La virginité dans la Bible
La Bible parle beaucoup du couple, du mariage et de la fécondité, à la fois dans sa réalité humaine et comme signe de l'alliance de Dieu avec l'humanité. Elle traite peu du célibat, de la continence et de la virginité, car ces états ne répondent pas à la vocation originelle de l'homme et de la femme à ne former qu'une seule chair dans le but de procréer. Pour autant, ces thèmes apparaissent en filigrane comme pour rappeler que la sexualité s'inscrit dans un projet de vie dont Dieu est à l'origine et qu'elle n'est qu'une réalité terrestre destinée à disparaître dans la vie éternelle.
L'Ancien Testament
Rappelons d'abord que, dans l'Antiquité grecque et romaine, le don absolu d'une femme à Dieu dans le célibat est considéré comme anormal et incompréhensible. Il y a bien sûr le cas des Vestales romaines, mais c'est plutôt un contre-exemple dans la mesure où elles sont maintenues par la force dans cet état jusqu'à l'âge de 40 ans. Dans le monde juif, ce qu'on demande à une femme, c'est d'être mariée et d'avoir des enfants, spécialement des garçons, afin de perpétuer la famille. Il est impensable qu'une femme demeure célibataire et, pour une femme mariée, ne pas avoir d'enfant est considéré non seulement comme un déshonneur, mais comme une malédiction de Dieu.
La bible hébraïque exalte avant tout le mariage et la fécondité. La virginité de la jeune fille n'a de sens que dans la perspective du mariage. Elle est toujours conjointe et ordonnée à la mission que reçoit la femme : devenir mère. La virginité du garçon n'est pas évoquée. Pour la Bible, est vierge la femme « qui n’a pas connu d’homme ». La virginité n'est une valeur en soi, mais la condition pour que le mariage puisse se faire, tout particulièrement pour un prêtre.
Lév 21,13-14 Le prêtre prendra pour épouse une femme encore vierge. La veuve, la femme répudiée ou profanée par la prostitution, il ne les prendra pas pour épouses ; c'est seulement une vierge d'entre les siens qu'il prendra pour épouse.
La virginité est une « valeur d’avenir » hautement estimée et soigneusement préservée en Israël. Tout le processus éducatif de la jeune fille soumise à l’autorité masculine tend à conserver ce bien le plus précieux jusqu’au jour de ses noces, car l’honneur familial y est en cause. Aussi, la famille entière éprouvera une honte qui peut même lui survivre, si la jeune fille est déflorée en dehors du mariage, comme ce fut le cas de Dina (Gn 34,7) et de Tamar (2S 13,12-14) dont les frères répareront l’abomination en tuant l’agresseur.
Gn 34,5 Jacob avait appris que Sichem avait déshonoré sa fille Dina, mais comme ses fils étaient aux champs avec son troupeau… 7 Lorsque les fils de Jacob revinrent des champs et apprirent cela, ces hommes furent indignés et entrèrent en grand courroux de ce qu'il avait commis une infamie en Israël en couchant avec la fille de Jacob : cela ne doit pas se faire !
C’est par le biais des prescriptions légales que le statut de la vierge constitue une valeur de premier ordre, ne comportant pas toutefois de signification religieuse. Le Deutéronome prévoit des peines sévères pour toute atteinte à l’intégrité de la vierge : le mari qui accuse faussement sa femme de ne pas avoir été vierge quand il l’a épousée, ne peut divorcer et doit payer une amende au père de celle-ci pour laver le déshonneur (Dt 22,13-20).
Dt 22,13-19 Si un homme épouse une femme, s'unit à elle et ensuite la prend en aversion, et qu'il lui impute alors des fautes et la diffame publiquement en disant : « Cette femme que j'ai épousée et dont je me suis approché, je ne lui ai pas trouvé les signes de la virginité », le père de la jeune femme et sa mère prendront les signes de sa virginité et les produiront devant les anciens de la ville, à la porte. Le père de la jeune femme dira alors aux anciens : « Ma fille que j'ai donnée pour femme à cet homme, il l'a prise en aversion, et voici qu'il lui impute des fautes en disant : «Je n'ai pas trouvé à ta fille les signes de la virginité. » Or, voici les signes de la virginité de ma fille. » Et ils déploieront le linge devant les anciens de la cité. Les anciens de cette cité se saisiront de l'homme, le châtieront et lui infligeront une amende de cent pièces d'argent, qu'ils donneront au père de la jeune femme, pour avoir diffamé publiquement une vierge d'Israël. Il l'aura pour femme et ne pourra jamais la répudier.
