Grégoire de Naziance (329-390)
Biographie
- Grégoire naît vers 329 à Arianzum, près de Nazianze (en Cappadoce, actuelle Turquie), et meurt en 390 ; il est surnommé « le Théologien » pour la profondeur de sa pensée trinitaire.
- Issu d’une famille chrétienne aisée, il reçoit une éducation soignée à Césarée, Alexandrie et Athènes, où il se lie d’amitié avec Basile de Césarée.
- Après avoir mené une vie studieuse, il est ordonné prêtre malgré sa réticence initiale, préférant la contemplation à l’action pastorale.
- Grégoire devient évêque de Sasimes, puis brièvement patriarche de Constantinople (380), où il participe activement au IIᵉ concile œcuménique (381).
- Il est contraint à la démission en raison de querelles ecclésiastiques, et se retire ensuite dans la solitude pour se consacrer à la prière et à l’écriture.
- Son œuvre se compose principalement de discours théologiques (Orationes), de poèmes dogmatiques et d’une abondante correspondance.
- Grégoire est considéré comme l’un des trois « Pères cappadociens », aux côtés de Basile de Césarée et de Grégoire de Nysse, qui ont formulé la théologie trinitaire orthodoxe.
- Sa pensée s’attache à défendre la divinité du Saint-Esprit et à exprimer l’unité de la Trinité contre les hérésies ariennes et pneumatomachiennes.
- Il développe une théologie spirituelle centrée sur la contemplation, la purification intérieure et la divinisation de l’homme par la grâce.
- Sur le plan moral, Grégoire promeut la tempérance, la charité et la maîtrise des passions comme conditions de la vie spirituelle.
- Il considère la sexualité comme une réalité bonne mais fragile, à purifier et à orienter vers Dieu, la luxure étant pour lui la déformation de l’amour véritable.
- Il loue la virginité consacrée, qu’il présente comme un état de vie angélique, signe de la transformation du corps par l’Esprit.
- Le mariage, toutefois, reste pour lui une institution sainte et nécessaire à la perpétuation de l’humanité, à condition qu’il soit vécu dans la fidélité et la chasteté.
- Son approche de la sexualité s’inscrit dans une théologie de la transfiguration : l’énergie vitale de l’homme doit être intégrée à la dynamique de la sanctification.
- Grégoire exprime aussi une haute conception de la vocation intellectuelle : la raison, lorsqu’elle est éclairée par la foi, participe à la contemplation du Verbe.
- Sa poésie révèle une sensibilité introspective rare dans la littérature patristique, abordant la fragilité humaine, la passion, le repentir et l’espérance du salut.
- Il critique la superficialité religieuse et les querelles ecclésiastiques, appelant les chrétiens à une spiritualité de profondeur et de silence intérieur.
- Dans ses discours, il associe éloquence classique et ferveur mystique, faisant de la rhétorique un instrument de louange divine.
- Son influence s’étend à toute la tradition byzantine, puis à la mystique chrétienne orientale, notamment par sa doctrine de la théosis (divinisation).
- Canonisé et reconnu docteur de l’Église, Grégoire demeure un modèle de théologien contemplatif, unissant la rigueur doctrinale à la poésie de la foi.
