Yahvé - Je suis
Dans une alliance, les partenaires commencent par se présenter. Concernant Dieu, nous ne nous posons à vrai dire pas la question ; il s’appelle Dieu. Mais en lisant la bible, les choses sont moins évidentes, car Dieu met un certain temps avant d’offrir son nom à son partenaire. Dieu démarre dans la vie sans nom. C’est vrai que ce Dieu inconnu n’a pas de parents pour le nommer. C’est un orphelin du ciel.
De la période d’Abraham à Moïse, Dieu prend diverses appellations en référence aux patriarches : Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Puissant de Jacob (Gn 49,24) ou Terreur d’Isaac (Gn 31,42). Il refuse d’ailleurs de livrer son nom face à Jacob :
Jacob l’interrogea, en disant : Fais-moi, je te prie, connaître ton nom. Il répondit : pourquoi demandes-tu mon nom ? Et il le bénit là. (Gn 32,29).
Ce n’est que dans l’aventure de l’exode vers 1250 av. J.-C., près d’un buisson ardent, que Dieu se révèle à Moïse par cette parole :
Moïse dit à Dieu : Qui suis-je, pour aller vers Pharaon, et pour faire sortir d'Égypte les enfants d'Israël? Dieu dit: Je serai avec toi; et ceci sera pour toi le signe que c'est moi qui t'envoie: quand tu auras fait sortir d'Égypte le peuple, vous servirez Dieu sur cette montagne. Moïse dit à Dieu: J'irai donc vers les enfants d'Israël, et je leur dirai: Le Dieu de vos pères m'envoie vers vous. Mais, s'ils me demandent quel est son nom, que leur répondrai-je? Dieu dit à Moïse: Je suis celui qui suis. Et il ajouta : C'est ainsi que tu répondras aux enfants d'Israël : Celui qui s'appelle "je suis" m'a envoyé vers vous. Dieu dit encore à Moïse: Tu parleras ainsi aux enfants d'Israël: L'Éternel, le Dieu de vos pères, le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob, m'envoie vers vous. Voilà mon nom pour l'éternité, voilà mon nom de génération en génération (Ex 3,12-15).
Le don du nom est une théophanie. L'engagement de Dieu est lié à la révélation de son nom. Ainsi, dans l'Exode Dieu se révèle à Moïse par cette parole : "Je suis qui Je serai ", c'est-à-dire, "Je suis là, présent, avec vous". Dieu en révélant son nom à Moïse s'engage à être auprès de lui : "JE SUIS avec toi... JE SUIS m'a envoyé vers vous ." La révélation du nom dans l'épisode de la vocation de Moïse tente de donner le sens du nom de YHWH en le rattachant à une forme ancienne du verbe être (hâwâh). La formule "je suis qui je serai" (Eheyeh asher Eheyeh), révèle l'engagement de Dieu, sa volonté d'être présent à l'homme, dans son histoire. En faisant mémoire d'Abraham, d'Isaac, et de Jacob, Dieu manifeste la fidélité de sa présence. La révélation du nom est une affirmation de sa présence.
Dieu est présenté dans ce texte comme celui qui est et qui sera, avec un nom imprononçable mais qui dit à Moïse qu’il sera avec lui. Il est le Dieu d’un avenir, du devenir de tout un peuple qui va sortir de l’esclavage pour entrer dans une terre promise où coulent le lait et le miel. Mais la terre promise, finalement, n’est pas forcément un lieu géographique. La promesse qui est faite c’est d’être avec l’être humain, qu’il s’appelle Moïse ou quelqu’un d’autre, où qu’il aille et quoiqu’il fasse. Agnès Adeline-Schaeffer, Commentaire sur le buisson ardent, la vocation de Moïse (voir lien dans la bibliothèque).
Ce nom reste plutôt énigmatique et personne n’invoque Dieu par "Ehyeh asher Ehyeh en hébreu", c’est-à-dire « je suis celui qui suis ». Même si la traduction de l’hébreu reste incertaine et pourrait être rendue par « je suis qui je suis » ou « je suis qui je serai », la présentation n’engage pas vraiment à une relation intime. Répondre « je suis qui je suis » marque plutôt une fin de non-recevoir et un refus de donner son nom.