Le cas de séduction d’une vierge s’inscrit au terme d’une série d’atteintes à la propriété du prochain. Le ravisseur de la jeune fille est contraint de la prendre pour épouse et de verser au père le « mohar des vierges » (Dt 22,28-29).
Dt 22,28 Si un homme rencontre une jeune fille vierge qui n'est pas fiancée, la saisit et couche avec elle, pris sur le fait, l'homme qui a couché avec elle donnera au père de la jeune fille cinquante pièces d'argent ; elle sera sa femme, puisqu'il a usé d'elle, et il ne pourra jamais la répudier.
S’il s’agit d’une femme promise à un autre homme, il doit être mis à mort. S’il s’avère que la femme mariée ou fiancée a été ravie de son plein gré ─ sans appeler à l’aide, si le rapt s’est produit en ville ─ elle sera elle aussi mise à mort (22,23-37). Encore ici, on peut conclure que la virginité est un état intermédiaire dans l’attente du mariage et de la fécondité.
D’autres données bibliques mettent en évidence la valeur proprement positive de la virginité : non seulement les vierges royales portent une tenue spéciale (2S 13, 2.18), mais le roi ne peut qu’épouser une vierge (Est 2, 2-3; 1R 1,2). Il en est de même pour le Grand Prêtre (Lv 21,13 s.) et le simple prêtre (Ez 44,22). Les femmes enceintes sont parfois mises à mort (2R 8,12), mais la vie est laissée aux vierges (Nb 31,17-18). Le juste Job s’est fait un devoir de ne pas regarder les vierges (Jb 31,1).
Dans certaines circonstances, la virginité ou la continence est en rapport étroit avec le sacré : le peuple d’Israël qui s’apprête à rencontrer Dieu au Sinaï doit s’abstenir de relations sexuelles (Ex 19,5); dans les combats de guerre sainte, les femmes n’ont pas le droit d’avoir une activité génitale avec les soldats en campagne (2S 11,11); David et ses compagnons ne peuvent manger des pains sacrés que s’ils ont réglé avec soin leur vie sexuelle, en outre par la continence (1S 21,5). C’est le plus souvent par souci de pureté rituelle ou légale que nous parviennent ces exemples plutôt qu’une véritable estime de la virginité ou du célibat.
Au seuil de l’ère chrétienne, une attention particulière est accordée à la continence des veuves après la mort de leur mari. Par exemple, Judith est glorifiée pour avoir refusé les multiples sollicitations des hommes qui s’offraient à elle (Jdt 16,22) et pour n’avoir point connu d’homme durant son veuvage, malgré sa beauté et sa richesse (8,7-8; 10,19). Si elle a délibérément renoncé au mariage et à la famille, c’était pour s’adonner entièrement à la prière et à la pénitence (8,5-6). L’évangile de Luc donne à peu près les mêmes éloges à la prophétesse Anne qui a refusé de se remarier dans l’attente du Messie (Lc 2,37).
Jd 16,22 Beaucoup la demandèrent en mariage, mais elle ne connut point d'homme tous les jours de sa vie depuis que son mari Manassé était mort et avait été réuni à son peuple.
Lc 2,36-37 Il y avait aussi une prophétesse, Anne, fille de Phanouel, de la tribu d'Aser. Elle était fort avancée en âge. Après avoir, depuis sa virginité, vécu sept ans avec son mari, elle était restée veuve ; parvenue à l'âge de quatre-vingt-quatre ans, elle ne quittait pas le Temple, servant Dieu nuit et jour dans le jeûne et la prière.
Cette interprétation de la virginité provient d’une société patriarcale. La Bible n'attache pas d’importance à la virginité masculine. Même le nazir n’est pas contraint au célibat, comme Samson le prouve en se mariant deux fois et en fréquentant une prostituée (Jg 14-16). Le Grand Prêtre (Lv 21,13 s.) et le prêtre (Ez 44,22) peuvent épouser une vierge. La seule figure signifiante de virginité dans l’Ancien Testament est le prophète Jérémie dont le célibat nous est présenté comme une volonté explicite de Dieu.
