Tout-puissant en amour

Dès la première phrase du Credo, la mention d’un Dieu « tout-puissant » risque de susciter la projection du désir de toute-puissance qui sommeille en chacun. Depuis sa petite enfance, l’être humain se découvre limité à bien des égards et la pénibilité de cette découverte nourrit inconsciemment le souhait de disposer d’un pouvoir en mesure d’accomplir dans l’immédiat le moindre de ses désirs. Cependant, l’enfant va peu à peu réaliser que ni lui ni ses parents ne disposent d’un tel pouvoir, si bien que cette aspiration inconsciente finit souvent par trouver un lieu de projection idéal dans la sphère religieuse. Le psychologue Antoine Vergote résume ainsi la pensée de Sigmund Freud sur les représentations spontanées d’une toute-puissance divine : « L’homme délègue à Dieu la tâche de réaliser la toute-puissance dont il se sent privé. Ainsi le Dieu tout-puissant est-il le reflet de la toute-puissance imaginaire des désirs ».

Or ce désir de toute-puissance se traduit, entre autres, par le désir inconscient de pouvoir exercer un contrôle absolu sur sa propre vie et celle de ses proches. La projection d’un tel désir sur la représentation de Dieu pousse l’être humain à considérer que tous les événements de sa propre vie et de celle de ses proches sont contrôlés d’en haut par cet Être divin et qu’ils doivent donc être interprétés comme le fruit d’une volonté divine. C’est la raison pour laquelle toute forme de mal, de malheur proche ou lointain, conduit tant de personnes à douter de l’existence d’un Dieu d’amour. Mais c’est aussi la raison pour laquelle ce doute mériterait à son tour d’être sérieusement remis en cause : il semble provenir d’un psychisme dépendant de cette projection sur Dieu du désir infantile de toute-puissance.

En invitant chacun à prendre du recul par rapport aux représentations spontanées de Dieu à partir desquelles ses convictions personnelles se sont forgées, une catéchèse pourrait préciser que la croyance en un Dieu d’amour ne confesse pas n’importe quelle toute-puissance divine, mais la toute-puissance d’un amour divin. À elle seule, cette distinction remet en cause une conception trop humaine de la toute-puissance, tout en suggérant de redéfinir la notion de toute-puissance divine à partir des caractéristiques les plus fondamentales du mystère de l’amour. Or l’une de ces caractéristiques n’est autre que le respect de la liberté de l’être aimé, car celui qui aime ne saurait contraindre l’être aimé à accueillir cet amour contre son gré, quitte à souffrir profondément d’un éventuel refus. Un Dieu d’amour ne saurait donc contraindre sa créature à accueillir son amour ou à aimer ses semblables, quitte à souffrir profondément des mauvais choix qu’elle effectuerait dans l’exercice de sa liberté. Le fait que l’être humain puisse librement refuser d’aimer, et donc que le mal puisse être commis, non seulement n’exclut pas mais renforce considérablement la possibilité d’un lien entre le mystère de l’amour et celui de Dieu. Ce n’est plus dès lors l’impossibilité pour le mal de se manifester ici-bas, mais paradoxalement la possibilité même de sa manifestation qui apparaît pleinement compatible avec l’existence d’un Dieu d’amour ! La passion du Christ en témoigne de façon poignante : le vrai visage de la toute-puissance d’un Dieu d’amour y revêt les traits d’un amour illimité qui respecte infiniment la liberté humaine, d’un amour illimité que rien ne peut anéantir ni empêcher d’aimer inlassablement, d’un amour illimité assuré et assurant que le mal n’aura pas le dernier mot.

Le Credo, au-delà des représentations spontanées de Dieu, Emmanuel de Taizé, Dans Revue Lumen Vitae 2009/1 (Volume LXIV), pages 65 à 82.

