Dieu après Auschwitz

Témoignages

Beaucoup de déportés dans les camps de concentration ont crié « papa » ou prié le Tout-puissant durant leur agonie. Mais ni l’un ni l’autre ne sont intervenus. Écoutons les témoins de l’ignominie. À travers les blessures de leur chair et de leur âme, ils nous interpellent et leurs cris vers le Dieu tout-puissant retentissent encore aujourd’hui.

Auschwitz révèle l’impasse dans laquelle se trouve la conception traditionnelle du Dieu tout-puissant. Est-il tout simplement encore possible de croire en Dieu après un tel holocauste ? Le Dieu tout-puissant est parti en fumée dans les camps de la mort, accompagné de millions de victimes. Auschwitz symbolise la négation de l’humanité à l’image de Dieu.

Elie Wiesel assiste avec des détenus à la pendaison d’un enfant. L’agonie n’en finit pas, car l’enfant est trop léger pour mourir sur le coup. Un détenu se demande où est Dieu. Elie Wiesel répond intérieurement :

Et je sentais en moi une voix qui lui répondait : - Où il est ? Le voici - il est pendu ici, à cette potence. Elie WIESEL, La nuit, Éditions de Minuit, 2015 p. 125.

Comme le suggère Maurice Zundel :

Combien de temps nous faudra-t-il encore pour nous défaire de cette idole qui est justement la représentation de Dieu sous la forme d’une puissance qui domine et qui peut écraser ? Combien de temps nous faudra-t-il encore pour comprendre que Dieu est désarmé, qu’Il est fragile, que n’importe qui peut Le tuer ! Et c’est nous qui le crucifions sans cesse par nos refus d’amour ! Et qu’il ne cessera jamais pour autant de nous attendre et de nous aimer ! Maurice ZUNDEL, Ton visage, ma lumière. 90 sermons inédits, Mame, 2011, p. 132.

Cest 1a prise de Conscience de cette identification de l'homme avec Dieu et de Dieu avec l'homme qui a provoqué, dans une tradition mystique et liturgique du christianisme, une attitude de compassion envers Dieu. Il n'y a aucun doute que cette meditation du mystère du Mal nous amène a decouvrir plus profondement le Dieu interieur qui est la vie de notre vie, ce Dieu fragile et desarmé qui nous attend au plus intime de nous et qui nous est confié en nous, en autrui et dans tout l'univers. Comment ne pas comprendre, en face de la Croix, que Dieu nous appelle à être des createurs, qu'il ne peut, sans nous, transparaître dans notre histoire, que la creation de l'univers est une histoire a deux, une histoire d'amour, qui ne peut s'achever que si nous achevons en nous notre propre création, en entrant pleinement dans le mariage d'amour qu'il veut contracter avec nous ? Maurice Zundel, Je ne crois pas en Dieu, je le vis, Le Passeur, p. 167.

Ce n’est pas seulement l’image d’un Dieu de gloire omnipotent qui meurt à Auschwitz ; c’est aussi l’idée d’un Dieu permissif qui s’écroule. Avec ce drame, nous ne pouvons plus croire que Dieu soit simplement resté dans le ciel, les bras croisés en nous laissant une autonomie jusque dans cette permission de l’ignominie. Dieu ne permet pas le mal. Il ne l’autorise pas. Hans Jonas, philosophe juif, se fait l’écho des cris de l’horreur dans les camps de la mort. Pour ce descendant des victimes d’Auschwitz, Dieu ne peut pas intervenir parce qu’il s’est dépouillé de tout pouvoir d’intervention :

Mais Dieu, lui s’est tu…. S’il n’est pas intervenu, ce n’est point qu’il ne voulait pas, mais parce qu’il ne le pouvait pas. Je propose… l’idée d’un dieu qui pour un temps – le temps que dure le processus continué du monde - s’est dépouillé de tout pouvoir d’immixtion dans le cours physique des choses de ce monde. Hans Jonas, Le Concept de Dieu après Auschwitz. Hans JONAS, Le concept de Dieu après Auschwitz, Rivages poche, 1984, p. 38.

Primo Lévi, rescapé des camps de la mort, témoigne :

Aujourd'hui je pense que le seul fait qu'un Auschwitz ait pu exister devrait interdire à quiconque, de nos jours, de prononcer le mot de Providence. Mais il est certain qu'alors les souvenirs des secours bibliques intervenus dans les pires moments d'adversité passa comme un souffle dans tous les esprits. Primo Lévi, Si c'est un homme, Pocket, p. 246.

