Les prophètes face aux idoles
Qu’est l’idolâtrie ?
Le mot "idole" vient du grec "eidôlon", image, dérivé de "eidos", forme, apparence.
Peut-on fabriquer une image de Dieu et l’adorer ?
Qu’est en fait l’idolâtrie ? La question n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Si elle consiste essentiellement à se prosterner devant des idoles de bois ou de métal, comme cela est abondamment décrié dans la Bible et le Talmud, qu’y a-t-il de si attentatoire et blasphématoire, pour que telle pratique fût considérée par l’ensemble des sources juives comme la mère de toutes les perversités ? Somme toute, le fait de rendre culte à un ou plusieurs objets supposés incarner tel ou tel dieu peut paraître désuet ou puéril, voire fétichiste ou superstitieux, mais où est le crime, où est l’abjection [1] ? Et si la quintessence de l’idolâtrie ne résidait pas tant dans le culte des figurations divines que dans ce qu’elle trahissait en biais, dans ce qu’elle a d’idéologique ? De quoi parle-t-on au juste ?
Le monothéisme biblique est d’abord et avant tout la croyance en la transcendance divine, le fait que Dieu échappe totalement aux aléas de la nature. Dès lors, que l’être divin ne soit en rien réductible à la nature ou à tout objet matériel, c’est là un point doctrinal du judaïsme qui ne souffre aucune ambiguïté.
Le fameux interdit en tête du Décalogue enjoignant de « ne produire aucune image (divinisée) de ce qui est en haut dans le ciel, etc. » (Ex 20, 4) ne signifie aucunement que Dieu ne puisse, sous une forme ou l’autre, Se manifester concrètement et distinctement, mais que l’homme n’est pas en droit de se fabriquer une telle forme et de lui adresser un culte. Le fait que Moïse se soit entendu dire que nul homme « ne peut contempler le visage de Dieu et survivre » (Ex 33, 20-23) ne signifie aucunement que Dieu n’aurait pas de visage qu’Il puisse arborer. Au contraire, cela dit que la « face divine » lui était perceptible, mais que sa contemplation directe et immédiate eût été fatale.
Dieu Se manifeste sous diverses formes sensibles et à divers degrés, sous diverses « enveloppes » plus ou moins « épaisses ». Les incarnations divines telles que dépeintes dans la Bible sont des incursions dans notre monde, comme autant de phénomènes circonscrits d’une entité globale émergente qui est, quant à elle, trop vaste ou hors-champ (en ce qu’elle s’origine hors de l’espace-temps) pour être totalement délimitée en un lieu singulier ou en un temps donné.
Dans la Bible, le concept d’« idolâtrie » n’existe pas à proprement parler. La notion apparaît sous la locution « laâvod èlohim ahérim » ou « lalèkhèt aharé èlohim ahérim » : servir / adorer d’autres dieux ou se laisser entraîner par d’autres dieux. Il s’agit donc essentiellement d’une trahison par rapport à Dieu qui a noué une alliance avec Son peuple. Par ailleurs, le culte des dieux est souvent critiqué comme étant rendu à des dieux fabriqués de main d’homme qualifiés alors de « èlilim : idoles » [65], « âtsabim : statues » [66], « tsèlèm : statues figurées » [67] et plus rarement « pessilim : sculptures » [68]. Ce fétichisme est comme nous l’avons vu jugé illusoire, les prophètes soulignant l’impuissance d’idoles manufacturées [69]. Le terme talmudique désignant ce que nous appelons l’idolâtrie est « âvoda zara : culte étranger, profane » [70] ou « âvodat èlilim / cokhavim ou-mazalot / tselamim : culte des idoles / astres / statues ». Le culte étranger est une profanation produisant une aliénation (on s’aliène de Dieu). La profanation peut aller jusqu’à représenter matériellement l’Éternel Lui-même, en rendant à son objet un culte ou en Lui associant une divinité secondaire pouvant être figurée [71].
