L’idole du dieu tout-puissant

Combien faudra-t-il encore de guerres et de drame, de famines et de violences pour comprendre que Dieu est tout impuissant pour conjurer le destin de l’humanité. Depuis des siècles nous proclamons que Dieu est tout puissant. Nous le confessons haut et fort durant nos liturgies, sans savoir qu’il s’agit d’une idole accrochée au panthéon de notre imaginaire. Dieu le Fils cloué sur une croix ne suffit-il donc pas pour ouvrir nos yeux sur la fragilité et la vulnérabilité de Dieu ?

Pourtant, dès les premiers pas de la Genèse, Dieu ne peut rien faire pour empêcher le mal de jaillir dans la création. Une simple pancarte "Attention danger de mort" trône au milieu d’un jardin paradisiaque. Elle symbolise le respect de Dieu pour ses créatures et la nécessaire distance pour que vie et mort puissent cohabiter. Ce même avertissement retentit dans une "seconde loi (Deutéronome)" : Je mets devant toi la vie et la mort… (Dt 30,15-20).

Les gnostiques modernes affirment que Dieu aurait pu ne mettre que la vie devant nous. Quelle est donc la nature de cette divinité qui ne respecterait pas l’autre dans son altérité ? Le mâle et la femelle de l’origine sont à l’image de Dieu, donc capables de prendre des décisions, capables de grandir en humanité pour devenir homme et femme, capax dei, capable de Dieu, selon l’expression d’Augustin d’Hippone (La Trinité, XIV, 4, 6, 8, 11).

Dans l’histoire du peuple élu retentit un "shema Israël". Comme un père qui dirait à son enfant "veux-tu bien m’écouter !". Dieu ne peut que lancer des avertissements salutaires à travers des voix humaines qui résonnent parfois dans le vide. En face nous entendons des hommes et des femmes crier leur souffrance et leur misère face à un dieu silencieux. Dieu et l’humanité ne parlent-ils pas le même langage ? La tour de Babel n’en finit pas de s’ériger vers le ciel pour violer l’intimité de Dieu. Et Dieu ne cesse de descendre pour faire comprendre à l’humanité que son destin ne consiste pas à prendre Sa place, mais à vivre en harmonie dans la diversité des langues et des cultures.

La théologie scolastique enseigne que Dieu n’a pas besoin de l’humanité, qu’il se suffit à lui-même. Un Dieu tout-puissant n'a effectivement besoin de personne.

Mais Dieu n'est pas que transcendance souveraine. Il est aussi un Dieu de l'alliance, un Dieu qui vient chercher l'humanité.

Dieu est aussi pleinement homme. Imaginons un instant Dieu dans les bras d’une mère, accroché à ses seins pour boire le lait nourricier. Dieu a besoin d’une femme pour vivre et grandir. Il a besoin d’un père pour apprendre un métier. Il a besoin de parents pour devenir un homme. Il a besoin de chacun de nous pour construire le paradis sur terre et le royaume de Dieu. L’apothéose de l’impuissance de Dieu s’érige dans une croix qui relie la terre et le ciel. Dans ce tragique dénouement de la vie de Jésus résonnent l’impuissance de Dieu face à l’humanité et le cri du Fils vers le Père.

Dieu n’est que Dieu.

Dans la confession de foi en Dieu tout-puissant, nous avons tendance à gommer le mot « dieu » pour ne retenir que le qualificatif « tout-puissant ». Dieu est le Tout-puissant et, en vertu de cette qualité, il est capable de tout faire. Or Dieu est Dieu avant d’être « tout-puissant ». La toute-puissance n’est qu’un qualificatif parmi d’autres. Il est aussi éternel et infini pour autant que ces mots humains puissent rendre compte de Dieu. Il nous revient donc de convertir notre regard sur Dieu, pour l’accueillir à travers les trois « personnes » qui forment sa divinité. Dieu est un être de relation comme en témoigne la périchorèse qui anime la Trinité. Or la relation exige d’accueillir l’autre dans son altérité, de le laisser vivre avec ses différences, de le respecter dans sa dignité. La toute-puissance tue la relation, car elle nie la liberté et la responsabilité de l’autre.

