Formation théologique

Pourquoi le baiser ?

baiser Geste intime et public, universel et culturellement codé, le baiser traverse les sociétés humaines comme un langage du corps d’une richesse exceptionnelle. Loin d’être un simple réflexe affectif, il engage la perception, la relation à l’autre et l’organisation sociale.

Introduction : un petit geste, un grand fait humain

Le baiser semble aller de soi. Il appartient à ces gestes quotidiens que l’on accomplit souvent sans y penser, tant ils sont intégrés aux habitudes affectives et sociales. Pourtant, lorsqu’on s’y arrête, le baiser apparaît comme un phénomène complexe, situé au croisement du corps, du sens et de la culture. Il met en jeu la proximité, le désir, la reconnaissance et parfois le pouvoir.

Explorer le baiser à partir de la phénoménologie, de l’anthropologie et de la sociologie permet de dépasser l’évidence pour en révéler l’épaisseur humaine. Ces disciplines ne cherchent pas à moraliser le geste ni à le réduire à une fonction biologique, mais à comprendre ce qu’il signifie pour ceux qui le vivent et pour les sociétés qui l’encadrent.

I. Le baiser comme phénomène vécu : une approche phénoménologique

La phénoménologie s’intéresse à l’expérience telle qu’elle est vécue, avant toute interprétation scientifique ou morale. Dans cette perspective, le baiser est d’abord une expérience corporelle et relationnelle.

1. Le corps sentant et senti

Embrasser, ce n’est pas seulement toucher, c’est être touché. Le baiser engage les lèvres, zone hypersensible du corps, richement innervée. Il met en jeu le souffle, la chaleur, parfois le goût et l’odeur. Dans le baiser, le corps n’est pas un objet manipulé, mais un corps vécu, exposé à l’autre.

Maurice Merleau-Ponty a montré que le corps est le lieu même de notre rapport au monde. Le baiser illustre parfaitement cette intuition : il est une manière d’entrer en relation sans passer par le langage conceptuel. Il est une parole silencieuse, un sens incarné.

2. Proximité et vulnérabilité

Le baiser suppose une réduction radicale de la distance interpersonnelle. Il implique un consentement mutuel à la proximité, voire à l’intrusion. Cette proximité rend le sujet vulnérable : embrasser, c’est se rendre accessible, offrir une part de soi.

Phénoménologiquement, le baiser est donc une épreuve de confiance. Il peut être source de joie, mais aussi de malaise ou de violence lorsqu’il est imposé. Cette ambivalence montre que le baiser n’est jamais neutre : il engage la liberté et la reconnaissance de l’autre comme sujet.

3. Temporalité et intensité

Le baiser suspend le temps ordinaire. Qu’il soit bref ou prolongé, il crée une intensité particulière, une concentration de l’attention sur l’instant présent. Il constitue une forme de seuil : seuil entre distance et intimité, entre silence et communication.

La phénoménologie révèle ainsi le baiser comme un événement, plus que comme un simple geste répétable.

II. Le baiser dans les cultures humaines : une approche anthropologique

L’anthropologie montre que le baiser, loin d’être universel dans ses formes, est profondément façonné par les cultures.

1. Universalité relative du baiser

Contrairement à une idée répandue, toutes les sociétés humaines ne pratiquent pas le baiser labial comme expression de l’amour ou de l’affection. Certaines cultures privilégient d’autres gestes : frottement des nez, contact du front, accolade, ou simples paroles rituelles.

Là où le baiser existe, il prend des significations variées : salutation, bénédiction, hommage, affection parentale, érotisme. L’anthropologie rappelle ainsi que le baiser n’est pas un invariant biologique, mais un fait culturel symbolisé.

Si le baiser sur la bouche, avec langue et échange de salive, est en vogue en Occident, il n'est pas pour autant universel. Une étude portant sur 168 cultures a montré que 54 % d'entre elles — comme les Tongas (Zambie, Zimbabwe), les Mehinakus (Amazonie) ou, plus proches de nous, les Albanais et les Serbes — ne le pratiquent pas, voire le trouvent répugnant ! (Revue Sciences et vie, 14/02/2024).

2. Le baiser comme rite

Dans de nombreuses sociétés, le baiser est ritualisé. Il marque des passages : accueil, réconciliation, alliance, adieu. Ces baisers codifiés ne visent pas l’expression spontanée d’un sentiment, mais la confirmation d’un lien social.

Le baiser sur la main, sur le front ou sur la joue obéit souvent à des hiérarchies précises : âge, statut, genre. Il inscrit le corps dans un ordre symbolique partagé.

3. Le baiser et les normes sociales

Dans les sociétés modernes, le baiser est fortement normé selon les contextes : baiser amoureux, baiser amical, baiser familial. Chaque type obéit à des règles implicites concernant le lieu, la durée et les personnes concernées.

Ces normes sont apprises dès l’enfance. Elles participent à la socialisation du corps, c’est-à-dire à l’apprentissage de ce qu’il est permis ou non de faire avec son corps et celui des autres.

Mais pourquoi la bise et pas un autre geste ? Un “check”, une poignée de main, les mains jointes ou encore une courbette ? “Le geste est associé à une culture ou à une microculture", ajoute Dominique Picard. "En France, nous appartenons à une culture de contact puisqu’on se salue en se touchant, à la différence d’autres cultures, comme en Asie, où l’on s’incline et garde ses mains sur soi. Quant au signe lui-même, la bise, il a un sens par rapport à une micro culture : vous ne faîtes pas la bise à tout le monde. Vous ne faîtes pas la bise à votre gardien d’immeuble même si vous le voyez tous les jours. En revanche, vous la faîtes peut-être à votre travail si l’habitude a été prise. Et dans ce cas là, il faut la faire car il s’agit d’un acte rituel qui signifie l’appartenance à un même groupe. Et c’est un acte que l’on renouvelle.” Maxime Tellier, France Culture, 7 mars 2020.

