La violence de l'éros
Le consentement est une chose, le désir une autre. Le consentement ne fait qu’accepter, alors que le désir s’affirme, s’active, réclame, exige, invente…
Par ailleurs, le désir est-il toujours volontaire ? Il s’agit de savoir si le consentement doit reposer sur la volonté ou sur le désir, car le désir nous transporte parfois vers des actes incontrôlables. Entraînés dans le tourbillon du plaisir, notre langage et nos gestes débordent parfois le raisonnable dans le sens où la raison est dépassée.
La sexualité est un miroir de l’humain et de ses contradictions. D’une part, elle est l’expression d’une envie : l’envie d’aller vers l’autre et de le posséder. D’autre part, elle est le lieu d’un abandon, car c’est dans l’acte sexuel que le sujet s’ouvre au mystère du manque et qu’il découvre la jouissance dans ce qu’elle a de plus intime et de plus étranger. Michela Marzano, Dignité et violence : les paradoxes de la sexualité. Voir le lien dans la bibliothèque.
J’ai besoin de toi ; j’ai envie de toi, je te désire, autant de termes qui expriment l’attachement profond à un partenaire. Dans quel registre se situent l’éros et la sexualité ? Sans doute les trois. Le premier est plus large et concerne toute l’existence comme quelque chose d’essentiel à la vie. Le second fait passer son ego avant tout. Le troisième montre un élan vers autre chose que soi-même. S’il faut consentir à ses besoins pour survivre, cela ne saurait se faire au détriment de l’autre.
Le désir donne des ailes pour s’ouvrir à l’infini et à la plénitude. Il traduit une ouverture sur un absolu indéfinissable. L’envie par contre ramène à soi et laisse entendre une pulsion de « consommation ». Une envie est une façon particulière de répondre à un besoin. Si j’ai soif, alors je peux avoir envie d’eau. Le désir se différencie du besoin, car ce dernier relève des nécessités biologiques : boire, manger, dormir, se vêtir ou s’abriter. Le besoin s’évanouit avec la consommation de son objet et réapparaît au prochain manque. En soi, le besoin n’est pas humain, mais biologique, car la quête de l’objet ne se définit pas en termes de rencontre, mais d’auto-satisfaction. Il révèle une dépendance de l’homme face au monde et face à l’autre. Le nourrisson vit dans une dépendance totale. La satisfaction de tous ses besoins dépende d’un autre. L’indépendance ouvre progressivement le champ du désir. Le désir n’appartient pas à l’ordre du nécessaire. Il jaillit lorsque le nécessaire est satisfait.
Le désir est désir dans un être déjà satisfait : le désir est le malheur de l’heureux, un besoin luxueux. Le désir ne coïncide pas avec un besoin insatisfait, il se place au-delà de la satisfaction et de l’insatisfaction. -La relation avec Autrui, ou l’idée de l’Infini, l’accomplit. Chacun peut le vivre dans l’étrange désir d’Autrui qu’aucune volupté ne vient ni couronner, ni clore, ni endormir. E. Levinas, Totalité et infini.
La sexualité appartient au registre du biologique. Sa satisfaction provoque un apaisement ; le manque disparaît avec sa propre consommation. En cela, la sexualité relève du besoin. Les besoins biologiques de l’homme s’atténuent dès le début de leur satisfaction. Boire un verre d’eau apaise immédiatement la soif. Le besoin sexuel suit cependant une courbe inverse. Les premières caresses éveillent le corps. Le besoin s’amplifie jusqu’à son paroxysme. L’augmentation du plaisir stimule le besoin. Elle le rend plus incisif. L’ivresse des sens devient de moins en moins maîtrisable, jusqu’au seuil de non retour. Seul l’orgasme apaise le besoin. Le besoin meurt dans l’atteinte de son objectif ultime.
Les liens qui existent entre la violence et la tendresse représentent l’un des aspects le plus complexes de la sexualité. Ce qui est en jeu, c’est le problème de la place des pulsions dans le cadre de la sexualité. Car, et il s’agit là d’un fait incontestable, toute sexualité présente une composante pulsionnelle et violente (ce qu’on appelle généralement la « violence des passions »). Tout individu, lorsqu’il vit une passion, jongle entre le désir de posséder l’autre et l’envie de se déposséder lui-même, le besoin de maîtriser autrui et l’attrait de se laisser maîtriser par l’autre. Ce qui veut dire que, parfois, il se retrouve débordé par ses pulsions et leur violence.
Rencontrer une personne signifie d’ailleurs s’ouvrir à elle. Mais cela n’est possible qu’à condition de prendre ce qui est donné, de ne pas mettre l’autre en condition de contrainte, de ne rien lui arracher. La violence, quant à elle, intervient là où la rencontre laisse la place à la négation de l’autre et à son aliénation ; là où, donc, la rencontre n’est plus possible.