Discours 37
DISCOURS 37
Sur la parole de l’évangile : « Lorsque Jésus eut achevé ces discours »
1. Jésus, qui a d’abord choisi les pécheurs, jette lui-même la seine et passe d’un lieu à d’autres lieux. Dans quel but ? Non seulement pour gagner un plus grand nombre d’hommes à l’amour de Dieu en les fréquentant, mais aussi, du moins à mon avis, pour sanctifier un plus grand nombre de lieux. Pour les Juifs il devient comme un Juif, afin de gagner les Juifs ; pour ceux qui sont sujets de la Loi, il devient comme un sujet de la Loi, afin de racheter ceux qui sont sujets de la Loi ; pour les faibles, il devient comme un faible, afin de sauver les faibles ; il devient tout à tous, afin de les gagner tous ! Pourquoi dis-je : « tout à tous », ce que Paul même n’a pas supporté de dire à son propre sujet ? Car je trouve que le Sauveur a subi plus que cela. En effet, non seulement il devient juif, non seulement il prend sur lui les noms les plus absurdes et les plus injurieux ? *, mais encore, ce qui est plus absurde que tous ces noms, il devient le péché même et la malédiction mêmes ; il ne l’est pas, certes, mais il en reçoit le nom…
5. Au reste, comme je le disais — pour reprendre le fil de mon discours —, des foules nombreuses le suivaient parce qu’il descend au niveau de nos faiblesses. Qu’arrive-t-il ensuite ? « Et des Pharisiens, dit-il, s’approchèrent de lui, en le tentant et en lui disant : est-ce qu’il est permis à un homme de répudier sa femme pour quelque motif que ce soit ? » De nouveau les Pharisiens le tentent ; de nouveau, ceux qui lisent la Loi ne connaissent pas la Loi ; de nouveau, ceux qui se trouvent d’être les interprètes de la Loi ont besoin que d’autres les instruisent. Il n’a pas suffi des Sadducéens pour le tenter au sujet de la résurrection*, des Docteurs de la Loi pour s’informer au sujet de la perfection, des Hérodiens pour le questionner au sujet du tribut, et d’autres, au sujet de sa propre puissance, ils lui posent de nouveau une question, cette fois au sujet du mariage, lui sur qui la tentation n’a pas de prise, lui qui a créé l’état conjugal, lui qui a constitué tout le genre humain à partir de la première cause. « Et lui en réponse, leur dit : N’avez-vous pas lu que le créateur les créa mâle et femelle ? » Le Christ sait aussi bien résoudre certaines questions que fermer la bouche à certaines autres. Lorsqu’on lui demande : « Par quelle puissance fais-tu cela ? », à cause de l’excessive stupidité de ceux qui l’ont interrogé, il leur demande à son tour : le baptême de Jean était-il du ciel, ou des hommes ? Et, des deux côtés, il embarrasse ceux qui l’interrogent. C’est pourquoi, imitant le Christ, nous pouvons parfois fermer la bouche à ceux qui discutent d’une façon oiseuse, et mettre fin à l’ineptie de leurs questions en leur posant en retour des questions plus ineptes. Nous sommes, en effet, parfois habiles, nous aussi, dans les choses vaines — pour me vanter de ce qui est de la folie, mais lorsque le Christ voit qu’une question demande que l’on raisonne, il ne juge pas les questionneurs indignes de réponses avisées.
6. La question (dit-il) me paraît concerner l’honneur qu’il faut rendre à la chasteté et réclame une réponse empreinte d’humanité — la chasteté au sujet de laquelle je vois que la plupart des hommes ont des idées erronées, et que leur loi est injuste et inégale. Pourquoi donc ont-ils châtié la femme et laissé l’homme impuni ? L’épouse qui a déshonoré le lit de son mari est adultère, et la conséquence en est, pour elle, les dures sanctions des lois au contraire ; l’homme qui est infidèle à sa femme n’encourt aucune peine. Je n’accepte pas cette législation ; je n’approuve pas cette coutume. Ge sont des hommes qui ont légiféré de la sorte ; voilà pourquoi cette législation est dirigée contre la femme ; ils ont placé aussi les enfants sous l’autorité des pères, et ils ont négligé les intérêts du sexe faible.
7. « Ils seront donc, dit-il, deux en une chair unique » : que l’unique chair ait donc le même honneur ! Et Paul prescrit la chasteté par cet exemple. Comment et de quelle façon ? « Ce mystère est grand ; je veux dire par rapport au Christ et à l’Église ». Il est beau pour la femme de respecter le Christ à travers son mari ; il est beau pour le mari de ne pas mépriser l’Église à travers sa femme. Que la femme, dit-il, ait la crainte de son mari », et, de fait (l’Église) l’a du Christ ; mais aussi que le mari entoure de soins sa femme ; et, de fait, le Christ entoure de soins l’Église.
Étudions cette parole avec plus d’attention encore.