Un autre témoignage de Edith Bruck, Le pain perdu, Points, 2022, p. 141 s.

Lettre à Dieu

Depuis la première lettre que j'avais pensé T'écrire à l'âge de neuf ans, quatre-vingts autres sont passés ! Et je me suis sentie rougir, aussi bien à cette époque qu'il y a deux nuits, pour cette même idée qui ne m'a jamais abandonnée. Cela me semblait être un blasphème que je n'avais jamais prononcé, peut-être un manque de pudeur ou une folie lucide. Mais maintenant je T'écris vraiment, tant que je vois. Je T'écris à Toi qui ne liras jamais mes gribouillis. ne répondras jamais à mes questions, à mes pensées ruminées pendant toute une vie. Des pensées élémentaires, petites, celles de l'enfant qui est en moi, qui n'ont pas grandi avec moi et n'ont pas vieilli avec moi, et n'ont donc pas beaucoup changé.

Je constate que chaque mot et chaque ligne tendent vers le haut de plus en plus et qui sait si elle n'arrivera pas jusqu'à Toi, que Tu sois là ou que Tu sois fait de silence, d'invisibilité et sans image pour Ton peuple auquel j'appartiens. Fille d'une mère qui ne T'a pas plus adressé la parole à Toi qu'à ses six enfants et à un mari coupable parce que pauvre. Enfants que, selon ma mère, Tu lui as donnés. Toi, et elle s'adressait à Toi en Te demandant tout : des chaussures, des manteaux, de la farine, de la viande pour shabbat et du sucre à la place de la saccharine pour notre thé au dîner. Il n'y avait rien qu'elle ne Te demandât : du bois pour le poêle froid, un toit nouveau pour la maison, un printemps précoce, un hiver moins rigoureux et des bottes pour papa, et que la boue argileuse ne lui arrache pas les semelles pendant ses voyages d'affaires, et qu'il ne rentre pas, comme presque toujours, les mains vides. Je T'avoue que ses requêtes m'agaçaient, que me mettaient hors de moi les discours continuels qu'elle T'adressait, à Toi qui ne l'as jamais aidée, pas même à faire passer sa constipation et toute rouge dans l'effort, elle me serrait les mains en T'évoquant. Je pensais que dans cette cabine en bois pourri elle n'aurait même pas dû Te nommer. Mais elle disait que Tu étais partout, mais si Tu étais partout en étant le Seul Unique. si Tu étais n'importe où, Tu n'étais nulle part car un est un.

Je T'interrogeais sur toutes sortes de choses, mais je n'ai jamais entendu Ta voix, à l'inverse de Moïse qui l'a entendue. Tu n'as jamais daigné me donner une seule réponse, pas plus qu'à ma mère malgré sa foi inébranlable en Toi. Contrairement à moi, qui doutais et qui étais à la merci du petit village depuis que j'avais ouvert les yeux sur le monde qui nous était hostile, comme la chose la plus naturelle qui soit. Et si Tu voyais tout, si Tu étais tout, yeux, oreilles, comment n'as-Tu pas vu notre épreuve ?

À quoi servent les prières si elles ne changent rien ni personne, si Tu ne peux rien faire et si Tu n'entends pas, ne vois pas ou si Tu es l'invention d'un esprit supérieur, inimaginable, à moins que ce ne soit Toi qui T'es inventé Toi-même ? Moi, qui ai toujours écrit d'un jet, jour après jour, maintenant je m'arrête soudain la main suspendue ou le regard fixe dans le vide, c'est dans le vide que je Te cherche. Nous n'avons, nous, ni Purgatoire ni Paradis, mais l'Enfer, je l'ai connu, où le doigt de Mengele indiquait la gauche qui était le feu et la droite qui était l'agonie du travail forcé, les expérimentations et la mon de faim et de froid. Les cas de survie sont advenus sans mérite, ou si ça se trouve, aux dépens de la vie d'autrui, ou au service de l'ennemi. Pourquoi n'as-tu pas brisé ce doigt ?

