Jean est contenu dans le titre du livre : « Apocalypse de Jésus-Christ », c’est à dire : « Révélation de Jésus-Christ ». Tout son livre parle de Jésus-Christ, comment il est l’accomplissement de toutes les prophéties, de toutes les promesses, de toutes les écritures. Le salut de Dieu, la Parole à recevoir, à prendre, à ingurgiter, à mâcher, à digérer, et à proclamer, c’est que Jésus-Christ est cet accomplissement de l’amour de Dieu, Jésus-Christ crucifié et ressuscité.
Vous avez déjà entendu l’expression : mordre dans la vie. Ici il s’agit de goûter pour voir combien le Seigneur est bon à travers sa parole ! Et voici encore trois autres passages sur le goût de la Parole :
Jérémie 15,16 Quand tes paroles se présentaient, je les dévorais ta parole était mon ravissement et l’allégresse de mon cœur. Car c’est ton Nom que je portais, Yahvé, Dieu Sabaot.
Psaume 19,10-11 Ses paroles sont douces plus que le miel
Psaume 119,103 Qu’elle est douce à mon palais ta promesse, plus que le miel à ma bouche !
1P 2,2 Comme des enfants nouveau-nés, désirez le lait pur de la parole afin que, par lui, vous grandissiez pour le salut,
3 si vous avez goûté que le Seigneur est bon.