Dieu est tout-puissant d'abord et essentiellement parce qu’il est père. Nous devons songer ici au sens qu'ont les adjectifs puissant et impuissant lorsqu'on les applique à la sexualité humaine masculine. Un père, c'est avant tout quelqu’un qui est capable de donner la vie. Et ici encore il faut redire que ce n’est pas depuis que Dieu s'est voulu créateur de l'univers qu'il a expérimenté sa toute-puissance. De toute éternité, Dieu est tout-puissant parce que, de toute éternité il engendre son Fils auquel il communique toute la plénitude vitale de sa paternité qui n'est pas quelque chose mais quelqu'un, à savoir le saint Esprit, le Souffle vital du Père. Toute la prodigieuse puissance qui se manifeste dans la création : dans l'univers infiniment grand des galaxies groupées en amas de galaxies, et ces amas eux-mêmes en amas d'amas, et dont les dimensions se mesurent en dizaines de milliers d'années de lumière, et les distances en millions et centaines de millions d'années de lumière, galaxies qui, pour ne prendre qu'un exemple : la nôtre, dont la trace sur notre ciel est la Voie lactée, sont peuplées de millions d'étoiles de toutes couleurs de toutes températures et de toutes dimensions ; dans l'univers infiniment petit des milliards de cellules qui peuplent un organisme vivant, chaque cellule (pour autant qu'elle est normale) étant soumise à un flot d’informations qui dicte sa conduite et, inversement, émettant des signaux qui influencent le devenir des cellules voisines ; toute cette prodigieuse puissance de vie et d'intelligence, toute cette force d'esprit, comme dirait Pascal, n'est qu'un pâle reflet de la toute-puissance de vie et de lumière que, de toute éternité, le Père manifeste en communiquant à son Fils son saint Esprit.
André Borély, Commentaire du credo.

Dieu ne peut pas tout, Dieu ne peut que ce que peut l’Amour.

Tout est dans le « NE QUE » Je vous invite à passer par le feu de la négation car ce n’est qu’au-delà que la vérité se dégage vraiment.

Dieu est-il Tout-Puissant ? Non, Dieu n’est qu’Amour, ne venez pas me dire qu’il est Tout-Puissant. Dieu est-il Infini ? Non, Dieu n’est qu’Amour, ne me parlez pas d’autre chose. Dieu est-il sage ? Non.

Voilà ce que j’appelle la traversée du feu de la négation, il faut y passer absolument. A toutes les questions que vous me poserez, je vous dirai : non et non, Dieu n’est qu’Amour.

Dire que Dieu est Tout-Puissant, c’est poser comme toile de fond une puissance qui peut s’exercer par la domination, par la destruction. Il y a des êtres qui sont puissants pour détruire (demandez à Hitler, il a détruit 6 millions de juifs !).

Beaucoup de chrétiens posent la toute-puissance comme fond de tableau puis ajoutent, après coup : Dieu est amour, Dieu nous aime. C’est faux ! La toute-puissance de Dieu est la toute-puissance de l’amour, c’est l’amour qui est tout-puissant !

On dit parfois : Dieu peut tout ! Non, Dieu ne peut pas tout, Dieu ne peut que ce que peut l’Amour. Car il n’est qu’Amour. Et toutes les fois que nous sortons de la sphère de l’amour nous nous trompons sur Dieu et nous sommes en train de fabriquer je ne sais quel Jupiter.

François Varillon, extraits de ses conférences, cf « Joie de croire, joie de vivre », p. 25

Nous, chrétiens, affirmons-nous tranquillement, comme si cela allait de soi, que Dieu est tout-puissant, ou, au contraire, éprouvons-nous un malaise en prononçant ces mots ? Je pense que, pour beaucoup, cela ne souffre pas difficulté : en effet, si Dieu est Dieu, on voit mal comment il ne serait pas tout-puissant. Pour d’autres, cependant, de plus en plus nombreux en cette période de crise que nous traversons, l’affirmation d’une toute-puissance de Dieu est le motif le plus sérieux de ne pas croire.

Gardons-nous de prendre à la légère la position de ces hommes : au fond, ils jugent plus digne de l’homme, par conséquent plus vrai, de préférer un ciel vide au fantasme d’un Empereur du monde, potentat, despote, dramaturge suprême qui manœuvre les marionnettes de la tragi-comédie humaine en figeant, en pétrifiant ou en court-circuitant les libertés que, par ailleurs, il est censé créer. Il y a, je le veux bien, des athées qui sont athées, parce que le concept d’Absolu ou de Transcendant leur paraît contradictoire.