En bref, il apparaît que pour Israël, l’idolâtrie revient à une sorte d’adultère (métaphore abondamment utilisée dans la Bible) [72], dès lors qu’il cède à la puissante séduction qu’elle exerce. Elle est une trahison. Telle est la clef pour en comprendre l’essence. L’alliance que Dieu noue avec le peuple d’Israël n’a rien d’une sinécure. Dieu octroie à Son peuple d’élection de nombreuses promesses de fécondité et de prospérité (et dans la perspective talmudique, le salut ou la félicité face à la mort), mais exige en échange – son destin en dépend étroitement – qu’il se résolve à accomplir Ses commandements. Or ceux-ci ne constituent pas seulement un code civil de bonne conduite. Ils exigent de l’homme la sanctification qui est un véritable programme de dépassement de soi, une sublimation de la conduite naturelle, à travers une discipline et une ascèse très exigeantes : de nombreuses lois requièrent de consacrer de l’énergie, des biens et capacités, de canaliser les désirs et sublimer les pulsions, pour se vouer au culte d’un Dieu qui exige une très forte solidarité sociale, le respect des loyautés contractées entre les personnes, une sexualité consacrée à l’édification de la famille, une diététique, l’exercice hebdomadaire de chômage et de retraite qu’incarne l’observance du Chabbat, et bien d’autres choses encore. La Torah se donne pour projet ni plus ni moins de dompter la nature humaine dans son rapport au monde profane, et l’exercice est des plus aventureux pour ne pas dire hasardeux, tant l’effort requis est important et constant. Les échecs récurrents du peuple sorti d’Égypte, devant les épreuves de privation et d’incertitude auxquelles Dieu le soumet dans le désert pour forger son caractère, sont l’expression archétypale du haut niveau d’exigence et du « dévissage » qui guette sans cesse cette entreprise périlleuse d’exhaussement à la liberté, dans la maturité et la maîtrise de soi.
L’idolâtrie apparaît très exactement comme l’antithèse de tout ce programme. Elle compromet. Voilà pourquoi Israël doit à tout prix s’en prémunir. Les Nations en reviendront un jour, à leur tour, comme l’annoncent et l’espèrent les prophètes. Mais pour l’heure, l’effort requis d’Israël est de se concentrer sur ce qui lui est capital comme enjeu de civilisation. En l’occurrence : déceler ce que tout culte des idoles risque d’induire ou de traduire sur un plan idéologique, à savoir de vouloir ramener le divin à la dimension humaine (en ce qu’elle peut avoir d’inhumain) au lieu d’acheminer l’homme à la dimension divine. Il s’agit alors d’une sorte d’avilissement, de profanation ou de sacrilège. Il y a idolâtrie dès lors que l’on tente d’ériger une personne ou une idée de ce monde en valeur absolue ou, à l’inverse, quand l’on prétend assigner la divinité à une fonction restreinte, partisane, en l’asservissant littéralement aux intérêts d’une puissance ou d’une pulsion quelle qu’elle soit. Dans les deux cas, il s’agit d’une sorte de domestication du divin. Sous les oripeaux du service d’un dieu, c’est Son asservissement qui est visé. L’idolâtrie, c’est se faire un dieu sur mesure (où le désir avide de l’homme est la mesure de toute chose). La statue ou l’image est érigée pour que la divinité l’habite et soit domiciliée auprès de soi, « customisée ». On entend ainsi capturer et confisquer la puissance divine, la contenir, l’assigner à résidence en lui donnant le plus bel asile. L’homme ne peut plus s’élever à la transcendance puisque celle-ci est ramenée à l’immanence. L’idolâtrie vise à s’attirer la protection des dieux, à conjurer le destin, sans avoir à le payer de l’effort éthique et encore moins celui de sainteté. Si l’idolâtrie rime si souvent avec la vénération et l’adoration excessives, exorbitantes jusqu’à l’infatuation, c’est parce qu’elle célèbre et cautionne idéologiquement l’ordre des choses en l’état, promeut l’exutoire des convoitises, donne libre cours aux passions et addictions jusqu’aux perversions nourries par l’hédonisme le plus égoïste. C’est là qu’elle peut se montrer le plus attentatoire à la dignité humaine. Parce que l’idolâtrie croit en la force inhérente des choses et en l’instrumentalisation plus qu’en la volonté consentie et engagée des personnes, elle favorise l’incantation magique à la prière, la divination à la prophétie (qui fait peser sur l’homme la responsabilité de son destin). C’est le désir de contourner l’instance supérieure (Dieu) qui requiert l’élévation et réclame des comptes quant à l’humanité de l’homme, qui motive le recours à l’occulte, à ce qui fonctionne mécaniquement, « efficacement », à savoir jadis : sorcellerie, nécromancie, divination, magie noire. Même dans la Bible où le culte des sacrifices peut donner l’impression d’une transaction payée de bonne chair, l’insistance constante des prophètes est de dire contre toute esquive de responsabilité que seule l’obéissance à Dieu, par le respect de la dignité des êtres et « la circoncision du cœur » (l’adhésion intérieure), confère validité et efficience au culte, parce que seulement alors il rencontre l’approbation divine : « Car Tu ne souhaites pas que je T’offre de sacrifice, et d’holocauste Tu n’as aucun désir. Les sacrifices agréables à Dieu, c’est un esprit contrit, un cœur brisé et abattu » (Ps 51, 18-19).
