Chasteté et continence
La chasteté et la continence, bien plus que des méthodes de régulation des naissances, sont des instances de dialogue, au service de la relation. La chasteté dit «oui» au plaisir dans la maîtrise du désir. La continence creuse le désir. Toutes deux libèrent le corps.
A - La chasteté au service de la relation
La chasteté est, dans un sens restreint, le refus d'une sexualité active. En cela elle s'apparente à la continence. Plus positivement, la chasteté est une manière de réaliser et d'assumer sa sexualité en tant que célibataire ou dans le couple. Elle ne vise pas à refouler ses pulsions, mais à les humaniser. Elle est ce dynamisme qui intègre le désir et le plaisir sexuels, l'affectivité et la passion, la relation à l'autre dans le respect de la différence. Elle est
«l'énergie spirituelle sachant défendre l'amour des périls de l'égoïsme et de l'agressivité, en le conduisant vers sa pleine réalisation 83 .»
La chasteté s'inscrit dans le respect de la différence et de la distance. Elle est le fruit de la maîtrise de soi. Cette maîtrise est nécessaire pour faire du langage de son corps un langage d'amour et non pas un moyen de violence ou de mépris. Le corps est alors orienté par la volonté et non plus soumis au besoin immédiat de plaisir. La chasteté donne sens au corps à corps dans la médiation du désir érotique. La chasteté n'éteint pas le désir naturel de la chair. Elle l'endigue et l'oriente vers le désir de l'autre. Bien plus qu'un «non», la chasteté dit «oui» à l'élan charnel. Elle est un «oui» maîtrisé dans la transparence du corps. Le corps ne se rend pas opaque. Il révèle son intériorité et son désir dans la médiation de la parole et des sens. Le corps se dit pour mieux se contenir. La chasteté réclame cette transparence, sinon le corps s'enferme sur lui-même. Le corps opaque refoule les désirs qui risquent alors d'exploser dans les moments de faiblesse. Le corps chaste s'ouvre à l'autre dans la confiance du don réciproque. La chasteté vise la prééminence du «nous» dans le respect de chaque «je». Le «je» de la relation n'est pas gommé, mais orienté vers la rencontre authentique et vraie du corps de l'autre. La chasteté est au service de l'amour. Le corps chaste se dévoile et se donne dans l'amour sans honte aucune. Il ne se réfugie pas dans l'abstinence. Les sens ne sont pas emprisonnés. Ils exaltent le don réciproque des corps. La chasteté met le plaisir sexuel au service d'une authentique relation, avec l'être aimé, pour lui-même. Elle vise à approfondir la relation dans le don de son corps à l'autre. L'exigence de la chasteté se révèle dans le principe de réciprocité : l'autre n'est jamais réduit à un objet de jouissance. La chasteté est un refus de vivre sur soi, de ne penser qu'à son propre corps, de s'enfermer dans son imaginaire. Elle permet de construire ses relations à l'autre dans la reconnaissance des différences. La chasteté est une façon chrétienne de vivre sa sexualité, comme le souligne P. Vivares :
«La vie chrétienne est une Pâque, un passage par l'épreuve de la mort pour entrer dans le mystère de la résurrection. La chasteté est l'inscription de cette Pâque dans les relations affectives 84 .»
Elle est une capacité d'aimer l'autre dans son corps charnel et spirituel. Elle ne supprime pas les plaisirs et les joies de la chair, mais les ordonne à autre chose qu'eux-mêmes. Un baiser ou une caresse chaste donne et ne prend pas. De tels actes se déploient dans la pudeur et le respect. La chasteté ne supprime pas l'élan érotique, mais l'oriente dans la mouvance du don et de la réception, tels qu'ils sont définis dans la parole originelle de l'homme et de la femme. La chasteté s'accomplit dans la médiation de la parole, parole toujours à dire et à entendre pour que le corps puisse se donner et se recevoir en vérité.
«La parole est la condition indispensable pour que l'acte sexuel soit vécu dans la chasteté 85 .»