Si Dieu existait, il n’y aurait pas tout ce mal, affirment beaucoup d’incroyants. Ils rejettent Dieu parce qu’ils pensent que le dieu des chrétiens peut arrêter les guerres, supprimer les famines, empêcher les tsunamis, appuyer sur le frein d’une voiture pour éviter l’accident, etc. Ils rejettent un dieu qui n’existe pas.

Le dieu des chrétiens est un Dieu qui conclut une alliance avec l’humanité. Comme dans toute alliance, chacun a un rôle à jouer. Le rôle de l’humanité commence dans le jardin d’Eden. Dieu place ish et isha dans un jardin paradisiaque pour cultiver le sol. Il n’a jamais dit que ce serait facile ni même qu’il nous aiderait à bêcher la terre, à semer, à récolter. Dieu accepte de s’associer à un partenaire branlant, capable d’infidélité, capable des pires crimes contre l’humanité. Dieu nous dit ; c’est à toi d’arrêter les guerres, c’est à toi de supprimer les famines ; c’est à toi de découvrir les remèdes médicaux pour éradiquer les maladies. Le livre de Job nous donne une leçon d’humilité. Job se plaint à juste titre pendant 30 chapitres. Il se plaint au dieu qui se nomme Shaddaï. Puis Dieu intervient, mais ce n’est pas Shaddaï, c’est Yahvé, le Dieu de l’alliance. Yahvé explique à Job que celui-ci n’est contemporain que d’un très court temps de la création. C’est aussi notre cas. Nous n’avons qu’une vision parcellaire de la création et il nous manque le sens ultime des choses. Nous ne sommes pas à même de comprendre pleinement pourquoi Dieu n’intervient pas. Parce que nous ne l’avons pas encore rencontré. En fait nous ne savons pas vraiment qui est Dieu. Voilà pourquoi la notion de toute-puissance accolée au nom de « Dieu » nous entraîne dans une impasse.

Puisque notre sujet est ici la puissance de Dieu, je dirais que, en face de l’homme, celle-ci est et ne peut être que « politique ». La politique est l’art du possible : on prend acte des circonstances, on adresse les paroles qui, du moins on le pense, peuvent être entendues. On essaie, sans manipuler, de faire jouer les registres de patience, de courage, de compassion, mais aussi d’intelligence des situations, qui vont permettre quelques pas en avant, quelques guérisons sur la terre et dans l’homme. On rend plus évident que la relation humaine authentique est au premier plan des valeurs à poursuivre. On travaille avec persévérance à éradiquer la guerre, à promouvoir la justice sociale. En tout cela, on réussit plus ou moins et, semble-t-il, parfois moins que plus, mais on s’accroche à la conviction que rien n’est perdu de ce qui est vrai et juste, et qu’il faut persévérer. Je ne crois pas qu’il en soit autrement pour Dieu ou que celui-ci puisse beaucoup plus, à cela près que sa persévérance vise à se faire reconnaître comme Dieu, et à restituer ainsi l’humanité dans sa vérité fondamentale. À cela près aussi qu’il ne jette pas l’éponge, comme nous sommes parfois tentés de le faire. L’Écriture nous dit : « Ayant parlé, à bien des reprises et de bien des manières par les prophètes, Dieu nous a parlé, en ces jours qui sont les derniers, par un Fils qu’il a constitué héritier de tout et par qui il a fait les mondes » (He. 1,1-2). Dieu n’a jamais laissé l’humanité sans paroles ; et, aujourd’hui encore, de « bien des manières il parle ». Certains ont entendu sa Parole ultime. Les uns et les autres ont toutefois à répondre, comme depuis le commencement, à ce que, pour leur part, ils ont entendu. Ils comprennent sans doute mieux que, quelle qu’en soit la forme, leur réponse ponctuelle infléchit le destin général. Mais quand Dieu a suggéré, inspiré, parlé, il attend, désarmé. Jusqu’à la fin…

Non, Dieu n’est pas tout-puissant, car, au sein de la création qu’il pose, il s’adresse à ceux qui peuvent l’entendre. Il voit alors fructifier les paroles qui sont réponse et reconnaissance. Il est offensé par les autres, comme nous le sommes aussi, chaque fois que nous ne sommes pas reconnus. Il voit le mal qui résulte pour l’humanité et pour le monde des refus que les hommes lui opposent et s’opposent les uns aux autres, mais il ne répare rien directement en vertu de sa toute-puissance. On pourrait dire qu’il respecte l’incontrôlable, lors même que celui-ci lui échappe. Ghislain Lafont. Dieu tout-puissant ? Voir le lien dans la bibliothèque.