Rivon Krygier. Voir le lien dans la bibliothèque.
Textes bibliques
Exode 20:3 Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. 4 Tu ne te feras pas d’idole, ni rien qui ait la forme de ce qui se trouve au ciel là-haut, sur terre ici-bas ou dans les eaux sous la terre. 5Tu ne te prosterneras pas devant ces dieux et tu ne les serviras pas, car c’est moi Yahvé, ton Dieu.
Lv 26,1 Vous ne vous ferez point d’idoles, vous ne vous élèverez ni image taillée ni statue, et vous ne placerez dans votre pays aucune pierre ornée de figures, pour vous prosterner devant elle; car je suis Yahvé, votre Élohim.
Ps 115,2 Pourquoi les nations disent-elles : « Où donc est leur Élohim ? » 3 Notre Élohim est dans les cieux ; tout ce qu’il a voulu, il l’a fait. 4 Leurs idoles sont d’argent et d’or, faites de main d’homme : 5 Elles ont une bouche, et ne parlent pas ; elles ont des yeux, et ne voient pas ; 6 elles ont des oreilles, et n’entendent pas ; elles ont un nez, et ne sentent pas ; 7 des mains, et elles ne palpent pas ; des pieds, et elles ne marchent pas ; elles ne tirent aucun son de leur gosier. 8Que leurs auteurs leur ressemblent, et tous ceux qui comptent sur elles ! 9 Fils d’Israël ! comptez sur Yahvé. – Leur aide et leur bouclier, c’est lui ! 10 Maison d’Aaron ! comptez sur Yahvé. – Leur aide et leur bouclier, c’est lui ! 11 Vous qui craignez Yahvé ! comptez sur Yahvé. – Leur aide et leur bouclier, c’est lui !
Is 44,6 Ainsi parle Yahvé, le Roi d’Israël, celui qui le rachète, Yahvé de l’univers : C’est moi le premier, c’est moi le dernier, en dehors de moi, pas de dieu. 7 Qui est comme moi ? Qu’il prenne la parole, qu’il annonce ce qu’il en est et me le développe, depuis que j’ai établi le peuple du passé, qu’il dise les choses qui arriveront, et celles qui viendront, qu’on nous les annonce !
Jr 10,1 Ecoutez la parole que Yahvé prononce sur vous, gens d’Israël ! 2 Ainsi parle Yahvé : Ne vous conformez pas aux mœurs des nations !
Devant les signes du ciel, ne vous laissez pas accabler ! Ce sont les nations qui se laissent accabler par eux ; 3, mais les principes des peuples sont absurdes. Le bois coupé dans la forêt, travaillé au ciseau par l’artiste, 4 enjolivé d’argent et d’or, avec clous et marteaux, on le fixe pour qu’il ne soit pas branlant. 5 Ces idoles sont comme un épouvantail dans un champ de concombres ; elles ne parlent pas ; il faut bien les porter, car elles ne peuvent marcher. N’en ayez aucune crainte : elles ne sont pas nuisibles, mais elles ne peuvent pas davantage vous être utiles. 6 Comme toi il n’y a personne, Yahvé ! Tu es grand et grand est ton nom par ses prouesses. 7 Qui ne te craindrait, roi des nations ? À toi cela est dû. Parmi tous les sages des nations et dans tous les royaumes, il n’y a personne comme toi. 8 Tous, sans exception, s’abrutissent et perdent le sens. Formé par les absurdités, on en arrive là. 9 Les idoles ne sont qu’argent laminé, importé de Tarsis, or d’Oufaz, travaillé par l’artiste et le fondeur, revêtu de pourpre violette et de pourpre rouge. Elles ne sont toutes que travail de spécialistes. 10, Mais Yahvé Dieu est vérité, il est le Dieu vivant, roi à jamais. Quand il s’irrite, la terre tremble, et les nations ne peuvent supporter son indignation. 