La parole de Yahvé s'adressa à moi : Tu ne prendras pas femme, tu n'auras ici ni fils ni fille. En effet, ainsi parle Yahvé au sujet des fils et des filles qui naissent ici, au sujet des mères qui leur donnent le jour, au sujet des pères qui les engendrent dans ce pays : Ils mourront torturés par la faim, ils n'auront ni funérailles ni sépulture ; ils deviendront du fumier sur le sol. Ils périront par l'épée et par la famine : leurs cadavres deviendront la pâture des oiseaux du ciel et des bêtes de la terre. (Jér 16,1-4).
Jérémie fait à sa propre situation un signe : son célibat et sa continence sont le signe de la désolation qui attend Israël, à tel point que mariage et procréation perdront toute signification. Sa vie devient ainsi une prophétie en acte. Rappelons que Jérémie exerce son ministère juste avant l'invasion du royaume de Juda par Nabuchodonosor qui entraînera l'exil du peuple à Babylone (587-538 av. J.-C.).
L’idée qu’on puisse choisir librement la virginité, en tant qu’état de vie, est tellement étrangère à la mentalité de l’Israël ancien que l’hébreu biblique ne connaît pas de terme particulier pour dire célibataire et pas davantage pour le mot chasteté. Dans la perspective du peuple de Dieu, orienté vers son accroissement, le célibat n’apparaît que comme une exception, ordinairement temporaire, en tout cas assez rare. Si Jérémie est « interdit » de mariage et de descendance par Dieu lui-même, c’est pour signifier prophétiquement la stérilité du peuple en état de péché (Jr 16,2). Le caractère négatif de la chasteté se retrouve également en Is 4,1 qui peut se lire comme une honte, une mortification sans pareille : sept femmes demanderont à un même homme de « porter son nom » et « d’enlever leur déshonneur ». L’état de célibat ne peut donc jouir dans cette perspective d’aucun statut privilégié.
C’est la même mentalité que reflète la tradition rabbinique conservée dans le Talmud. Il n’est guère envisageable qu’un homme puisse demeurer sans femme. Le célibat passe en effet pour quelque chose d’effrayant et de honteux comme en témoigne cette tirade cinglante :
Pr 18,22 Celui qui trouve une femme trouve le bonheur; c'est une grâce qu'il obtient de l'Éternel.
Pr 19,14 On peut hériter de ses pères une maison et des richesses, mais une femme intelligente est un don de l'Éternel.
À l'aube du christianisme
Si le célibat volontaire ne peut être envisagé comme un idéal normal de la femme juive, il est cependant considéré comme un honneur dans le judaïsme contemporain du Christ. Par exemple, la communauté des Esséniens, dont on a retrouvé à Qumrân de nombreux et importants témoignages historiques, vivait le célibat ou limitait l’usage du mariage ─ ce qui s’explique surtout par la perspective rituelle de pureté légale. Philon d’Alexandrie propose en exemple la vie pieuse et retirée d’une communauté d’hommes célibataires et de vierges d’un certain âge qui se consacraient à la contemplation et recherchaient l’amour de la sagesse.
Les sectaires qumrâniens qui se rattachent très probablement au mouvement essénien n’apparaissent pas aussi affirmatifs en la matière : s’ils prévoyaient la pratique de la continence temporaire pour toute la durée de la guerre eschatologique, ils ne prescrivaient jamais une vie de célibat total. Au contraire, les textes de la Règle annexe parlent explicitement de femmes, d’enfants et de mariage et la découverte des restes de plusieurs femmes et d’enfants dans le cimetière de Qumrân suppose admis le mariage et la procréation.
Le Christ et la Vierge Marie révolutionnent-ils le statut du célibat et de la virginité ? Jésus est demeuré célibataire. Sa mère, Marie comme toute femme avant le mariage est vierge. C'est la raison pour laquelle, quand l'ange lui apparaît et lui annonce qu'elle mettra au monde le Sauveur, elle lui fait cette objection : « Comment cela se fera-t-il puisque je ne connais pas d'homme ? (Lc 1,34) ».
Voir le commentaire de Jean-Paul II.