Dire « je suis » ne décrit pas Dieu et pourtant ce verbe conjugué à la première personne de l’indicatif présent nous dit l’essentiel. Ce nom « Je suis » affirme la présence immuable de Dieu. Et ce « je suis » annonce l’Emmanuel, c’est-à-dire « Dieu avec nous » (Mt 1,18-24). Jésus le reprend à son compte dans cette affirmation :
Jésus leur dit : En vérité, en vérité, je vous le dis, avant qu’Abraham fût, je suis. (Jn 8,58).
Le « je suis » affirme une existence et une proximité en tout lieu et en tout temps. Traduite en hébreu, cette forme d’interpellation prend la forme du tétragramme sacré YHWH que nous prononçons Yahvé. Yahvé est le nom intime de Dieu que les juifs s’interdisent de proférer par respect pour sa transcendance . Il est présent 6828 fois dans les livres de l’Ancien Testament à l’exception du Cantique des cantiques, du livre d’Esther et de Qohélet.
En ce moment d’exode du peuple élu, Dieu se contente de dire : « Je suis là, présent, avec vous ». Le verbe être souligne une relation par opposition à l’avoir. Nous sommes en relation avec Dieu ; nous n’avons pas un dieu. De même l’homme n’a pas une femme pour épouse et la femme n’a pas l’homme pour époux. Ils sont époux l’un de l’autre.
En livrant son nom, Dieu se démarque des divinités anonymes et obscures du panthéon. Il se rend plus proche de nous tout en gardant ses distances. Proche parce qu’il nous offre la possibilité de l’invocation et de l’interpellation dans la prière. Les orants s’appuient sur la révélation du nom pour invoquer Dieu, le louer, le supplier (Ps 8,1 ; Ps 34,3). Distant parce que le nom préserve son mystère. Il ne révèle nullement les multiples formes et figures de l’univers. Il ne résout pas l’énigme de l’au-delà. Il ne sacralise pas les éléments cosmiques : l’eau, la terre, l’air et le feu, contrairement aux autres divinités. Le nom de Dieu manifeste sa discrétion au regard de la création, tout en affirmant sa présence. Dieu se préserve ainsi de toute tentative humaine d’accaparer son nom ou d’en faire une idole.
Dans la culture orientale, le nom fait littéralement corps avec la personne elle-même, en soulignant les circonstances de sa naissance, sa place ou son rôle dans le monde. Le nom « Yahvé », c’est en somme Dieu lui-même ; il est donc sacré avec l’interdiction de le prononcer à tort :
Ex 20,7 Tu ne prononceras pas le nom de Yahvé ton Dieu à faux, car Yahvé ne laisse pas impuni celui qui prononce son nom à faux. Lev 24,11-16 Or le fils de l'Israélite blasphéma le Nom et le maudit. On le conduisit alors à Moïse le nom de la mère était Shelomit, fille de Dibri, de la tribu de Dan. On le mit sous bonne garde pour n'en décider que sur l'ordre de Yahvé. Yahvé parla à Moïse et dit : Fais sortir du camp celui qui a prononcé la malédiction. Tous ceux qui l'ont entendu poseront leurs mains sur sa tête et toute la communauté le lapidera. Puis tu parleras ainsi aux Israélites : Tout homme qui maudit son Dieu portera le poids de son péché. Qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. Qu'il soit étranger ou citoyen, il mourra s'il blasphème le Nom ».
Cette interdiction, avec une sentence poussée à l’accès, montre toute la valeur du nom qui fait corps avec la personne elle-même. Par respect, le judaïsme tendra à ne plus prononcer le nom de Yahvé et le remplacera par « Adonaï » (Mon Seigneur), Elhohim » (Dieu) ou « Kyrios » (Seigneur).
Ps 8,2 Yahvé, notre Seigneur, qu'il est puissant ton nom par toute la terre
Ps 66,1. Acclamez Dieu, toute la terre, 2. chantez à la gloire de son nom, rendez-lui sa louange de gloire, 3. dites à Dieu : Que tu es redoutable! A la mesure de ta force, tes œuvres. Tes ennemis se font tes flatteurs; 4. toute la terre se prosterne devant toi, elle te chante, elle chante pour ton nom.