11 Voici ce que vous leur direz : Les dieux qui n’ont pas fait le ciel et la terre doivent disparaître de la terre, de dessous le ciel. 12 Celui qui fait la terre par sa puissance, qui établit le monde par sa sagesse, et qui, par son intelligence, déploie les cieux, 13 du fait qu’il accumule des eaux torrentielles dans les cieux, qu’il fait monter de gros nuages des confins de la terre, qu’il déclenche la pluie par des éclairs, qu’il fait sortir les vents de ses coffres, 14 tout homme demeure hébété, interdit, tout fondeur a honte de son idole : ses statues sont fausses, il n’y a pas d’esprit en elles ; 15 ce sont des absurdités, objets de quolibets : quand il faudra rendre compte, elles périront. 16 Tel n’est pas le Lot-de-Jacob : lui, c’est le créateur de tout ; et Israël est la tribu de son patrimoine ; Yahvé de l’univers, c’est son nom. Faute de recherche du Seigneur, tout s’écroule. 17 Ramasse à terre tes paquets, toi qui te trouves assiégée ! 18 Car ainsi parle Yahvé : Cette fois-ci je vais éjecter les habitants du pays, tout en les serrant de près pour qu’ils n’échappent pas. 19 Pauvre de moi ! Quel désastre ! Incurable est ma blessure ! Moi je dis : c’est bien là mon mal et je dois le porter. 20Ma tente est dévastée, toutes ses cordes sont arrachées. Mes enfants et mon cheptel, ils ne sont plus ! Plus personne pour monter ma tente, pour redresser mon campement !
21 Les bergers sont abrutis : ils ne cherchent pas Yahvé. C’est pourquoi ils sont sans compétence et tout le troupeau est à l’abandon. 22 On perçoit une rumeur qui approche, un grand ébranlement venant du pays du nord pour transformer les villes de Juda en désolation, en repaires de chacals.
Jr 11,9 Le SEIGNEUR me dit : « Il s'est trouvé un complot parmi les hommes de Juda et les habitants de Jérusalem. 10 Ils sont retournés aux péchés de leurs ancêtres qui refusèrent d'écouter mes paroles ; à leur tour, ils courent après d'autres dieux pour leur rendre un culte. Les gens d'Israël et les gens de Juda ont ainsi rompu l'alliance que j'avais conclue avec leurs pères. 11 Eh bien ! – ainsi parle le SEIGNEUR – je vais faire venir sur eux un malheur dont ils ne pourront se tirer. Ils m'appelleront à l'aide, mais je ne les écouterai pas. 12 Les villes de Juda et les habitants de Jérusalem iront implorer l'aide des dieux auxquels ils ont brûlé des offrandes, mais ils ne pourront les sauver au temps de leur malheur. 13 « Tes dieux sont devenus aussi nombreux que tes villes, ô Juda, et les autels que vous avez érigés à la Honte – autels pour brûler des offrandes à Baal – sont aussi nombreux que tes ruelles, Jérusalem ! 14 « Toi, n'intercède pas pour ce peuple, ne profère en leur faveur ni plainte ni supplication ; je n'écouterai pas quand ils m'appelleront au temps de leur malheur. »
Is 31,1 : Malheur à ceux qui descendent en Égypte pour y chercher du secours. Ils comptent sur les chevaux, ils mettent leur confiance dans les chars, car ils sont nombreux, et dans les cavaliers, car ils sont très forts. Ils ne se sont pas tournés vers le Saint d'Israël, ils n'ont pas consulté Yahvé.
Mi 1,7 Ses statues (de Samarie) seront toutes brisées, ses gains seront tous livrés aux flammes. Toutes ses idoles, je les mettrai en pièces, car, amassées avec des gains de prostituées, gains de prostituées elles redeviendront.
Mi 5,11 Je retrancherai de ta main les sorcelleries et il n’y aura plus pour toi de magiciens. 12 Je retrancherai de chez toi les statues et les stèles ; tu ne te prosterneras plus devant l’œuvre de tes mains. 13 J’arracherai de chez toi les poteaux sacrés et j’anéantirai tes villes. 14 Avec colère, avec fureur, je tirerai vengeance des nations qui n’ont pas obéi.
Voir aussi le livre du prophète Osée.
Voir aussi la Lettre de Jérémie (Baruch).