Des eunuques pour le royaume
Dans les évangiles, la justification du célibat consacré et de la virginité se fonde sur une interprétation de Mt 19,12 :
Mt 19,3 Des Pharisiens s'avancèrent vers lui et lui dirent pour lui tendre un piège : « Est-il permis de répudier sa femme pour n'importe quel motif ? » 4 Il répondit : « N'avez-vous pas lu que le Créateur, au commencement, les fit mâle et femelle 5et qu'il a dit : C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair. 6 Ainsi ils ne sont plus deux, mais une seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni ! » 7 Ils lui disent : « Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de délivrer un certificat de répudiation quand on répudie ? » 8 Il leur dit : « C'est à cause de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais au commencement il n'en était pas ainsi. 9 Je vous le dis : Si quelqu'un répudie sa femme – sauf en cas d'union illégale – et en épouse une autre, il est adultère. » Les disciples lui dirent : « Si telle est la condition de l’homme envers sa femme, il n’y a pas intérêt à se marier. » Il leur répondit : « Tous ne comprennent pas ce langage, mais seulement ceux à qui c’est donné. 12 En effet, il y a des eunuques qui sont nés ainsi du sein maternel ; il y a des eunuques qui ont été rendus tels par les hommes ; et il y en a qui se sont eux-mêmes rendus eunuques à cause du Royaume des cieux. Comprenne qui peut comprendre ! ».
Au sens littéral, un eunuque est un homme qui ne peut pénétrer une femme et engendrer des enfants, comme en témoigne sa présence dans les harems. Mais dans l’Antiquité, les eunuques ne sont pas associés au célibat ou à l’abstention sexuelle. Au contraire, ils peuvent se marier, comme le montre le récit de Potiphar, un eunuque marié, dont la femme semble sexuellement insatisfaite (voir Gn 39, 1-20).
La parole de Jésus ne semble pas receler les connotations négatives associées habituellement aux eunuques. Elle déplace les deux catégories dans une troisième : ceux qui se font eunuques pour le Royaume. Cette troisième catégorie peut être comprise comme une métaphore du fait de prendre une décision radicale. Ainsi, A. E. Harvey suggère cette interprétation : un eunuque pour le Royaume désigne un homme prêt à renoncer à sa virilité, exemple de ce qu’il faut être prêt à faire pour le Royaume.
Un autre angle d’interprétation est possible si on met l’accent sur le contexte royal. L’expression Royaume de Dieu utilise la métaphore de la royauté pour illustrer le nouvel ordre voulu par Dieu. Les eunuques étaient souvent au service du roi. Dans la parole de Jésus, se faire eunuque peut donc être compris comme le fait de s’engager au service de Dieu et de son Royaume, à la manière des eunuques qui s’engageaient au service d’un roi.
Une autre lecture peut être développée si on considère la connotation négative associée aux eunuques. Nous avons vu que ces derniers étaient marginalisés à cause de leur sexualité. Les évangiles contiennent plusieurs paroles et actions attribuées à Jésus qui indiquent que ce sont les personnes marginalisées qui sont au cœur du Royaume. La citation relative aux eunuques pourrait donc inciter les disciples à vivre en marge de ce qui était la norme sociale à l’époque. Ainsi, le mariage, tel que conçu dans un contexte patriarcal, est dévalorisé. À l’opposé, la vie en dehors des structures patriarcales est valorisée, même si elle semblait déshonorable. Cette interprétation semble concorder avec le peu d’importance accordée par Jésus aux institutions familiales et à son choix d’une vie de célibataire itinérant évoluant au sein d’une communauté sans liens familiaux. Ultimement, la pluralité d’interprétations possibles de ces versets obscurs ne peut être ramenée à un sens évident. Mais cette discussion démontre que l’interprétation catholique habituelle centrée sur la chasteté et le célibat est réductrice. Sébastien Doane. Voir le lien dans la bibliothèque.
Notons d’abord que ce logion de Jésus n’apparaît que dans
l’évangile selon Matthieu, ce qui signifie que virginité et célibat
étaient déjà une réalité dans les communautés, essentiellement
judéo-chrétiennes, pour lesquelles il écrivait et à laquelle il
s’agissait de donner une légitimation. Telle est l’interprétation
constamment présentée par la Tradition depuis Tertullien et
même Athénagoras. Clément d’Alexandrie (Strom III, Ch. VI, 50, 1-3) fait exception, il est
vrai, en attribuant les paroles de Jésus à l’impossibilité, pour des
époux séparés pour motif de porneia (adultère ou du moins comportement impur), de se remarier, dans la ligne de ce qui précède
(19,3-9). Certains exégètes, on le sait, sont allés dans le même
sens. Mais si Jésus avait visé la seule impossibilité de se remarier,
aurait-il choisi la métaphore aussi radicale et apparemment peu
honorifique de l’eunuque ? Avait-il d’ailleurs besoin d’invoquer
l’urgence du Royaume pour renforcer une règle réaffirmée juste
avant au nom même de l’Écriture (Mt 19,1-9 ; Mc 10,2-12.) ?