8. « Trais le lait, et ce sera du beurre ? » Examine, et peut-être trouveras-tu là quelque nourriture plus substantielle. ll me semble que ce qui est dit dans ce passage désapprouve les secondes noces. S’il y a deux Christs, il y a aussi deux maris et deux femmes ; mais sil n’y a qu’un seul Christ, une seule tête de l’Église et une seule chair, que les secondes noces soient rejetées | Et si le Christ. Empêche les secondes noces, que dire des troisièmes ? Les premières noces sont la loi, les secondes sont l’indulgence, les troisièmes sont une iniquité ; quant à ce qui dépasse ce nombre, c’est une vie de pourceau, et il n’y a pas beaucoup d’exemples de cette malice.
La Loi accorde le billet de répudiation pour n’importe quelle cause ; mais le Christ ne l’admet pas pour n’importe quelle cause ; il autorise seulement à se séparer de la femme qui se conduit mal, mais pour tous les autres cas il ordonne d’être philosophe. La femme qui se conduit mal, (chassons-la) parce qu’elle abâtardit la race ; mais sur tous les autres points, soyons patients et philosophes ; ou plutôt, soyez patients et philosophes, vous qui avez accepté le joug du mariage. Si tu vois que ta femme met du fard sur ses joues ou sous ses yeux, supprime-le-lui ; que sa langue est trop agile, réfrène-la ; qu’elle rit comme une prostituée, inspire-lui la gravité ; qu’elle dépense ou qu’elle boit de façon démesurée, modère-la ; qu’elle sort de chez elle inconsidérément, retiens-la ; qu’elle a l’œil arrogant, fais-lui corriger son regard ; mais ne romps pas sur un coup de tête, ne te sépare pas : on ne sait jamais sile danger sera pour qui provoque la rupture ou pour qui la subit. « Que ta fontaine, dit-il, te soit réservée, et que nul autre n’y ait part avec toi », et : « Que le poulain qui а tes faveurs et le cerf qui a ton amitié vivent avec toi. » Ainsi, ne deviens pas un fleuve à la disposition de tous, et ne t’empresse pas de plaire à d’autres femmes qu’à la tienne. 5i tu te laisses emporter ailleurs, ne donnes-tu pas à ta le libertinage pour loi ? Telle fut la réponse du Sauveur.
9. Et les Pharisiens ? Cette parole leur semble dure. De fait, même d’autres choses honnêtes déplaisent aux Pharisiens d’alors et aux Pharisiens de maintenant ; car се qui fait le Pharisien, ce n’est pas seulement la race, mais ce sont les mœurs. C’est ainsi que je compte comme Assyrien ou comme Égyptien quiconque, par ses principes de vie, se range à leurs côté. Que répliquent donc les Pharisiens ? « Si telle est la condition de l’homme par rapport à sa femme, il n’est pas expédient de se marier. »Comprends-tu maintenant, Pharisien, ces mots : « Il n’est pas expédient de se marier » ? Ne le savais-tu pas auparavant, quand tu voyais la situation des veuves et des orphelins, les morts prématurées, les deuils succédant aux applaudissements, les funérailles suivant de prés l’hyménée, les cas de stérilité ou de progéniture malheureuse, les accouchements avant terme et qui coûtent la vie aux mères, bref toutes les comédies ou tragédies que cela implique ? Les deux mots, en effet, conviennent parfaitement ici. Est-il expédient de se marier ? Oui, je suis de cet avis, « car honorables sont le mariage et le lit conjugal exempt de souillures » ; il est expédient de se marier pour ceux qui sont tempérants, non pour ceux qui sont insatiables et qui veulent avoir pour la chair plus d’égards qu’il ne faut. Lorsque le mariage est seulement ceci : mariage, union conjugale, désir d’avoir une postérité, le mariage est bon ; mais lorsqu’il met le feu à la masse de la chair, l’enserre dans des épines et se révèle comme le chemin du vice, alors, moi aussi, je prononce : « Il n’est pas expédient de se marier. »