La parole dit le corps et le désir du corps charnel. Ainsi, le corps s'ouvre à la reconnaissance d'un autre corps de parole. La chasteté s'enracine dans cet espace de liberté que crée la parole. Être chaste, c'est en somme accepter ses propres limites et ses imperfections énoncées par la parole. La chasteté est un lieu d'apprentissage de la rencontre de l'autre. Il ne s'agit pas de refouler ses désirs, mais de les orienter dans le respect de soi-même et de l'autre. La chasteté consiste précisément en une ouverture sur l'autre. En latin, le contraire de castus est incastus, c'est-à-dire incestueux. Or est incestueuse au sens large,
«toute conduite qui cherche, d'une façon ou d'une autre, à prolonger ou à reproduire l'état d'indifférenciation qui existait, au commencement de la vie, entre le petit enfant et l'instance maternelle 86 .»
La chasteté établit une distance dans la différence. Elle évite de sombrer dans un monde fusionnel en accédant à la reconnaissance de l'autre. La relation d'amour s'inscrit dans le dynamisme de la chasteté.
B - La continence, forme d'attente
Le christianisme a donné une image négative de la continence. L'acte sexuel, avec tout le plaisir qu'il génère, devait être endigué dans un carcan, parce qu'il éloignait de Dieu, ou rendait impur. Ainsi, les pénitentiels répertoriaient toute une catégorie de péchés graves concernant l'acte sexuel durant des périodes interdites : Carême, jours de fête, périodes de règles, grossesse, etc. 87 . Ces péchés étaient assortis de pénitences plus ou moins sévères : par exemple le jeûne au pain et à l'eau pendant 40 jours en cas d'accouplement durant les 40 jours avant l'accouchement. Les origines de ces continences forcées sont variées. Outre la condamnation de la recherche du plaisir, notamment en cas de grossesse, les auteurs avancent l'argument de l'impureté. Le Lévitique rappelle avec force qu'une femme ayant ses règles ou venant d'accoucher est impure (Lv, 12, 1-8) 88 . L'impureté présente un danger pour le peuple de Dieu. Elle risque d'attirer la colère de Dieu. Il faut donc éloigner du peuple ceux qui se sont rendus impurs. À partir du VIe siècle, l'impureté est également évoquée en cas de grossesse, notamment en fin de gestation. En effet l'embryon présentait un danger pour ceux qui l'approchaient, car il n'était pas encore réconcilié par le baptême. La femme était impure parce que l'enfant était impur. Un autre argument devient fondamental à partir du XIe siècle : celui de la vie de l'enfant. L'étreinte conjugale est interdite parce qu'elle risque d'écraser l'enfant, notamment en fin de grossesse. Les interdits durant les périodes de fêtes trouvent leur justification dans le Nouveau Testament. Paul rappelle en effet :
«Ne vous privez pas l'un de l'autre, si ce n'est d'un accord commun, pour un temps, afin de vaquer à la prière; puis retournez ensemble de peur que Satan ne vous tente 89 .»
L'union des corps est incompatible avec la communion avec Dieu. Cependant, ces propos de Paul ne permettent pas de conclure à une abstinence durant les mercredis, vendredis et samedis ou durant les 40 jours de Carême. Il s'agit en fait d'une véritable sacralisation de certains temps 90 qui résulte de la rivalité envers le judaïsme et de la lutte contre le paganisme. Il fallait substituer aux différents calendriers avec leurs solennités et fêtes un calendrier proprement chrétien. La continence était alors la marque extérieure d'un temps sacré appartenant exclusivement à Dieu. Les oeuvres de la chair sont profanes et rendent impur. Celui qui s'y adonne ne peut vaquer à la prière ou communier, comme le rappelle saint Jérôme :
«Or sachez-le, quiconque rend le dû à son épouse, pour cela il ne peut vaquer à la prière ni se nourrir des chairs de l'agneau 91 .»
L'homme doit se tenir à l'écart des femmes, car celles-ci sont toujours suspectes d'impureté. La continence devait donc permettre aux époux de se préparer à la fête, d'une part en ne tombant pas dans les excès de la volupté charnelle et, d'autre part, en ne rendant pas leur corps impur. Au-delà de ce constat historique et assez pessimiste, la continence contient des aspects positifs. Elle est une forme de découverte du corps, une source d'enrichissement mutuel. La continence est un langage du corps qui dit «oui» dans l'attente. Elle favorise la communication en évitant au plaisir de se dégrader en satisfaction éphémère ou en drogue. La continence périodique s'inscrit dans le prolongement de la chasteté. Elle n'est pas un refus de la sexualité, mais une autre façon de l'assumer. Elle est une aptitude à contrôler le désir du corps par la volonté. Elle est une forme d'attente et creuse donc le désir. La politique du tout, tout de suite, provoque la saturation et le désintéressement. La continence ouvre le corps à d'autres formes de contacts durant lesquels l'érotisme est mis entre parenthèses. Elle crée un temps d'attente. Or l'attente creuse le désir. L'attente va à l'encontre du tout, tout de suite, en vogue dans la société actuelle. Les périodes d'abstinence sexuelle offrent l'occasion d'approfondir d’autres aspects de la vie conjugale. Les corps restent au seuil de l'érotisme. Les gestes et les paroles de tendresse remplacent la frénésie du corps à corps. Comme le souligne R. Barthes,
«le geste tendre dit : demande-moi quoi que ce soit qui puisse endormir ton corps, mais n'oublie pas que je te désire un peu, légèrement, sans vouloir rien saisir tout de suite92 .»