Par ailleurs, si le besoin est caractérisé par la nécessité, l’assimilation et la consommation, le désir commence au contraire quand la satisfaction n’est pas immédiatement envisageable et que la « consommation » de l’objet n’est pas possible. Le besoin demande nécessairement d’être satisfait, et sa satisfaction survient avec la « consommation » de son objet. La faim, par exemple, c’est-à-dire le besoin de nourriture, disparaît avec la consommation de l’aliment.
Dans le cas du désir sexuel, en revanche, on ne peut pas priver l’autre de « son altérité ». Le désir reconnaît l’autre qu’on désire comme ce qui se place au-delà d’un simple moyen, au-delà d’un objet qu’on peut posséder ; autrui ne se réduit pas à une chose dont le statut serait simplement celui d’un avoir : « Dans le besoin, je puis mordre sur le réel et me satisfaire assimiler l’autre. Dans le désir, pas de morsure sur l’être, pas de satiété, mais avenir sans jalons devant moi » (E. Levinas, op. cit. p. 121). Autrui est ce que nous ne sommes pas ; celui qui nous renvoie à notre manque, tout en se présentant comme celui qui, en principe, pourrait combler ce manque. Il n’est pas notre « tout ». Nous ne pouvons pas avoir le « tout » de l’autre. Notre faille ontologique reste structurelle et autrui reste au-delà de la possession. Le désir qui pousse à la rencontre d’autrui trouve ainsi dans la radicale altérité d’autrui, et dans sa dignité intrinsèque, un obstacle qui ne peut pas être éliminé. Autrui révèle en nous ce qui nous manque, tout en nous obligeant, par sa présence irréductible, au renoncement d’une possession totale.
Michela Marzano, Dignité et violence : les paradoxes de la sexualité. Voir le lien dans la bibliothèque.
Les mots « sujet » et « objet » parfois utilisés pour qualifier la relation à l’autre prêtent à contre sens. En effet l’étymologie de "sujet" désigne celui qui dépend, celui qui est "établi dessous" (du latin sub-jacere), ou "subjectus", celui qui est sous l’autorité et par là, soumis. Par contre, le mot « objet » désigne étymologiquement "ce qui est placé devant", c’est-à-dire tout ce qui peut être perçu ou pensé.
Dire qu’autrui est un « objet » n’en fait pas pour autant une « chose ». Les termes « objet » et « choses » ne sont qu’apparemment synonymes. Dans n’importe quel dictionnaire, on lit qu’un objet est « toute chose (y compris les êtres animés) qui affecte les sens ». Une des significations du mot « objet » est : « chose solide ayant unité et indépendance et répondant à une certaine destination ». Mais il désigne aussi l’être à qui s’adresse un sentiment, ce vers quoi tendent les désirs, la volonté, l’effort et l’action – d’où sa signification de « fin ». Une chose, en revanche, indique en général une entité matérielle, inanimée et complètement disponible. Dans le sens traditionnel de la philosophie et de la psychologie, l’objet est le corrélatif du sujet percevant et connaissant. Mais, à la différence d’une chose inanimée et manipulable, un objet est aussi un corrélatif de l’amour et de la haine – d’où le fait que la psychanalyse a insisté sur le fait que l’objet met toujours en cause une relation globale, tout objet étant visé en général comme « totalité » (qu’il s’agisse d’une personne ou encore d’une entité ou d’un idéal).
C’est pourquoi la sexualité n’est jamais tranquille, linéaire, simple. Elle met toujours en jeu désirs et besoins, appétits et pulsions, peurs et frustrations, fantasmes et blessures. L’abandon et la perte momentanée des limites du corps et des barrières entre le « je » et le « tu » rendent possible l’oscillation continue entre une pulsion fusionnelle et une pulsion destructrice. Désirer quelqu’un signifie toujours osciller entre la maîtrise d’autrui et la peur d’une perte, que ce soit la perte de l’autre ou encore la perte de soi-même. À partir du moment où l’on s’expose à autrui, on donne à voir et à toucher, à la fois, sa puissance et sa vulnérabilité, son pouvoir et son abandon. D’où, toujours, le risque d’une aliénation : on remet, pour ainsi dire, sa liberté dans les mains d’un autre, avec le risque d’être nié et traité comme une simple « chose ». Autrui est à la fois une personne et un objet, un sujet et un corps. Que reste-t-il dès lors de la dignité humaine ?
Autrui, dans sa nudité, surgit devant la nôtre et nous défie. Par son dépouillement. Par son abandon. Il devient ainsi l’occasion d’une rencontre qui n’est possible qu’à la condition de reconnaître sa valeur, son désir, son unicité. C’est d’ailleurs cette unicité qui suscite notre désir et nous incite à aller vers l’autre.