10. Le mariage est une belle chose ; mais je ne puis dire qu’il est supérieur à la virginité. Cette dernière, en effet, ne serait pas une grande chose, si elle n’était pas plus belle que ce qui est effectivement beau. Ne vous offusquez pas, vous qui êtes soumises au joug du mariage : « Il vaut mieux obéir à Dieu plutôt qu’aux hommes. » Cependant, soyez unies les unes aux autres, vierges et femmes mariées, ne soyez qu’un dans le Seigneur et servez-vous d’ornement les unes aux autres. Il n’y aurait pas de célibat, s’il n’y avait pas de mariage : en effet, d’où la vierge est-elle venue en cette vie ? Le mariage ne serait pas vénérable, s’il n’avait comme fruit la vierge pour l’offrir à Dieu et à la vie. Honore, toi aussi, ta mère, de qui tu es née ; honore, toi aussi, celle qui a une mère et qui est mère. La vierge n’est pas mère, mais elle est l’épouse du Christ. La beauté qui paraît au-dehors n’est pas cachée ; mais celle qui échappe aux regards est vue par Dieu. « Toute la gloire de la fille du roi vient de l’intérieur ; elle est vêtue d’une robe à franges d’or semée de diverses couleurs », qu’il s’agisse soit, de ses actions, soit de sa contemplation. Que celle qui est sous le joug du mariage soit en partie au Christ, et que la vierge soit entièrement au Christ ; que la première ne soit pas totalement liée au monde, mais que la seconde ne soit absolument pas du monde ; car ce qui pour la femme sous le joug n’est qu’une partie, cela est tout pour la vierge. Tu as choisi la vie des anges ? Tu t’es rangée parmi ceux qui ne se marient pas ? Ne tombe pas jusqu’à la chair, ne te ravale pas jusqu’à la matière, de peur que tu ne te maries avec la matière, tout en étant par ailleurs hors du mariage. Un œil de prostituée ne protège pas la virginité ; une langue de prostituée a commerce avec le Malin ; des pieds dont la démarche est désordonnée accusent une maladie ou un risque pour l’esprit. Que la pensée aussi soit vierge ; qu’elle ne tourbillonne pas, qu’elle ne vagabonde pas, qu’elle ne porte pas en elle des images de choses mauvaises, car l’image est une partie de la débauche ; que les choses haïssables ne prennent pas forme dans l’âme.
11. Et le Christ leur dit : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux auxquels cela a été donné. » Voyez-vous combien ce dont il s’agit est élevé ? Cela se trouve presque impossible à comprendre. N’est-ce pas une chose supérieure à la chair, que ce qui est né de la chair n’engendre pas dans la chair ? N’est-ce pas une chose angélique, que ce qui est lié à la chair ne vive pas selon la chair ; mais s’élève au-dessus de sa nature ? La chair lie au monde, mais la raison fait monter vers Dieu ; la chair alourdit, mais la raison donne des ailes ; la chair crée des liens, mais le désir les délie. De toute ton âme sois tendue vers Dieu, ô vierge ! — je donne cette directive aux hommes comme aux femmes — ; que rien d’autre ne te paraisse beau dans ce que le vulgaire trouve beau : ni la naissance, ni la richesse, ni le trône, ni la puissance, ni cette beauté qui se manifeste par l’agrément des couleurs et l’heureuse proportion des membres, et dont le temps et la maladie se jouent. Si tu as épuisé tout entier, du côté de Dieu, le charme puissant de l’amour, si tes désirs n’ont pas deux objets : ce qui s’écoule et ce qui demeure, ce qui se voit et ce qui est invisible ?, alors tu as été si profondément blessée par la flèche de choix, et tu as si bien compris la beauté de l’époux que tu peux emprunter les paroles du drame et du chant nuptial, en disant : « Tu es douceur et tout entier désir. »
12. Voyez les eaux courantes enfermées dans des tuyaux de plomb subissant une forte pression et dirigées vers un seul point, souvent elles dérogent si bien à la nature de l’eau qu’elles jaillissent en l’air sous l’effet de la poussée constante qu’elles subissent. De même, si tu resserres ton désir, si tu es tout entière unie à Dieu, si tu t’élèves vers le haut, tu ne retomberas pas en bas, tu ne te dissiperas pas, tu resteras tout entière au Christ, jusqu’à ce que tu voies le Christ, ton époux. Garde-toi inaccessible par ta parole, ton action, ta vie, La pensée et ton mouvement. De tous côtés le Malin travaille autour de toi, il observe tout pour voir où frapper, où blesser, au cas où il trouvera quelque point découvert et exposé aux coups ; plus il te voit pure, plus il s’acharne à te salir, car sur un habit splendide les taches sont plus apparentes. Que l’œil n’attire pas l’œil, que le rire n’attire pas le rire, que la familiarité n’attire pas la nuit, que la nuit n’attire pas la perdition. Quand on se laisse peu à peu attirer et dépouiller, on ne s’aperçoit pas immédiatement du dommage, mais on va vers le comble du vice.