Thomas d'Aquin. Question 25. Article 4 — Dieu peut-il faire que les choses passées n’aient pas été ?

Objections :

1. Il semble que Dieu peut le faire. Car ce qui est impossible de soi est plus impossible que ce qui est impossible par accident. Or, Dieu peut faire ce qui est impossible de soi, comme rendre la vue à un aveugle ou ressusciter un mort. A bien plus forte raison peut-il faire ce qui n’est impossible que par accident. Or, que les choses passées n’aient pas été, cela n’est impossible que par accident ; car c’est un fait purement accidentel, que l’impossibilité de ne pas courir attribuée à Socrate, du fait que cela est passé.

2. Tout ce que Dieu a pu faire, il le peut encore, car sa puissance n’est pas amoindrie. Or Dieu a pu faire, avant que Socrate courût, qu’il ne courût point : donc, après qu’il a couru, Dieu peut faire qu’il n’ait pas couru.

3. La charité est une plus grande vertu que la virginité ; or Dieu peut rétablir la charité perdue. Donc aussi la virginité, et il peut donc faire qu’une vierge qui a été déflorée ne l’ait pas été.

En sens contraire, S. Jérôme écrit “ Dieu, qui peut tout, ne peut pas faire d’une femme déflorée une femme qui ne l’ait pas été. ” Pour la même raison, il ne peut donc pas faire de tout autre événement passé un événement qui ne se soit pas passé.

Réponse :

On vient de le dire à l’article précédent, ce qui implique contradiction ne tombe pas sous la toute-puissance de Dieu. Or, que le passé n’ait pas existé, c’est là une chose qui implique contradiction. Et en effet, comme il y a contradiction à dire que Socrate s’assied et ne s’assied pas, de même à dire qu’il s’est assis et qu’il ne s’est pas assis. Or dire qu’il s’est assis, c’est déclarer une chose passée ; dire qu’il ne s’est pas assis, c’est dire que cette chose passée n’a pas été. Donc, que les choses passées n’aient pas été, cela n’est pas soumis à la puissance divine. C’est ce qu’affirme S. Augustin : “ Celui qui dit : "Si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que ce qui a été fait n’ait pas été fait", celui-là ne voit pas qu’il dit : "Si Dieu est tout-puissant, qu’il fasse que ce qui est vrai, en cela même qu’il est vrai, soit faux". ” Et le Philosophe écrit : “ Un seul pouvoir manque à Dieu : faire que ce qui a été fait ne l’ait pas été.”

Solutions :

1. Il est bien vrai que l’impossibilité, pour le passé, de n’avoir pas été, est accidentelle, si l’on regarde ce qui est passé, par exemple la course de Socrate. Mais si l’on considère le passé comme tel, alors, qu’il n’ait pas été, c’est chose impossible non seulement de soi, mais absolument, car cela implique contradiction. C’est donc plus impossible que la résurrection d’un mort, qui, elle, n’implique pas contradiction ; elle est déclarée impossible à l’égard d’un certain pouvoir, celui de la nature. Des impossibilités de ce genre sont en effet soumises au pouvoir de Dieu.

2. De même que si Dieu peut tout en raison de la perfection de sa puissance, il y a pourtant des choses qui ne sont pas soumises à sa puissance, parce qu’il leur manque d’être possibles. Ainsi, à considérer l’immutabilité de la puissance divine, Dieu peut tout ce qu’il a pu ; mais certaines choses ont été possibles autrefois, quand elles étaient faisables, qui aujourd’hui ne le sont plus, parce qu’elles ont été faites. Ainsi, on dit que Dieu ne peut pas les faire, pour exprimer qu’elles-mêmes ne peuvent pas être faites.