Dans la chapelle Sixtine, Tu tends le Tien vers Adam - homme en hébreu - sans l'effleurer comme ce médecin qui était le Oui et le Non, en prenant Ta place, Tu as permis qu'il Te remplace ! Et qu'il dirige cet index de feu contre des millions d'innocents qui T'invoquaient et T'adoraient comme ma mère. Tu ne craignais pas qu'ils Te renient ou alors Tu avais retourné le doigt contre Toi-même en suivant le destin de Ton peuple élu ? Nous, une fois sortis de cet Enfer, nous avons été abandonnés à nous-mêmes, mais Tu n'es pas mortel : n'es-Tu pas Notre Éternel Unique ? Paroles en l'air, consolatrices, faites d'espoir, nécessaires comme le pain pour qui a faim, et le monde ne manque pas de faim, pas plus qu'il ne manque d'abondance pour quelques-uns. La justice est un mot qui devrait disparaître des dictionnaires et il ne devrait pas être prononcé en vain, pas plus que Ton nom. Mais Tu en as tellement de noms, et ma bouche aussi laisse échapper parfois "mon Dieu !", mais dans un chuchotis, quand le Mal est trop insupportable et quand je suis indignée de ce qui est arrivé, arrive et arrivera. Tout se répète. Toi aussi, Tu es l'Unique Infinie Répétition, le plus grand mystère qui existe, s'il existe, telle est la question qui n'aura jamais de réponse, ou l'on Te croit aveuglément ou l'on doute de Toi lucidement, ou la question reste en suspens entre moi et moi. Oh, Toi, Grand Silence, si Tu connaissais mes peurs, de tout, mais pas de Toi. Si j'ai survécu, ça doit avoir un sens, non ?

Lors de sa visite à Auschwitz le 29 juillet 2016, le pape François reste silencieux par pudeur, parce qu’il est impossible d’exprimer l’excès de l’horreur par des mots. Face à un drame aussi épouvantable, le silence de l’homme résonne dans le silence de Dieu. Un silence qui se fait cri. Quelques années auparavant, Benoît XVI s’était excusé de prendre la parole :

Prendre la parole dans ce lieu d’horreur, d’accumulation de crimes contre Dieu et contre l’homme, lieu qui est sans égal au cours de l’histoire, est presque impossible - et particulièrement difficile et opprimant pour un chrétien, pour un Pape qui vient d’Allemagne. Dans un lieu comme celui-ci, les paroles manquent ; en réalité, il ne peut y avoir qu’un silence effrayé - un silence qui est un cri intérieur vers Dieu : Pourquoi, Seigneur, es-tu resté silencieux ? Pourquoi as-tu pu tolérer tout cela… ? Combien de questions nous envahissent en ce lieu ! La même question revient toujours à nouveau : où était Dieu en ces jours-là ? Pourquoi s’est-il tu ? Comment a-t-il pu tolérer cet excès de destruction, ce triomphe du mal ? BENOÎT XVI, Discours à Auschwitz-Birkenau 28 mai 2006.

Dieu nous appelle dans le silence de sa vulnérabilité. N’est-ce pas à nous d’aider Dieu, à nous de panser ses blessures ? Il attend tout de nous. Etty Hillesum, femme juive décédée à Auschwitz, témoigne de cette conviction que c’est à nous d’aider Dieu :

Pour l’instant, à chaque jour suffit sa peine. Je vais t’aider, mon Dieu, à ne pas t’éteindre en moi, mais je ne puis rien garantir d’avance. Une chose m’apparaît cependant de plus en plus claire : ce n’est pas toi qui peux nous aider, mais nous qui pouvons t’aider – et ce faisant nous nous aidons nous-mêmes… Oui, mon Dieu, tu sembles assez peu capable de modifier une situation finalement indissociable de cette vie. Je ne t’en demande pas compte, c’est à toi au contraire de nous appeler à rendre des comptes, un jour. Il m’apparaît de plus en plus clairement à chaque pulsation de mon cœur que tu ne peux pas nous aider, mais que c’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous. Etty HILLESUM, Une vie bouleversée, Journal 1941-1943, Seuil, 1985, p. 166.

Maurice Zundel prolonge cette idée d’un Dieu faible et fragile qu’il faut sauver :

Dieu est fragile. Il n’est pas, comme le croyait la petite fille, celui qui fait tout ce qu’il veut, celui à qui rien ne résiste, celui qui meut le monde par un coup de baguette magique. C’est toujours du fond de sa pauvreté, de sa charité, que l’être jaillit, de ce dépouillement infini qui est Lui-même et, même alors, cela ne suffit pas parce que toutes les créations de Dieu sont des créations d’amour qui supposent la réciprocité, qui supposent la réponse, le consentement de notre esprit et de notre cœur.