18. « Tous, dit-il ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux auxquels cela a été donné. » Lorsque tu entends le mot « a été donné », garde-toi de tout sentiment hérétique, n’introduis pas des natures différentes : les terrestres, les spirituelles et les intermédiaires ! ; car il y a des gens qui sont dans de si fâcheuses idées qu’ils s’imaginent que les uns sont d’une nature qui va totalement à la perte, que d’autres sont d’une nature qui va au salut, et que d’autres suivent leur choix pour le mal ou le bien. Que les uns aient des dispositions meilleures que les autres, ou moins bonnes, je l’admets, moi aussi ; mais j’admets que les dispositions ne suffisent pas pour arriver à la perfection. C’est la raison qui excite ces dispositions pour que la nature passe à l’action, comme оп obtient le feu quand le fer frappe le silex. Lorsque tu entends : « ceux auxquels cela a été donné », ajoute : cela a été donné à ceux qui veulent et qui penchent de ce côté. En effet, lorsque tu entends : « Ce n’est pas le fait de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui a pitié о, je te conseille de penser de même. Comme il у а certains hommes si fiers de leurs résultats, qu’ils attribuent tout à eux-mêmes et rien à leur créateur, à l’auteur de leur sagesse et au dispensateur des biens, celte parole leur apprend que même la bonne volonté a besoin du secours de Dieu : ; ou plutôt, le choix lui-même de l’accomplissement du devoir est une chose divine et un don de la bonté de Dieu : il faut, en effet, qu’il y ait d’une part ce qui dépend de nous, et que d’autre part nous soyons sauvés par Dieu. Voilà pourquoi l’Apôtre dit : «Се n’est pas le fait de celui qui veut », c’est-à-dire c’est le fait non seulement de celui qui veut et non seulement « de celui qui court», mais encore «de Dieu qui a pitié ». Dès lors, puisque même la volonté vient de Dieu, l’Apôtre a légitimement attribué le tout à Dieu. Quelle que soit ta course, quel que soit ton combat, tu as besoin de celui qui donne la couronne. «Si le Seigneur ne bâtit une maison, en vain ont peiné ceux qui la bâtissent ; si le Seigneur ne garde une ville, en vain ont veillé ceux qui la gardent.» «Je sais, dit-il, que la course n’appartient pas aux agiles, ni la guerre aux puissants ? », ni la victoire à ceux qui combattent, ni les ports à ceux qui font une heureuse navigation, mais c’est à Dieu de produire la victoire et de conduire le vaisseau intact jusqu’aux ports.
14. Peut-être est-il nécessaire d’ajouter à ce qui a été dit un autre passage et une autre pensée, qui me viennent à l’esprit ; ainsi je vous ferai part de ma richesse. La mère des fils de Zébédée, poussée par son amour maternel, présente une requête, sans mesurer l’importance de sa demande ; elle était néanmoins excusable à cause de l’excès de son amour et à cause de l’affection que l’on doit à ses enfants. Car rien n’est plus tendre qu’une mère ; et je le dis pour enseigner à honorer les mères et pour en faire une loi. La mère de ces deux Apôtres demande donc à Jésus de les faire siéger l’un à sa droite, l’autre à sa gauche". Mais que répond le Sauveur ? Il demande d’abord S’ils sont capables de boire la coupe que lui-même devait boire. Lorsqu’ils eurent répondu affirmativement et que le Sauveur eut accepté — car il savait qu’eux aussi étaient conduits à la perfection par le même moyen que lui, ou plutôt devaient y être conduits —, que dit-il ? « La coupe, ils la boiront, mais faire siéger à droite et à gauche, ce n’est pas à moi de donner cela, mais c’est pour ceux auxquels cela a été donné. » N’est-ce donc rien que l’esprit qui gouverne ? Rien, le travail ? Rien, la raison ? Rien, la philosophie ! ? Rien, de jeûner, de veiller, de coucher sur la dure, de répandre des torrents de larmes ? Rien de cela ne compte-il, mais est-ce d’après un sort fatal que Jérémie est sanctifié et que d’autres sont rejetés dès le sein maternel" ?