3. Dieu peut faire que toute tare de l’âme ou du corps disparaisse de la femme déflorée, mais il ne peut pas faire qu’elle ne l’ait pas été. De même Dieu peut bien rendre la charité au pécheur ; mais il ne peut pas faire qu’il n’ait pas péché et qu’il n’ait pas perdu la charité.

Article 5 — Dieu peut-il faire les choses qu’il ne fait pas, ou omettre celles qu’il fait ?

Objections :

1. Il semble que Dieu ne peut faire que les choses qu’il fait. Car Dieu ne peut faire ce qu’il n’a pas prévu et préordonné qu’il ferait ; or Dieu n’a prévu et préordonné que les choses qu’il fait. Donc il ne peut faire que ce qu’il fait.

2. Dieu ne peut faire que ce qu’il doit, et ce qu’il est juste de faire. Or les choses que Dieu ne fait pas, il ne doit pas les faire, et il n’est pas juste qu’il les fasse. Donc Dieu ne peut faire que ce qu’il fait.

3. Dieu ne peut faire que ce qui est bon pour les choses qu’il a faites et qui leur convient. Or il n’est pas bon et il ne convient pas aux choses faites par Dieu d’être autrement qu’elles sont. Donc Dieu ne peut rien faire d’autre que ce qu’il fait.

En sens contraire, Jésus a dit (Mt 26, 53) : “ Ne puisje pas prier mon Père, qui me fournirait aussitôt plus de douze légions d’anges ? ” Et ni lui-même ne pria, ni son Père ne lui envoya d’anges pour résister aux Juifs. Donc Dieu peut faire ce qu’il ne fait pas.

Réponse :

Sur ce sujet certains se sont trompés de deux façons. Les uns ont prétendu que Dieu agit comme par nécessité de nature, de sorte que, à l’instar des choses naturelles d’où ne peuvent provenir d’autres effets que ceux qui se produisent : un homme d’une semence d’homme, un olivier d’une semence d’olivier, ainsi de l’opération divine ne pourraient découler ni d’autres choses, ni un autre ordre de l’univers que celui qui existe maintenant Mais nous avons montré plus haut que Dieu n’agit point par nécessité de nature ; que c’est sa volonté qui est la cause de toutes choses, et que cette volonté elle-même n’est pas déterminée naturellement et nécessairement à ces chosesci. Par suite ce cours des choses ne provient aucunement de Dieu avec une telle nécessité qu’il n’en puisse produire d’autres.

Certains ont dit que la puissance divine est déterminée au cours actuel des choses à cause de l’ordre conçu par sa sagesse et sa justice, hors desquelles Dieu ne fait rien. Mais puisque la puissance de Dieu, qui est son essence, n’est pas autre chose que sa sagesse même, on peut bien dire que rien n’est au pouvoir de Dieu si cela n’appartient pas à l’ordre de la sagesse divine ; car la sagesse divine comprend tout le pouvoir contenu dans la puissance. Toutefois, l’ordre imposé aux choses par la sagesse divine, ordre qui a raison de justice, comme on l’a dit précédemment, n’égale pas en ampleur la sagesse divine de telle façon que la sagesse divine serait limitée à cet ordre-là. Il est manifeste que toute la conception de l’ordre imposé par le sage à son œuvre dépend de la fin poursuivie. Donc, quand la fin est en exacte proportion avec les choses faites en vue de cette fin, la sagesse de l’agent est limitée à un ordre déterminé. Mais la bonté divine est une fin qui dépasse hors de toute proportion les choses créées. En conséquence, la sagesse divine n’est pas restreinte à un ordre de choses fixe, tellement qu’il ne puisse découler d’elle un ordre différent. Il faut donc dire purement et simplement que Dieu peut faire autre chose que ce qu’il fait.