Mais je pense que les athées les plus nombreux sont ceux qui refusent une toute-puissance qui serait négatrice ou destructrice de notre liberté. De toutes les flèches qui visent la foi chrétienne ou même le déisme, celle qui prétend atteindre Dieu en sa toute-puissance fait le plus sûrement mouche.

Croire à la toute-puissance de Dieu, croire que Dieu est tout-puissant, sans croire en lui, rien de tel pour fausser la vie religieuse à la racine. Rien de tel pour engendrer une mentalité magique. L’histoire des religions montre que la mentalité et les pratiques magiques ont foisonné dans l’histoire et foisonnent encore de nos jours, même en milieu chrétien, en dépit de la bienséance ecclésiale du vocabulaire. Il ne faut pas être dupe des mots.

Ce qui joue trop souvent à l’égard de Dieu, c’est l’intérêt et la peur. C’est l’intérêt qui commande qu’on cherche à utiliser la toute-puissance à son bénéfice ; et c’est la peur qui exige qu’on trouve les moyens de se préserver du danger qu’elle recèle. Tout cela n’a rien à voir avec la foi. C’est de la magie. Si l’on pouvait psychanalyser ce qu’il y a dans l’esprit d’un certain nombre de chrétiens mal éduqués, on s’apercevrait qu’ils se disent tout bas : « Qu’est-ce que Dieu mijote là-haut dans son ciel ? Qu’est-ce qu’il me prépare ? Du bonheur ou du malheur ? De la santé ou de la maladie ? Du succès ou de l’échec ? Par intérêt et par peur, je vais donc le prier de ne rien mijoter de désagréable pour moi. »

Jusqu’au jour où la tentation surgit d’exorciser radicalement la menace en disant tout simplement : il n’y a pas de Dieu tout-puissant. C’est alors l’athéisme qui apparaît à la conscience adulte comme l’attitude la plus rationnelle. Ce qui n’est pas absolument faux. Seulement n’oublions pas le mot de Pascal : « Athéisme, marque de force d’esprit, mais jusqu’à un certain degré seulement. »

Car, sous le ciel devenu désert, vidé d’un tout-puissant suprême, d’autres puissances prennent naissance et prolifèrent, des puissances qu’on ne craindra pas d’absolutiser allègrement sur tous les plans de la vie individuelle et collective. Ces puissances, nous les connaissons bien : argent, sexe, race, parti, etc. Rien de plus sacral qu’un monde prétendument désacralisé.

François Varillon, extraits de ses conférences. cf « Joie de croire, joie de vivre », p. 133-135.

La puissance de Dieu rend libre. Elle n’enferme pas dans une situation donnée, elle ouvre de nouvelles possibilités*. Si le pouvoir de Pharaon réduit les hébreux en esclavage, la puissance de Dieu les en arrache, en les appelant à sortir d'Égypte, en leur offrant une vie différente, plus responsable et plus inventive. La puissance de Dieu appelle à des décisions et pousse à entreprendre. Elle suscite et ne détruit pas l'autonomie, l'initiative, la novation. Elle n’est pas un pouvoir qui s’exerce sur des objets et sur des personnes ; elle agit dans les êtres et les choses. André Gounelle.

Renonçant à une toute-puissance absolue, Dieu est donc seulement « tout-puissant d’Amour » : il ne peut que ce que peut l’Amour, et l’Amour ne peut pas, sous peine de n’être plus l’Amour, s’imposer de force en violant la liberté de l’homme. Bien sûr, avec ce respect absolu de notre liberté, Dieu prend le risque du refus, voire d’une opposition pouvant aller jusqu’à la haine avec toutes ses conséquences : on touche là au mystère du Mal avec les questionnements qui en découlent. La réponse est dans l’Espérance, la confiance en la Grâce : comme l’écrit saint Paul (Rm 5, 20) : « Plus le Mal abonde, plus la Grâce surabonde ». Paul Villemin, La Croix, 22/01/2021.