15. Je crains qu’une pensée absurde ne se glisse dans les esprits : l’âme aurait vécu ailleurs, puis se serait unie à un corps ? : et, d’après leur vie là-bas, les uns recevraient le don de prophétie et les autres seraient condamnés, ceux qui auraient mal vécu. Mais s’imaginer cela est tout à fait absurde et étranger à l’Église ; que d’autres plaisantent sur ces croyances ; nous, nous trouvons que la plaisanterie sur de tels sujets n’est pas un terrain sûr. Ici, aux mots : « ceux auxquels cela a été donné ? », ajoute : et qui en sont dignes ; non seulement ils ont reçu du Père d’être tels, mais ils se le sont donné à eux-mêmes.
16. « Il y a, en effet, des eunuques qui le sont dès le sein de leur тёге » et la suite. Au sujet des eunuques, je voudrais bien pouvoir dire quelque chose de viril. Ne vous enorgueillissez pas, vous qui êtes eunuques par nature. Votre chasteté est peut-être involontaire ; elle n’a pas été éprouvée ; elle n’a pas recu la confirmation de l’expérience. Ce qui est bon par nature ne mérite pas des compliments ; c’est ce qui est bon par libre choix qui est louable. Quelle estime a-t-on pour le feu parce qu’il brûle ? C’est la nature qui lui donne de brûler. Quelle estime a-t-on pour l’eau parce qu’elle descend ? C’est le créateur qui lui donne cette propriété. Quelle estime a-t-on pour la neige parce qu’elle est froide, ou pour le soleil parce qu’il brille ? Il brille sans le vouloir. Mérite mon estime en voulant le bien. Tu mérites mon estime si, étant chair, tu deviens spirituel ; si, entraîné par la chair comme par du plomb, tu t’envoles dans les hauteurs ? Grâce à la raison ; si l’on trouve un être céleste en toi qui es né si bas ; si, lié à la chair, tu te montres au-dessus de la chair.
17. Puisque la chasteté (dont il a été question ?) n’est pas louable, c’est autre chose que je demande aux eunuques : ne vous prostituez pas en ce qui concerne la divinité. Vous avez été unis au Christ ; ne déshonorez pas le Christ. Vous recevez de l’Esprit la perfection ; ne faites pas de l’Esprit votre égal. « Si je cherchais encore à plaire aux hommes, dit Paul, je ne serais pas le serviteur du Christ ». Si j’adorais une créature, je ne serais pas appelé chrétien. Pourquoi le nom de chrétien est-il vénérable ? N’est-ce pas parce que le Christ est Dieu ? On dira peut-être que je l’aime comme un homme, vu l’amitié que j’ai contractée avec le Christ ? Pourtant j’honore Pierre et je ne m’entends pas appeler « Pétrien », j’honore Paul et je ne me suis jamais entendu appeler « Paulien ». Je n’accepte pas que mon nom tire son origine des hommes, moi qui suis né de Dieu. De cette façon, si tu es appelé chrétien parce que tu crois que le Christ est Dieu, puisses-tu être appelé ainsi et rester fidèle au nom, et à la réalité ! Si, au contraire, c’est parce que tu aimes le Christ que tu tires de lui ton nom, tu ne t’attribues rien de plus qu’aux autres noms, qui sont imposés à cause de quelque caractéristique habituelle ou de quelque circonstance.