Solutions :

1. En nous, chez qui la puissance et l’essence sont autres que la volonté et l’intelligence ; et chez qui autre est l’intelligence, et autre la sagesse ; autre la volonté, et autre la justice, quelque chose peut être en notre puissance, qui ne peut être dans la volonté juste ou dans l’intelligence sage. Mais en Dieu la puissance et l’essence, la volonté et l’intelligence, la sagesse et la justice sont une seule et même chose. De sorte que rien ne peut être dans sa puissance qui ne puisse être dans sa juste volonté et dans sa sage intelligence. Alors, puisque sa volonté n’est pas déterminée nécessairement à ceci ou à cela, sinon conditionnellement, ainsi qu’on l’a exposé, et puisque, nous venons de le dire, la sagesse de Dieu et sa justice ne sont pas déterminées à tel ordre de choses, rien n’empêche qu’il y ait en la puissance de Dieu quelque chose qu’il ne veut pas et qui n’est pas compris dans l’ordre qu’il a imposé aux choses. Et parce que la puissance de Dieu est conçue par nous comme exécutrice, sa volonté comme impérante, son intelligence et sa sagesse comme directrices : pour cela, ce qu’on attribue à la puissance considérée seule sera dit au pouvoir de Dieu selon sa puissance absolue et nous avons reconnu a tel tout ce en quoi la raison d’étant peut se trouver. Mais pour ce qu’on attribue à la puissance divine comme exécutrice du vouloir de la volonté juste, on dit que Dieu peut le faire de puissance ordonnée. Donc, selon cette distinction, nous devons dire que Dieu peut, de puissance absolue, faire autre chose que ce qu’il a prévu et préordonné qu’il ferait ; et cependant il est impossible qu’il fasse réellement des choses qu’il n’aurait pas prévu et préordonné devoir faire. Car le faire est soumis à la prescience et à la préordination, mais non pas le pouvoir, qui, lui, appartient à la nature. Ainsi donc, Dieu fait quelque chose parce qu’il le veut ; mais s’il peut le faire, ce n’est pas parce qu’il le veut, c’est parce que telle est sa nature.

2. Dieu ne doit rien à personne, si ce n’est à lui-même. Ainsi, lorsqu’on dit : Dieu ne peut faire que ce qu’il doit, cela ne signifie rien d’autre que ceci : Dieu ne peut faire que ce qui est juste et convenable pour lui. Mais ce que j’appelle juste et convenable peut s’entendre de deux façons. Je puis joindre d’abord, dans ma phrase, ce que je dis juste et convenable au verbe être de telle sorte qu’il soit restreint à désigner les choses présentes, et se réfère ainsi à la puissance. Dans ce cas, la proposition est fausse ; car son sens est celui-ci : Dieu ne peut faire que ce qui est, actuellement, juste et convenable. Si au contraire ce qui est juste et convenable est joint d’abord au verbe pouvoir, qui a plus d’ampleur, et ensuite seulement au verbe être, il en résultera quelque chose de présent et d’indéterminé, et la proposition sera vraie en ce sens : Dieu ne peut rien faire qui ne serait convenable et juste s’il le faisait.

3. Bien que ce cours des choses soit déterminé par ces choses qui existent présentement, la sagesse et la puissance divines ne sont pas limitées pour cela à ce cours des choses. Ainsi, bien que, pour ces choses qui se font maintenant, nul autre arrangement ne puisse être bon et convenable, cependant Dieu pourrait faire d’autres choses et leur donner un autre ordre.

Article 6 — Les choses que Dieu fait, pourrait-il les faire meilleures ?

Objections :

1. Il semble que Dieu ne peut pas faire meilleures les choses qu’il fait. Car tout ce que Dieu fait, il le fait avec le maximum de puissance et de sagesse. Or une chose est d’autant meilleure qu’elle est faite avec plus de puissance et de sagesse. Donc Dieu ne peut faire quelque chose de meilleur que ce qu’il fait.

2. Contre Maximin, S. Augustin discute ainsi : “ Si Dieu a pu, et n’a pas voulu, engendrer un fils qui fût son égal, il a été envieux. ” Pour la même raison, si Dieu a pu faire meilleures les choses qu’il a faites et ne l’a pas voulu, il a été envieux. Or l’envie est totalement étrangère à Dieu. Donc Dieu a fait chaque chose aussi parfaitement que possible. Il ne peut donc rien faire meilleur qu’il ne l’a fait.