Si les images taillées ne peuvent parler, elles sont toutefois, nous dit la lettre de Jérémie, le lieu d’un mensonge : « elles sont mensongères et ne peuvent parler » (Ba 6,7) Quel est-il, ce mensonge qu’elles n’articulent pas ? C’est qu’à travers l’image, l’homme fait le jeu de l’imaginaire (au sens, disons, lacanien du terme), le jeu d’un imaginaire divinisé. P. Beauchamp décrit avec finesse ce processus : « Au cœur de l’idolâtrie, gît [un] mensonge, retournement de la parole. L’idolâtre se cache derrière l’idole pour se commander à lui-même ». Car « l’idole profère un commandement, émet une loi. Cette loi est parodie de la vraie loi ». L’idole certes ne parle pas, mais l’idolâtre est, pourrait-on dire, un ventriloque qui se formule, par le truchement de l’image, une loi divine à son image, canonisant son vœu du divin. Un vœu protéiforme qui se distribue en vœux particuliers, aussi nombreux que peuvent l’être les images, et aussi plastiques qu’elles le sont. Aucune extériorité dans ce commerce de l’imaginaire, aucun démenti, aucun désaveu. Un faux infini s’infiltre ainsi dans le religieux en place, investissant jusqu’aux symboles les plus sacrés. « [Ils ont] conféré à des pierres et à des morceaux de bois le Nom incommunicable », s’exclame le Salomon grec (Sg 14,21). Car tel est le véritable danger que dénoncent les prophètes et les sages. L’enjeu pour eux n’est pas d’éradiquer l’idolâtrie du voisin, du Cananéen ou du Babylonien, mais de contrer la contamination de la foi d’Israël par ce jeu de l’imaginaire. Car « le comportement est le même, écrit P. Beauchamp, qu’il s’agisse de graver une image visible de Dieu, appelée couramment idole, ou de satisfaire imaginairement le Dieu unique et invisible ». On comprend dès lors pourquoi l’interdit des statues et des images vient presque en tête du Décalogue (Ex 20,4 et Dt 5,8 ; cf. Ex 34,17 ; Lv 19,4 ; 26,1 ; Dt 4,15-20). Ces statues et ces images n’ont pas leur pareil pour infléchir la relation au Dieu qui a parlé et nous induire à « mal penser de Dieu », comme le dit le Salomon grec (Sg 14,30), en lui faisant dire bien des choses qu’il n’a pas dites. « Dieu, écrit P. Beauchamp, n’exige pas ce que l’idole exige ». Remodelé en idole, Dieu se voit investi des requêtes de l’angoisse, du ressentiment ou du fanatisme de l’homme, en étant vu notamment comme « l’insatiable de [ses] biens, l’insatiable de [son] être ». Les impératifs prêtés à Dieu touchent alors au monstrueux ; ils sont particulièrement monstrueux quand l’homme s’imagine que Dieu lui réclame son fils, exige de lui le sacrifice du fils. Le prophète Michée met en scène cet homme, comble de l’idolâtre : « Avec quoi me présenter à Yhwh, m’incliner devant le Dieu d’en haut ? (…) Yhwh agréera-t-il des milliers de béliers, des myriades de torrents d’huile ? Donnerai-je mon premier-né pour mon forfait, le fruit de mes entrailles pour le péché de mon âme ? » (Mi 6,6-7). Les choses iront jusque là — Ézékiel aura à le dénoncer : « Tu as pris tes fils et tes filles que tu m’avais enfantés, et tu les as sacrifiés à ces images » (Ez 16,20 ; cf. Ez 20,31 et Lv 18,21). Les textes dénonçant la « fabrique idolâtrique » ont donc pour corollaire les textes où le prophète dément, ou fait démentir par Dieu, des requêtes imaginaires — notamment en matière cultuelle et sacrificielle, « car rendre [à Dieu] certaines formes de culte revient à le confondre avec une idole ». Ainsi au premier chapitre d’Isaïe : « Qui vous demande de fouler mes parvis ? Cessez d’apporter de vaines offrandes […]. Apprenez plutôt à faire le bien, recherchez la justice » (Is 1,12… 17). Libre à l’homme de revenir alors des requêtes imaginaires qu’il a projetées sur Dieu et de redevenir auditeur de la parole : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni offrandes […]. Tu m’as creusé des oreilles pour entendre » (Ps 40,7 ; cf. Ps 51,18 ; Am 5,21-22 ; Os 6,6).