18. Voyez ces hommes qui sont passionnés pour les courses de chevaux : ils tirent leurs noms des couleurs qu’ils portent ou des partis qu’ils soutiennent ; vous connaissez les noms, même si je ne vous les dis pas. Si c’est de la même manière que tu as le nom de chrétien, cette appellation a bien peu d’importance, même si tu en es fier ; mais si c’est parce que tu crois que le Christ est Dieu, montre par tes actes que tu le crois. Si Dieu est une créature, tu adores la créature — encore maintenant —, au lieu du créateur. Si l’Esprit-Saint est une créature, c’est en vain que tu as été baptisé, et que tu es sain pour deux parties seulement — ou plutôt pas même pour ces deux parties, mais à cause de la seule partie où tu n’es pas sain, tu es en danger pour tout l’ensemble. Suppose que la Trinité soit un joyau semblable à lui-même sur toutes ses faces et brillant d’un égal éclat ; qu’il se produise dans le joyau un dommage quelconque, c’est tout le charme de la pierre qui a disparu. De même, quand tu déshonores le Fils pour honorer le Père, ce dernier n’accepte pas ton honneur ; le Père n’est pas glorifié au prix du déshonneur du Fils. Si un fils sage réjouit son père, combien plus l’honneur du Fils deviendra l’honneur du Père ! Si tu admets ceci : « Enfant, ne te glorifie pas au prix du déshonneur de ton père : », de même le Père n’est pas glorifié au prix du déshonneur du Fils. Si tu déshonores l’Esprit-Saint, le Fils n’accepte pas ton honneur ; en effet, bien que l’Esprit-Saint ne vienne pas du Père de la même manière que le Fils, néanmoins il vient du même Père. Honore le tout ou méprise le tout, pour être conséquent avec toi-même. Je n’accepte pas chez toi cette demi-piété. Je veux que tu restes pieux tout entier. Mais si {d’après toi) j’ai tort de le vouloir ? Pardonne à mon émotion ; je souffre à cause de ceux qui me haïssent ; tu étais un de mes membres, encore que tu sois retranché maintenant ; tu redeviendras peut-être un de mes membres ; voilà pourquoi je fais entendre des paroles de bontés.
C’est là ce que j’avais à dire à cause des eunuques, afin qu’ils soient chastes au sujet de la divinité, 19. Ce n’est pas seulement le péché concernant le corps qui s’appelle prostitution et adultère, mais tout péché que tu as commis, et surtout la transgression qui s’attaque au divin, comment prouver cela, demanderas-tu peut-être ? « Ils se prostituèrent, dit-il, par leurs pratiques » ; tu vois bien là une œuvre honteuse de prostitution ? Et : « Ils commettaient l’adultère, dit-il, avec le bois ? » ; tu vois bien là un culte adultère ? Ne sois donc pas adultère d’âme en étant chaste de corps ; ne montre pas que tu es chaste dans ta chair malgré toi, puisque tu n’es pas chaste là où tu es capable de te prostituer. Pourquoi avez-vous fait vôtre l’impiété ? Pourquoi vous portez-vous tous vers le mal comme si désormais c’était la même chose d’être appelé eunuque ou impie ? Rangez-vous parmi les hommes ; prenez, quoique tardivement, quelque sentiment viril ; fuyez les gynécées ; que ne s’ajoute pas à la honte du nom la honte que vous infligerait ma prédication ! Voulez-vous que nous nous attardions encore un peu sur ce sujet ? Ce qui a été dit est-il suffisant ? D’ailleurs, avec ce qui suit, mettons à l’honneur également les eunuques : la parole est élogieuse.
20. « Il y a, dit-il, des eunuques qui ont été engendrés tels dès le sein de leur mère ; et il y a des eunuques qui ont été rendus eunuques par les hommes ; et il y a des eunuques qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du royaume des cieux. Que celui qui peut comprendre comprenne !* » П me semble que cette parole, s’écartant des corps, représente par le moyen des corps des réalités plus élevées !. Car limiter cette parole aux eunuques selon le corps, c’est peut-être petit, bien faible et bien indigne d’une parole (divine) ; nous devons imaginer quelque chose digne de l’Esprit.
Certains semblent portés au bien par la nature ; et lorsque je dis « par la nature », je ne méprise pas le libre choix, mais j’admets les deux : l’aptitude au bien et le libre choix qui conduit à l’action, l’aptitude venant de la nature.