C’est pourquoi, dans la sexualité, donner et prendre ne font qu’un, dans une rotation infinie de l’avoir et du non-avoir. Et s’il y a toujours quelque chose de l’autre qu’on saisit, il y a aussi quelque chose qui échappe, quelque chose qui reste à désirer. Dans la jouissance, il y a sans cesse un défaut, une absence.
Après le moment de la jouissance et du ravissement érotique, le sujet doit pouvoir revenir à lui, recomposer son « moi » défait par l’embrasement, et réinstaller les seuils et les frontières qui lui permettent de ne pas partir à la dérive.
Michela Marzano, Dignité et violence : les paradoxes de la sexualité. Voir le lien dans la bibliothèque.
Le baiser et la caresse ouvrent le corps au désir, mais ne le comblent pas. Le désir est fondamentalement une ouverture vers l’absolu. La nature du désir est d’être sans limites, et l’homme et la femme ne vivent que pour le combler. L’homme et la femme doivent ainsi canaliser leurs désirs tout au long de leur existence, afin que ceux-ci ne se transforment pas en besoins qu’ils ne maîtriseraient pas. Mais si le désir a besoin d’être endigué et éclairé, il doit aussi demeurer prospectif et inventif afin que la relation ne sombre pas dans la monotonie et l’anonymat. Le désir ouvre le corps sur l’inconnu. Il ignore la nature des découvertes à venir. Il engage sur un terrain incertain où la sécurité absolue n’est plus assurée.
Comme le souligne F. Dolto, le désir, pour être humain, n’a sens de désir que s’il y a une insécurité qui l’accompagne. Il faut qu’il y ait risque pour qu’il y ait désir, car le désir n’est jamais répétitif. F. DOLTO, L'homme et son désir, Christus, 71, 1971, p. 365.
Ce texte met en lumière deux aspects de la relation amoureuse : la routine et la passion, la ritualité et la créativité.
Il faut aussi inciter les jeunes couples à créer leur propre routine, qui offre une saine sensation de stabilité et de protection, et qui se construit par une série de rites quotidiens partagés. C’est bon de se donner toujours un baiser le matin, se bénir toutes les nuits, attendre l’autre et le recevoir lorsqu’il arrive, faire des sorties ensemble, partager les tâches domestiques. Mais en même temps, il est bon d’interrompre la routine par la fête, de ne pas perdre la capacité de célébrer en famille, de se réjouir et de fêter les belles expériences. Ils ont besoin de se faire réciproquement des surprises par les dons de Dieu et d’alimenter ensemble la joie de vivre. Lorsqu’on sait célébrer, cette capacité renouvelle l’énergie de l’amour, le libère de la monotonie et remplit la routine quotidienne de couleurs ainsi que d’espérance. Pape François, La joie de l’amour, 226.
La personne aimée n’est pas un objet de désir à posséder, mais une occasion d’amour en vue de la connaissance. La sexualité est ouverture sur l’autre, reconnaissance. Le besoin, animé par les pulsions, se porte vers le sexe de l’autre dans une quête de satisfaction. Chacun attend de l’autre qu’il comble ce manque. Chacun désire plus que ce que l’autre est en mesure de lui donner, parce que le désir est infini et parce que l’autre ne possède pas cet infini. Alors que le besoin recherche l’assouvissement immédiat, le désir ouvre sur l’avenir dans un mouvement oblatif.
L’homme et la femme attestent leur humanité dans la maîtrise de leurs besoins. Leur existence est un long apprentissage de la maîtrise de leurs besoins et de la canalisation de leurs désirs. Les relations sexuelles doivent s’affranchir du besoin, afin de s’épanouir dans le désir de l’autre. Si l’union charnelle tombe dans l’ordre du seul besoin, inévitablement l’autre devient objet d’assouvissement immédiat. Si au contraire les caresses répondent au désir de l’autre, alors la sexualité devient le lieu de déploiement du don réciproque. La relation authentique, c’est-à-dire celle qui respecte l’autre, convertit le besoin de l’autre en désir de l’autre. La caresse et l’union qui s’instaurent sous la mouvance du désir sont chargées de symboles. Une main qui effleure le corps de l’autre symbolise le désir et l’amour que deux êtres se portent mutuellement ; elle engage vers un avenir chargé de mystère. Ainsi,
M. Legrain souligne que «le désir décentre de soi, attire le respect sur le non-soi, et enseigne la gratitude admirative lorsque survient le non-dû. Et, par-delà le don, l'être de désir apprend ainsi la reconnaissance vis-à-vis de l'auteur du don. M. LEGRAIN, Le corps humain, 1992, Centurion, p. 116.
Le désir ne s’enferme pas dans un vase clos. Il s’épanouit dans la distance qui sépare et unit les corps. Sans cet espace de liberté qu’est la distance, le désir se réduit au besoin et le plaisir ne répond alors plus qu’à une envie narcissique.