3. Ce qui est souverainement et pleinement bon ne peut pas être fait meilleur ; car rien ne dépasse le maximum. Or, dit S. Augustin, “ les choses que Dieu fait sont bonnes chacune prise à part ; mais prises ensemble, elles sont excellentes, car de leur ensemble résulte l’admirable beauté de l’univers ”. Donc le bien de l’univers ne peut être créé par Dieu meilleur qu’il ne l’est.

4. Le Christ, comme homme, est “plein de grâce et de vérité ” ; il possède l’Esprit sans mesure ; et ainsi il ne peut être meilleur. La béatitude créée est appelée souverain bien, et elle non plus ne peut donc pas être meilleure. Enfin la bienheureuse Marie a été élevée au-dessus de tous les chœurs des anges et ainsi elle ne peut être meilleure. Donc, tout ce que Dieu a fait, il ne peut le faire meilleur.

En sens contraire, on lit dans l’épître aux Éphésiens (3, 20), que Dieu “ peut faire infiniment au-delà de ce que nous pouvons demander ou concevoir ”.

Réponse :

Chaque chose a une double bonté. L’une appartient à son essence, comme d’être une créature raisonnable est de l’essence de l’homme ; et quant à ce bienlà, Dieu ne peut faire nulle chose meilleure qu’elle n’est, bien qu’il puisse en faire une autre meilleure qu’elle. Il en est comme du nombre 4, que Dieu ne peut pas faire plus grand, car il ne serait pas alors le nombre 4, mais un autre nombre. On sait que l’addition d’une différence substantielle, dans les définitions, est comme l’addition de l’unité dans les nombres, comme l’explique la Métaphysique d’Aristote, L’autre bonté des choses est celle qui s’ajoute à leur essence, comme il est bon pour l’homme d’être vertueux et savant. Et selon cette bonté Dieu peut faire meilleures les choses qu’il a faites. Mais absolument parlant, quelque chose que Dieu ait faite, il peut toujours en faire une autre meilleure.

Solutions :

1. Quand on dit : Dieu peut faire quelque chose de mieux que ce qu’il fait, si le mot “mieux ” est un substantif, la proposition est vraie ; car quelle que soit une chose donnée, Dieu peut toujours en faire une meilleure, et s’il s’agit de la même, il peut la faire meilleure d’une certaine façon, et non pas d’une autre façon, ainsi qu’on vient de le voir. Si le mot “ mieux ” est pris comme un adverbe, et s’il se rapporte au mode d’agir de Dieu, en ce sens-là Dieu ne peut pas faire mieux qu’il ne fait ; car il ne peut rien faire avec plus de sagesse et de bonté. Mais s’il se rapporte au mode d’être de l’effet, alors Dieu peut toujours faire mieux ; car il peut donner aux choses qu’il a créées un mode d’être plus parfait en ce qui concerne leurs attributs accidentels, sinon quant à leurs attributs essentiels.

2. Il est dans la nature des choses que le fils égale son père unc fois parvenu à l’âge d’homme ; mais il n’est dans la nature d’aucune chose créée d’être meilleure que Dieu ne l’a faite. Ainsi la comparaison ne vaut pas.

3. L’univers ne peut être meilleur qu’il n’est, si on le prend comme constitué par les choses actuelles ; à cause de l’ordre très approprié attribué aux choses par Dieu et en quoi consiste le bien de l’univers. Si une seule de ces choses était rendue meilleure, la proportion de l’ordre s’en trouverait détruite, comme dans le chant de la cithare la mélodie serait altérée si une corde était tendue plus qu’elle ne doit. Mais Dieu pourrait faire d’autres choses ; il pourrait ajouter à celles qu’il a faites ; et ainsi nous aurions un autre univers meilleur.

4. L’humanité du Christ, du fait qu’elle est unie à Dieu ; la béatitude créée, du fait qu’elle est jouissance de Dieu ; et la bienheureuse Vierge, du fait qu’elle est Mère de Dieu, ont en quelque sorte une dignité infinie, dérivée du bien infini qu’est Dieu. Sous ce rapport rien ne peut être fait de meilleur qu’eux, comme rien ne peut être meilleur que Dieu.