Sur un tel arrière-fond, l’enjeu de la parole prophétique est, encore et toujours, de faire éprouver l’extériorité de la parole divine, d’opposer un démenti au wishful thinking de l’idolâtre, de maintenir enfoncé le coin de la différence de Dieu : « Voilà ce que tu as fait, et je me tairais ? Tu t’imagines que je suis comme toi ? » (Ps 50,21), « à qui m’assimilerez-vous ? à qui serais-je identique ? dit le Saint » (Is 40,25), « quel simulacre placerez-vous à côté de lui ? » (Is 40,18 ; 46,5). Tâche d’autant plus exigeante que le discours prophétique a toujours eu en face de lui son avatar idolâtrique, le discours des faux prophètes22. Ces « prophètes de mensonge » (nebi’ei shêqêr), « qui pensent, avec les songes qu’ils se racontent mutuellement, faire oublier mon Nom à mon peuple, comme leurs pères ont oublié mon Nom pour Baal » (Jr 23,27), flattent le peuple dans son propre vœu du divin. Ils sont « faiseurs » d’oracles exactement comme les idolâtres sont « faiseurs » d’idoles. Mais en quoi, demandera-t-on alors, les vrais prophètes ne sont-ils pas eux aussi des « faiseurs » d’oracles ? Car ils ont bien mis en mots ce qu’ils soutiennent proférer comme parole de Dieu. En quoi leur discours est-il visité par l’extériorité divine et constitue-t-il une visite de cette extériorité ? La réponse est sans doute dans cette « circoncision des lèvres » qu’évoque Moïse (« Je suis incirconcis des lèvres », dit Moïse en Ex 6,12) ; tous, ou presque, ils rendent manifeste la dépossession, la dé-maîtrise par laquelle ils sont passés : bégaiements, balbutiements, résistance, mutisme23. Un impératif les a saisis : « "Crie !" et je dis : "Que crierais-je ?" » (Is 40,6), et ils ont fait en sorte que Dieu parle. Si les idoles ont des yeux et ne voient pas, des oreilles et n’entendent pas, une bouche et ne parlent pas, le prophète est celui qui met en intrigue dans sa propre parole, dans ses sens et dans ses facultés, le voir, l’entendre et le parler de Dieu.
Jean-Pierre Sonnet. Voir le lien dans la bibliothèque.
La querelle iconoclaste
Le christianisme des deux premiers siècles semble refuser toute image à la manière de la religion juive. L’histoire des icônes renvoie aux origines du culte des reliques, considérées comme des objets sacrés. Les boîtes reliquaires sont ainsi décorées d’images religieuses et par glissement, ces images deviennent peu à peu sacrées vers le Ve siècle. L’Église fait preuve de tolérance vis-à-vis de ces cultes et ils ne posent pas de problème théologique essentiel pour le haut clergé. Néanmoins, le Concile provincial d’Elvire (env. 300)20, dans son 36e canon, condamne l’emploi des images dans les églises, souhaitant lutter contre les restes de paganisme de manière locale. Mais ce n’est qu’en 692, au Concile in Trullo ou Quinisexte qu’un Concile œcuménique s’intéresse réellement au sujet des images saintes. Le canon 82 stipule que le Christ doit être représenté sous son aspect humain et non par des allégories comme celle de l’agneau.
Le 7 janvier 730, Léon III réunit le Silention (assemblée des plus hauts dignitaires civils et ecclésiastiques). Il y promulgue ce qu’on appelle “l’édit iconoclaste”, texte condamnant la vénération des icônes. Le fils de Léon III, Constantin V (741-775) forge la doctrine officielle iconoclaste de l’Empire en réunissant un Concile qui se veut œcuménique au palais impérial de Hiéreia sur la rive droite du Bosphore du 10 février au 8 août 754. Il rassemble 338 évêques. Ce Concile fait de l’iconoclasme la loi religieuse de l’Église et de l’Empire. Désormais, les images du Christ, de la Vierge et des saints ainsi que leur culte sont interdits.
Le Concile de Nicée II (787) se veut un rappel de la tradition des images et une remise en cause du Concile précédent de Hiéreia, considéré comme un pseudo Concile. En 843, Théodora (815-867), veuve de l’empereur Théophile et régente pendant la minorité de son fils Michel III, rétablit le culte des images. Le 11 mars 843, premier dimanche de Carême, dans la basilique Sainte-Sophie de Constantinople, l’abolition de l’iconoclasme est proclamée sous forme liturgique dans un document appelé le Synodikon de l’orthodoxie.
Séverine Boullay (23 janvier 2019). Querelle iconoclaste, querelle des images dans l’Empire byzantin (VIIIe-IXe siècle). L’Histoire à la BnF. Consulté le 1 août 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/pmq6