C’est pourquoi, Dieu peut être vaincu. Il le serait d’une manière terrifiante, si l’humanité mettait fin à son histoire par une guerre atomique. Dieu peut être vaincu, il l’est sur la croix où il meurt d’amour pour ceux qui refusent éternellement de l’aimer. N’importe qui peut le tuer car il est sans défense, il est désarmé, comme la candeur de l’enfance éternelle.

Dieu est fragile et c’est pourquoi, finalement, ce n’est pas nous qu’il faut sauver, c’est Dieu qu’il faut sauver de nous.

Comment voulez-vous qu’une mère condamne son fils, juge son fils ? La mère ira en prison pour lui, elle mettra sa tête sur l’échafaud, pour lui, elle se prêtera, elle s’offrira plutôt que de livrer son fils. Est-ce que Dieu aurait moins d’amour qu’une mère ? C’est impossible. C’est pourquoi Dieu se livre sur la croix, c’est pourquoi Dieu meurt pour ceux-là mêmes qui le crucifient, meurt pour ceux qui refusent obstinément de l’aimer. C’est ce qu’il fera toujours et c’est cela l’enfer. L’enfer chrétien, c’est que Dieu meurt, meurt par celui qui refuse de l’aimer et pour lui.

C’est pourquoi, il faut sauver Dieu de nous, sauver Dieu de nos limites, sauver Dieu de notre opacité. Pour lui, il est toujours là, il est, pourrait-on dire, un diffuseur en état de totale, éternelle et parfaite diffusion. Le poste émetteur fonctionne toujours à plein, c’est nous, postes récepteurs, qui sommes brouillés, parasités, recevant mal ou pas du tout ce qui ne cesse de nous être offert.

Mais en soi, toutes les prières sont exaucées, tous les miracles accomplis, tous les mystères du salut consommés, c’est nous qui ne sommes pas là pour les accueillir. Le don de Dieu est infini, il est toujours offert, mais nous pouvons toujours le neutraliser, le restreindre, le refuser.

Il est donc absolument essentiel que nous retournions toute la perspective, que nous comprenions que ce n’est pas nous qu’il s’agit de sauver ! et ce que serait la vie humaine si nous étions embarqués dans ce calcul sordide de nos bonnes œuvres à mettre dans les banques éternelles et en toucher les dividendes composés ! Mais c’est abominable ! C’est abject ! Tant que ce sera cette religion de calculs, où simplement, avec une sagesse étroite, on renoncerait aux petits bonheurs d’aujourd’hui pour un plus grand bonheur de demain.

Non ! Il est clair que le Christ nous situe à une autre altitude. Le Christ, en nous révélant la fragilité de Dieu, la remet entre nos mains et nous confie le destin de Dieu que nous avons à décrucifier, que nous avons à laisser vivre en nous, selon l’admirable mot de saint Paul aux Philippiens : « Pour moi, vivre, c’est Jésus-Christ. » Toute la perfection chrétienne, c’est cela, c’est Jésus-Christ vivant en nous, dans notre esprit, dans notre cœur, dans notre sensibilité, dans notre chair, dans notre action, dans notre conduite.

Voir le lien dans la bibliothèque.

N’est-ce pas en fin de compte le message de Jésus ?

Hans Jonas

Le Concept de Dieu après Auschwitz (en allemand : Der Gottesbegriff nach Auschwitz. Eine jüdische Stimme) est un texte du philosophe allemand Hans Jonas de 1984. Ce texte soulève une des questions les plus classiques de la théologie, et plus précisément de la théodicée : le mal est-il compatible avec l’idée d’un Dieu infiniment bon et tout-puissant ? Pour aborder cette question, Hans Jonas formule une « hypothèse en forme de mythe », sur la création divine.