Ps 33,20. Notre âme attend Yahvé, notre secours et bouclier, c'est lui; 21. en lui, la joie de notre cœur, en son nom de sainteté notre foi.
Le nom, à cette époque et dans cette mentalité, est un phénomène important; il n'est pas juste un mot, un phénomène purement verbal, mais il s'identifie à la chose nommée : il est cette chose elle-même, sonorisée quand on la prononce, dessinée quand on l'écrit. Ce nom s'épelait à peu près comme la troisième personne du masculin singulier du verbe hébreu qui signifiait "être", "exister". "Yahvé" s'entendait donc "il est", "il est là", "il existe". La grande idée de Moïse est que ce nom de Yahvé, ainsi entendu, définissait le dieu en question et fournissait tout ce que l'on pouvait savoir de lui, à savoir, en tout et pour tout, sa seule existence. On n'en pouvait savoir rien d'autre, on ne pouvait donc se le représenter." J. BOTTERO, Alliance avec un Dieu unique, Le Monde de la Bible, 110, 1998, p. 6
Dieu ne dévoile son identité qu'à travers la relation qu'il fonde. Dieu n'est accessible qu'au sein d'une relation.
L'homme ne peut s'en accaparer. Dieu n'est pas à la disposition de l'homme.
Toute l'alliance est ainsi ramassée dans le nom même de Dieu. L'alliance est une présence. Elle ne prend pas la forme d'une intervention magique qui ne respecterait pas la liberté humaine. Elle s'inscrit au coeur d'une relation d'amour où Dieu veut le bien de l'homme.
Le nom de Dieu demeure énigmatique. Il conserve une part de mystère. Il ne rend pas Dieu visible. Il n'en fait pas une image. Le tétragramme YHWH révèle le nom invisible de Dieu. Il préserve de toutes les tentations imaginaires de se forger un Dieu à l'image de l'homme. Ce nom dévoile l'essence de Dieu, mais non ses formes : une essence relationnelle bien avant toute description morphologique.
"Dieu reste le nom sans formes. Il ne devient pas le mot polymorphe désignant le caractère divin de toutes les merveilles, et pourquoi pas de toutes les horreurs de la nature (A. Dumas)."
En livrant son nom, Dieu accorde une grâce à l'homme. Il s'engage auprès de lui en lui donnant la possibilité de l'invocation et de l'interpellation. Le don du nom révèle une part du mystère de Dieu et accorde un pouvoir à l'homme. Dieu reste néanmoins souverain, car le pouvoir de nomination ne confère aucune autorité sur Dieu. "Là où il est connu par son nom, il est aussi le Puissant et le Maître : en se nommant, c'est lui qui appelle et nomme l'homme et en prend par là possession (Hans Urs von Balthasar)." Ainsi, par le don de son nom, Dieu appelle l'homme à son service.
Le verbe être s'écrit Lihiyot (להיות), dont la racine est yod, hé, vav, hé (יהוה), Yhvh. Ce verbe ne se conjugue pas au présent, bien que comme pour toute règle, il y ait une exception dans le texte biblique (p25). Dans (Ex 9:3), Yhvh prescrit à Moïse de se rendre auprès de Pharaon. Si celui-ci refuse de laisser partir les Hébreux, il devra lui dire qu'il est de toute façon déjà dans la main de Yhvh. Toutes les traductions emploient le futur, mais selon François Rachline, c'est bien le présent hoya (הויה) qui est utilisé dans ce verset.
Peut-être peut-on ajouter une autre ambiguité : quand le verbe être à la troisième personne du singulier est sous-entendu. Par exemple dans l'expression Ani Yhvh (Je suis Yhvh), fréquente à la fin de certains versets, on ne peut pas savoir si cette signature de Dieu s'écrit au passé, au présent ou au futur.
Autre exemple : le verset (Dt 6:4) : "Ecoute Israël, Yhvh notre Elohim, Yhvh est un", à partir duquel le Shema Israel a été construit. Dans le texte en hébreu (Shema Israel, Yhvh Elohénou, Yhvh Ehad), le "est" est omis, ce qui préserve l'ambiguité. Il se pourrait que la phrase soit au présent, mais aussi futur ou à l'inaccompli, comme Ehieh Acher Ehieh (Je serai qui je serai). https://www.idixa.net/Pixa/pagixa-1904080753.html