De qui parle Jésus ? On a souvent pensé à Jean-Baptiste, le
type même de l’ascète dévoré par le zèle du Royaume et effectivement célibataire. On a aussi voulu y voir une allusion aux
moines de Qûmran. Pourquoi ne pas envisager que Jésus ait parlé
de lui-même, ouvrant ainsi la voie à une absolue consécration au service de son Père et à l’annonce du Royaume, jusque dans
le renoncement au mariage ?
En fait, que pouvait évoquer l’image d’un eunuque pour les
auditeurs judéo-chrétiens de l’Évangile ? La condition d’eunuque de naissance ou « par le fait des hommes », a d’abord une
connotation négative ; c’est une tare, un défaut dirimant. Les
eunuques ne sont pas admis dans le temple (Dt. 23,1) et sont
exclus du sacerdoce (Lév. 21,20). C’est une malédiction, du moins
un grand malheur pour un homme, comme la stérilité l’est pour
une femme, au point de servir de châtiment imposé par le vainqueur (2 R 20,18 et Is. 39,7). Au contraire, dans les civilisations
voisines d’Israël, l’eunuque est souvent un homme de confiance,
non seulement vis-à-vis des femmes du roi, mais aussi de ses biens
(Jér. 29 et 34 ; Esther 1 à 7 ; Dan. 1).
Or, c’est précisément à ces hommes exclus du culte, mais surtout privés à jamais de descendance, que le prophète Isaïe ouvre
une magnifique perspective, une véritable rédemption qui les
réhabilite au sein du peuple élu. S’ils gardent le sabbat et l’alliance, et choisissent ce qui plaît à Dieu, le Seigneur les traitera
aussi bien que ses autres fils : “Je leur donnerai dans ma maison
et dans mes murs, une place et un nom, préférables à des fils et
à des filles ; je leur donnerai un nom éternel qui ne périra pas”
(Is. 56,4-5). Il semble que le choix de se faire eunuque « pour le
Royaume » (Mt 19,12) soit à comprendre à la lumière de la promesse d’Isaïe.
Puisque la seule justification d’une vie d’eunuque volontaire est celle du Royaume, arrêtons-nous sur sa signification.
L’adverbe dia exprime la raison pour laquelle on dit ou l’on fait
quelque chose9. L’autre traduction : « en vue du Royaume », qui
insiste davantage sur sa réalité à venir et ses conséquences
dans la vie présente a l’avantage de suggérer qu’ici-bas le choix
d’être eunuques suppose un certain manque, mais qu’à travers
cette bonne tension, on s’ouvre à une union particulière avec le
Seigneur, anticipation du Royaume.
Les deux paraboles du trésor caché dans le champ et de la perle
précieuse (Mt 13,11 sv. et 44-45)
, où il est également question d’accéder au Royaume
ou d’en hériter, relèvent nettement de la même logique : renoncer à un bien présent, tout à fait légitime, et consentir de bon cœur
à une certaine pauvreté, en vue du bien suprême qu’est le Royaume
lui-même. Le panta eiken, ce « tout ce qu’il a », peut en effet désigner non seulement des biens matériels, extérieurs, mais ce qui
est constitutif d’une personne, tout ce dont il dispose légitimement et librement, en l’occurrence, la possibilité du mariage.
Il n’est pas anodin de remarquer qu’une fois de plus, Matthieu
seul rapporte la parabole des dix vierges11. S’il n’est pas question
ici de renoncement au mariage, mais de « veille » dans toute la
vigueur spirituelle de ce terme, on notera cependant que la vocation chrétienne est présentée en termes d’union à l’Époux. On
est au-delà du statut d’invités à des noces princières (Mt 22,2 sv).
Il est d’ailleurs suggestif de rapprocher ces dix vierges des 144.000
élus jugés dignes de se tenir devant le trône de l’Agneau et qu’on
dit parthenoi (vierges) (Apoc. 14,4). Certes, tout porte à croire qu’il s’agit ici
non de virginité au sens physique du terme, mais bien de fidélité
au Christ et à l’Église, par opposition aux « serviteurs de la Bête »,
la Rome impériale et païenne. Cependant l’un n’exclut pas l’autre,
et le texte insiste : « Ceux-là ne se sont pas souillés avec des
femmes ; ils sont vierges », nous verrons en quel sens (cf. §8).