En faisant allusion au premier verset de la Genèse — « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre » — Jonas écrit : Au commencement, le principe divin décida, par un choix insondable, de se livrer au hasard, à la multiplicité et au devenir (cf. GA 193/14). Dans l'acte créateur même, Dieu se dépouille de lui-même. Ce dépouillement doit être entendu dans un double sens :
— il signifie d'une part un renoncement, une auto-limitation de la part de Dieu. Dieu renonce, dans l'acte suprême de l'exercice de sa puissance qu'est l'acte créateur, à un exercice ultérieur de sa puissance et cela au nom de la liberté de la création. Le premier exercice de la puissance de Dieu est en même temps le dernier ;
— d'autre part, l'auto-dépouillement de Dieu signifie, aux yeux de Jonas, une sorte de kénose divine, une véritable dénucléation. Dieu se dépose en se vidant de sa substance et se livre en quelque sorte à corps perdu à la création, lui devient immanent dans ce sens qu'il n'est plus rien et qu'il a tout à devenir et à recevoir à partir d'elle et à travers elle.

Dans l'acte de la création, le monde est donc d'abord posé dans son autonomie, et cela signifie aussi, dans une absoluité radicale et sans exclusive. Sur le plan cosmique, l'autonomie du monde signifie son auto-régulation sur la base et en fonction des seules possibilités qui lui sont inhérentes et qui tendent à se réaliser dans le jeu du hasard et de la nécessité.

Theis Robert. Dieu éclaté. Hans Jonas et les dimensions d'une théologie philosophique après Auschwitz. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 98, n°2, 2000. pp. 341-357 ;
doi : 10.2143/RPL.98.2.541988
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2000_num_98_2_7303
Voir l'étude de Robert Theis

« Désormais, nous savons que nous ne pouvons plus concevoir Dieu comme tout-puissant... ». Qui oserait revenir sur ce verdict, et réclamer la restauration de la toute-puissance divine, alors qu’elle a été abolie comme un privilège d ’Ancien régime insupportablement cruel ? Il suffit de songer, par exemple, à la belle formule de Paul Ricœur : « Le seul pouvoir de Dieu c’est l’amour désarmé. Dieu n’a pas d’autre puissance que celle d’aimer. . . ».

Selon Jonas, l’impuissance de Dieu est au contraire la condition d’existence d’un monde, et d’un monde de créatures libres, capables par conséquent de la pire déshumanisation. La cosmogonie adoptée par Jonas exclut de toute façon l’idée d’un agent divin encore à l’œuvre dans l’histoire humaine. Sur ce point, Auschwitz ne change rien à l’affaire.

Tout se passe comme si Jonas nous invitait progressivement à faire notre deuil d’une intervention divine, dont la seule plausibilité retournerait le couteau dans la plaie béante qui a englouti des millions d’innocents. Car affirmer que Dieu aurait pu, somme toute, intervenir, appelle aussi la question : alors quelle raison l’en a empêché ? Il s’agit de familiariser le lecteur avec l’idée que Dieu, à l’origine de l’histoire cosmique, n’est plus pour rien dans le cours du monde.

La fonction du mythe jonassien est donc de remplacer le concept de créateur personnel capable d’agir dans le monde par celui d’une source d’inspiration qu’il appartient à l’homme d’assourdir ou de laisser sourdre. « Il faut s’interdire, écrit Jonas dans ses Souvenirs, de se représenter comme une action de Dieu les événements qui, dans une situation d’extrême détresse, ont l’air de sauvetages miraculeux. Tout autre est la thèse selon laquelle Dieu pour¬ rait se faire entendre {könne sich hörbach machen ) dans le monde. C’est tout autre chose que de modifier {bewegen) le monde. Ce qui n’est possible qu’aux êtres humains qui, étant des organismes physiques, sont capables de modifier le monde. Dieu ne peut agir dans le monde que sur l’esprit de l’homme.

La création est la mesure de la toute-puissance. Mais est-il possible, pour un créateur, de renoncer, en cours de route (ce qui présuppose déjà qu’il est soumis à un cours du temps), à sa toute-puissance ?

Clavier Paul. Le concept de Dieu après Jonas. Aveux d’impuissance, aveux contradictoires ? In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 113, n°4, 2015. pp. 569-597 ;
doi : 10.2143/RPL.113.4.3136929
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_2015_num_113_4_8468
Voir l'étude de Paul Clavier

L'image du dieu tout-puissant trône dans le panthéon de notre imaginaire. Nous oublions un peu trop vite que la toute-puissance n'est qu'un attribut de Dieu. Dieu est d'abord Dieu avec une nature. Celle-ci se laisse découvrir dans le secret de la prière, dans l'intimité d'un face-à-face. Dieu n'est tout puissant qu'en amour. Tout le reste n'est que spéculation théologique.

Voir l'étude sur Dieu tout-puissant en amour.