La continence reconnaît que le corps n'est pas que le lieu d'une rencontre sexuelle, mais avant tout celui d'une relation entre deux sujets. La continence est l'absence d'une sexualité active. Les deux partenaires ne deviennent pas pour autant asexués. Ils conservent leur corps de désir avec leurs spécificités masculines et féminines. Le désir de l'autre s'approfondit alors dans l'attente.
C - La liberté du corps
La chasteté et la continence rendent l'homme et la femme libres par rapport aux besoins de leur corps. Bien plus qu'une méthode de régulation des naissances, ces deux modes de vécu de la sexualité offrent une voie de libération du corps. Elles rejoignent cette vertu de tempérance décrite par A. Comte-Sponville :
«La tempérance est cette modération par quoi nous restons maîtres de nos plaisirs, au lieu d'en être esclaves. C'est une jouissance libre, et qui n'en jouit que mieux : puisqu'elle jouit de sa propre liberté. Quel plaisir... de faire l'amour, quand on n'est pas prisonnier de son désir ! Plaisirs plus purs, parce que libres. Plus joyeux parce que mieux maîtrisés. Plus sereins parce que moins dépendants 93 .»
Ainsi, la chasteté et la continence libèrent le corps de la servitude sexuelle. Est libre celui qui est capable de maîtriser ses désirs, de les mettre au service de la relation à l'autre, de les orienter dans le projet d'amour tel qu'il est énoncé dans la parole originelle.
Dans ce chemin de liberté, les deux partenaires ne sont pas soumis aux pulsions qui les animent. Ils canalisent cette force qui les pousse l'un vers l'autre. Ils structurent leur personnalité en évitant un éparpillement dans une quête éperdue de la jouissance. Ainsi le corps forme un tout et non pas une somme indifférenciée d'organes où le sexe serait roi et la volonté un valet au service de ce roi. Le don total de son corps repose sur une unité organique, psychique, charnelle et spirituelle du corps. Un corps qui se cherche lui-même n'offre pas à l'autre la totalité de ses possibilités.
Citations
83 . JEAN-PAUL II, Familiaris consortio, § 33, Tâches familiales, 1982, p. 45.
84 . P. VIVARES, Les chrétiens et la vie affective, Centurion, 1994, p. 77.
85 . P. VIVARES, op. cit., p. 45.
86 . X. THEVENOT, Repères éthiques pour un monde nouveau, Salvator, 1989, p. 46.
87 . Sur la question, cf. la synthèse de J.-L. FLANDRIN, Un temps pour embrasser, Aux origines de la morale sexuelle occidentale, Seuil, 1983, pp. 8-55. L'auteur conclut que les époux respectant les interdits se seraient unis environ 4 à 5 fois par mois sur les 93 jours disponibles dans l'année.
88 . Le phénomène était inexpliqué et sécrétait donc une crainte. Le sang est lié à la vie; sa perte est synonyme de mort; cf. A. SAMUEL, Les femmes et les religions, Éditions ouvrières, 1995, pp. 169-174.
89 . 1Co 7, 5.
90 . J.-L. FLANDRIN, Un temps pour embrasser. Aux origines de la morale sexuelle occidentale, Seuil, 1983, p. 94; sur les temps de pénitence, voir pp. 10 à 40.
91 . JEROME, Sermo in privilegio Paschae de Essu Agni, Migne, P. L., XL, 1204; cité par J.-L. FLANDRIN, op. cit. p. 98.
92 . R. BARTHES, Fragment d'un discours amoureux, seuil, 1977, p. 265.
93 . A. COMTE-SPONVILLE, Petit traité des grandes vertus, PUF, 1995, p. 53.