4. Baiser, tabou et transgression

Parce qu’il touche à l’intimité, le baiser est fréquemment entouré de règles et d’interdits. Certaines sociétés limitent strictement les formes de baisers acceptables dans l’espace public. D’autres les réservent à des contextes bien définis.

La transgression de ces règles peut être perçue comme scandaleuse, voire sacrilège. L’anthropologie met ainsi en lumière le baiser comme un point de tension entre nature, culture et norme.

III. Le langage érotique du baiser

1. Le baiser comme seuil du désir

Le baiser occupe une place singulière dans l’érotisme. Il est souvent un seuil : ni pure distance, ni sexualité accomplie. Il ouvre l’espace du désir sans le saturer.

Phénoménologiquement, le baiser érotique intensifie la perception. Il ralentit le temps, concentre l’attention, suspend l’action. Il est promesse plus qu’accomplissement.

2. Éros et reconnaissance

Contrairement à une vision purement pulsionnelle, le baiser érotique est profondément relationnel. Il suppose la reconnaissance mutuelle du désir. Sans cette reconnaissance, il se vide de sa dimension érotique pour devenir appropriation.

Le baiser dit : « je te désire » mais aussi « je te reconnais comme sujet de désir ». Il est un langage où le corps parle à un autre corps.

3. Ambivalence érotique et risque

L’érotisme du baiser comporte toujours une part de risque. Il expose le sujet au refus, à l’inadéquation, à la vulnérabilité. Cette fragilité est constitutive de sa valeur.

C’est pourquoi le baiser érotique ne peut être standardisé sans perdre sa force. Il échappe en partie aux normes, même s’il reste socialement encadré.

Conclusion : le baiser comme révélateur anthropologique majeur

À travers l’approfondissement phénoménologique, l’analyse anthropologique et sociologique, et l’étude de son langage érotique, le baiser apparaît comme un révélateur privilégié de l’humain.

Il engage le corps vécu, il incorpore des normes sociales, il met à l’épreuve l’éthique de la relation, et il ouvre l’espace du désir sans jamais l’épuiser. Ni pure nature, ni simple convention, le baiser est un lieu de passage : entre soi et l’autre, entre le privé et le public, entre le sensible et le symbolique.

Le penser, c’est finalement penser ce que signifie être un corps en relation dans un monde partagé.

Extrait du livre "La bonne nouvelle de la sexualité"

Manger l’autre

Je te baise mille fois, Juliette bien-aimée, dans toutes les parties de ton corps, car il me semble que partout dans ton corps je sens la place de ton cœur comme partout dans ma vie je sens la place de ton amour. Je t’aime, tu es ma joie (Victor HUGO, Lettres à Juliette Drouet, janvier 1835).

Dans le baiser, la bouche saisit, mordille, suce ou aspire. En cela, le baiser amorce une forme de manducation du partenaire. La vie commence d’ailleurs par un baiser alimentaire et salutaire, celui du nouveau-né qui tète instinctivement le sein de sa mère.

La bouche offre la saveur du corps. Par le baiser, l’homme et la femme goûtent au parfum du palais de la bouche comme le suggèrent ces passages du Cantique des cantiques et de la chanson Les baisers de Pierre Perret :

Tes lèvres distillent du nectar, ô fiancée, du miel et du lait sont sous ta langue. (Ct 4,11).

Le baiser de Zézette, le plus salé, le plus sucré, c’est le plus chouette. On dirait un chausson aux pommes. Langue de velours, palais d’amour, on la surnomme. Je l’aime. Elle m’aime.

Le baiser passionné mêle deux intériorités dans le secret des alcôves buccales. Il abolit la distance qui sépare deux visages. Dans un jeu de lèvres et de langues, chacun dépose en l’autre quelques gouttes de son être intérieur.

L’éros pousse à la consommation du partenaire jusqu’à cette folle envie de le dévorer. Le baiser dit mieux que les mots, le désir de communier au corps de son partenaire.

En vieil égyptien, « baiser » et « manger » sont le même mot. Quand nous embrassons, peut-être cherchons-nous ainsi à engloutir l’autre. Manger et embrasser, n’est-ce pas d’une certaine manière assimiler et incorporer l’autre ? Alain MONTANDON, Le baiser, Autrement, 2005, p. 43

La bouche, organe de passage entre le visible et l’invisible, murmure la passion dans le concert des sens. Chacun pénètre avec une effraction consentie la chaleur humide de l’oralité. Le regard se referme comme pour savourer l’instant, se recueillir et accueillir. Les corps se métamorphosent pour emporter les amants au septième ciel. Chaque baiser transporte vers un nouveau voyage, vers l’inconnu, les yeux fermés.

Moment de tendresse et d’ivresse, le baiser consomme la chair dans l’oubli du temps. Seul acte véritablement réciproque, car accompli avec les mêmes organes, il chante la liturgie de deux corps vivants et vibrants. Il offre, le temps d’un partage, une présence et une chaleur humaines.

Avec le baiser, et singulièrement le baiser sur la bouche, un seuil est franchi. Sur le registre de l’oralité, à mi-chemin entre dévoration et adoration, il est aussi à mi-chemin entre la parole et l’échange substantiel. Le baiser a pu être dit « commencement de pénétration » Xavier LACROIX, Connaître au sens biblique.