Il y en a d’autres que la parole purifie en les amputant de leurs passions. Voilà, je pense, ceux qui ont été rendus eunuques par les hommes : la parole d’un maître, séparant le bien du mal, rejetant l’un et prescrivant l’autre, aura produit la chasteté spirituelle, suivant le mot : « Détourne-toi du mal et fais-le bien. » J’approuve cette manière de rendre eunuque ; j’approuve fort les maîtres, aussi bien que les disciples, car c’est une bonne chose que les uns aient amputé, et c’en est encore une meilleure que les autres aient été amputés.
21. « Et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du royaume des cieux. » D’autres n’ont pas rencontré de maîtres, mais ils ont été pour eux-mêmes des maîtres dignes d’éloges. Ce n’est pas une mère qui a enseigné le devoir, ce n’est pas un père qui te l’a enseigné, ni un prêtre, ni un évêque, ni quelqu’un d’autre à qui est confiée la charge d’enseigner. Mais tu as mis en mouvement la raison qui est en toi, tu as fait jaillir par toi-même, tu t’es rendu eunuque ; tu as coupé la racine du mal, tu en as banni les instruments, et tu as acquis une telle disposition à la vertu qu’il t’est devenu presque impossible de te porter au mal. Voilà pourquoi je loue la situation d’eunuque plus peut-être que les autres. « Celui qui peut comprendre, qu’il comprenne ! » Prends le parti que tu veux ; suis les leçons d’un maître, ou bien deviens toi-même ton maître. Une seule chose est honteuse, c’est de ne pas retrancher ses passions. Et, sur le moyen de retrancher tes passions, n’hésite pas. Le maître (qui te guide) est un être façonné par Dieu, et toi, tu en viens aussi ; que ton maître te ravisse le mérite, ou que le bien soit ton œuvre, c’est le bien, ni plus ni moins.
22. Amputons-nous seulement de nos passions, de peur que quelque racine d’amertume pousse des rejetons et nous troubles, suivons seulement l’image, respectons seulement l’archétype. Ampute les passions du corps, ampute aussi celles de l’âme. Puisque l’âme a plus de prix que le corps, il y a d’autant plus de prix à purifier l’âme plutôt que le corps. Si la purification du corps est au nombre des choses louables, examine, je te prie, combien la purification de l’âme est plus grande et plus élevée. Retranche l’impiété d’Arius, retranche la mauvaise doctrine de Sabellius. Ne réunis pas plus qu’il n’est bien, ne divise pas d’une manière perverse ; ne ramène pas les Trois à une seule personne, et n’invente pas trois natures étrangères Pune à l’autre. L’unité entendue correctement est louable ; de même aussi les Trois distingués correctement, quand il y a distinction des personnes, mais non de la divinité ?
28. Telle est la loi que j’établis pour les laïcs, telle est la prescription que je fais aux prêtres, et telle aussi à ceux qui ont reçu mission de commander. Donnez votre appui à la vraie doctrine, vous tous qui tenez de Dieu le pouvoir de le faire. C’est une grande chose de réprimer le meurtre, de punir l’adultère, de châtier le vol ; ce l’est davantage encore d’établir la piété comme loi et de favoriser une doctrine saine. Ma parole combattant pour la Trinité aura moins d’efficacité que ton édit, si tu fermes la bouche à ceux qui n’ont pas cette santé, si tu donnes ton appui à ceux qui sont persécutés, si tu réprimes les meurtriers, si tu empêches que le meurtre soit commis ; je parle non seulement du meurtre qui tue le corps, mais aussi de celui qui tue l’âme, car tout péché est la mort de l’âme.
Bornons ici notre discours. 24. Pour le reste, qu’il nous suffise de prier pour ceux qui sont venus à cette assemblée. Hommes aussi bien que femmes, subordonnés et chefs, vieillards ou jeunes gens et jeunes filles, tous, quel que soit votre âge, supportez n’importe quel dommage soit dans vos biens, soit dans vos corps, mais n’acceptez pas une seule chose : de subir un dommage en ce qui concerne la divinité ?
J’adore le Père, j’adore le Fils, j’adore l’Esprit-Saint ; ou plus exactement nous les adorons, moi avant tous, moi qui vous adresse ces paroles, moi après tous et avec tous, dans le Christ lui-même notre Seigneur, à qui sont la gloire et la puissance pour les siècles, Amen.