Nous avons parlé jusqu’ici du Royaume comme d’une réalité
eschatologique, donc future. Cependant, l’invitation de Jésus
en Mt 19,12 vise à anticiper cette condition dès cette vie. L’union
au Christ ouvre cette possibilité, parce qu’en sa personne,
le Royaume est déjà une réalité actuelle, tout en demeurant,
dans sa plénitude, une réalité à venir. Ce double aspect du
Royaume, Jésus le dévoile à travers des signes où se manifeste
« l’accomplissement à venir du salut qui émerge dans le présent ».
Le témoignage offert par la virginité et le célibat comme états de
vie, perçus comme signes du Royaume, s’inscrit dans ce cadre et
prend alors une ampleur insoupçonnée. Ils sont en effet, par
anticipation, les signes de la configuration au Christ à laquelle
tout croyant est appelé, l’annonce de ce que la résurrection
doit effectuer en chacun, donnant naissance à une « création
nouvelle ». Dans son ouvrage devenu classique sur le sujet,
L. Legrand a admirablement perçu la valeur prophétique de la
virginité que nous avons déjà mentionnée :
« La virginité […] du chrétien annonce la disparition du
monde de chair et l’aube d’un monde nouveau selon l’Esprit. Le
charisme de virginité dans l’Église a une portée prophétique […]
Comme Jésus et Marie, les vierges renoncent à toute espérance
mondaine, car ils savent que ce monde n’a pas d’espérance solide
à leur offrir. Mais, dans leur solitude, ils proclament et, par la foi,
connaissent déjà la rencontre eschatologique avec l’Esprit ».
Notons enfin la remarque introductive du logion de Jésus :
« Il n’est pas donné à tous de comprendre cette parole ; mais seulement ceux-là à qui c’est donné » (19,11). Ce qui signifie que la
détermination personnelle du disciple suppose un don particulier
de Dieu, comme Paul l’affirme aux chrétiens de Corinthe (7,25-35).
Il est remarquable que le motif du Royaume soit le seul que
Jésus nous ait laissé pour justifier le renoncement à la fécondité
charnelle. La discussion entre Jésus et les sadducéens sur la
condition des ressuscités (Lc 20,34-36 et par.) en donne la raison. À la résurrection, les élus ne se marient plus, car cette
alliance — si admirable que Paul l’assimile au mystère de l’union
du Christ et de son Église (Ep. 5,32) — devient caduque. On ne
se marie plus, non parce qu’on aurait acquis une condition
purement spirituelle, comme celle des anges, mais « parce qu’on
ne peut plus mourir ». Loin d’être une relativisation du mariage,
la perspective de la résurrection lui ouvre l’horizon infini de son
accomplissement dans le Christ. Accomplissement dont, paradoxalement, la virginité est dès aujourd’hui le signe. Ainsi peut-
on rapprocher de façon éclairante nos trois péricopes : « Et il y
a des eunuques en vue du Royaume des Cieux (Mt 19,12)…parce
qu’à la résurrection, on ne prend ni femme, ni mari, on est
comme des anges dans le Ciel (Mt 22,30)…on est fils de Dieu,
étant fils de la résurrection » (Lc 20,36). Aussi Paul peut-il inviter
les gens mariés à vivre « comme s’ils n’avaient » ni femme, ni
mari (1 Co 7).
Paraphrasant Ap. 14,1-5 on pourrait ainsi avancer que, d’une
certaine façon, dans le monde à venir, tous seront vierges. Le signe
en est donné par ceux qui se font eunuques « de façon à être en
harmonie avec le Royaume », dès cette vie. Notons au passage
qu’une des motivations du célibat des moines de Qûmran, même
si les textes ne sont pas toujours concordants, est précisément
qu’ils croient en « une vie au ciel avec les anges » (IQH - Hymnes 3, 21).
Christophe Vuillaume. Voir le lien dans la bibliothèque.
À l'aube de l'ère chrétienne, les évangiles n'apportent pas de nouveauté radicale sur le sujet. Paul, apportera des précisions dans ces lettres adressées aux premières communautés