Être comme des dieux
L'inter-dit originel
Nous sommes tous des Adam et des Ève à un moment donné de l’histoire humaine. Le texte de la Genèse s’intéresse, comme beaucoup de mythologies, au pourquoi de la vie, de l’amour et de la mort. Il nous éclaire tout particulièrement sur l’origine universelle du mal que chacun traverse personnellement. Nous reproduisons chacun à notre manière la naissance de l’humanité, la tentation de manger le fruit défendu, la chute et l’expulsion du paradis :
Ce qui se passe en ce Jardin, avec un serpent et un Arbre mythologiques et une femme archétype, c’est notre propre histoire éternellement recommencée, en chaque peuple, chaque génération et chaque individu – moi, toi, nous tous (Daniel LOUYS, Le jardin d’Éden, Cerf, 1992, p.108-109).
Rappelons que Dieu place Adam et Ève dans un jardin paradisiaque pour le cultiver. Il les autorise à manger de tous les fruits du jardin, sauf celui de la connaissance du bien et du mal (Gn 2,16-17). Cet arbre pousse dans tous les espaces de liberté, en tout lieu et en tout temps. Il est le symbole de la liberté humaine. Si cet arbre n’existait pas, nous ne serions pas libres de nos décisions. Un inter-dit, écrit en deux mots, n’est pas quelque chose de défendu, mais une parole entre deux personnes. Un feu rouge n’est jamais qu’une parole entre deux automobilistes pour que chacun puisse circuler et surtout rester en vie. L’inter-dit que pose Dieu est une parole entre lui-même et l’humanité, parole qui fixe les limites à ne pas franchir sous peine de mort. C’est d’ailleurs la première parole que Dieu adresse à l’adam. Nous retrouvons ici le principe de séparation nécessaire à toute vie.
Le serpent
Un curieux personnage, ou plutôt un animal parlant, fait son apparition dans le jardin d’Éden : le serpent. Sommes-nous dans un conte avec ce serpent dans le rôle du méchant ? C’est le premier animal identifié et nommé dans la bible. L’auteur biblique choisit ce reptile à cause de sa valeur symbolique. Il est quasiment invisible et frappe à l’improviste. Il grimpe dans les arbres et se tapit dans le creux des rochers. Il symbolise la sagesse et la sexualité. Avec ses mues de peau, il suggère un constant renouvellement, voire un rajeunissement. En Égypte, le serpent symbolise la force politique dans la coiffure royale du pharaon qui se prétend être dieu. En Assyrie, il est relié à la déesse de l’amour et de la fertilité Ishtar ; de même en Palestine avec Qadesh. En Canaan, il représente les organes sexuels. Dans l’Épopée de Gilgamesh, le serpent dérobe la plante de l’immortalité. Dans la bible, le serpent possède de multiples facettes. Moïse utilise à deux reprises le serpent pour manifester la puissance de Dieu. Dans le livre de l’Exode, le serpent de Moïse engloutit celui de Pharaon (Ex 7,12). Dans le livre des Nombres, le serpent d’airain est un signe de salut pour ceux qui se font mordre par les serpents du désert (Nb 21,7-9). Il est présent dans le caducée des pharmacies et des médecins ; son venin fait même partie de certaines préparations pharmaceutiques. Le serpent est symbole de vie et de mort.
Manger de tous les arbres sauf un
Repartons de l’interdit originel pour comprendre comment le serpent tente Adam et Ève de devenir comme des dieux, c’est-à-dire immortels. Dieu fait germer tous les arbres ; il fait pousser l’arbre de vie au milieu du jardin et l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn 2,9). Dieu nous autorise à manger de tous les arbres à l’exception d’un seul :
L’Éternel Dieu donna cet ordre à l’adam : tu pourras manger de tous les arbres du jardin ; mais tu ne mangeras pas de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. (Gn 2,16-17).
L’interdiction porte uniquement sur le manger et non sur le regard, le sentir, le toucher. Cet interdit est la clé de voûte de la liberté humaine, car il affirme que nous ne sommes pas des marionnettes accrochées aux doigts de Dieu, mais des êtres capables et obligés de choisir nos chemins.
Le serpent commence le travail sournois en modifiant légèrement la parole originale. Il s’adresse à la femme et non pas à l’homme, parce qu’elle symbolise la vie et la fécondité ; c’est elle qui transmet ces valeurs :
Dieu a-t-il réellement dit : vous ne mangerez pas de tous les arbres du jardin ? (Gn 3,1b).
Notons la subtilité et la ruse du serpent. L’adverbe « réellement » que nous pouvons aussi rendre par « vraiment » est en lui-même une insinuation : « Êtes-vous bien sûrs que Dieu a dit cela ? N’aurait-il pas dit autre chose ? » Par ailleurs, le serpent pose une question en modifiant les propos originaux. Pour Dieu nous pouvons manger de tous les arbres à l’exception d’un seul et pour le serpent nous ne pouvons pas manger de tous les arbres. La nuance est tout en finesse, mais elle suffit pour embrumer l’esprit de la femme. Ève ne reprend pas textuellement les mots de Dieu. Elle se focalise sur l’interdiction et rajoute l’interdit de toucher dans sa réponse au serpent :
La femme répondit au serpent : nous mangeons du fruit des arbres du jardin. Mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. (Gn 3,2-3).
La femme se défend très mal et l’homme ne lui est visiblement d’aucun secours. Le serpent poursuit son attaque en transformant l’avertissement salutaire de Dieu en un mensonge :
Alors le serpent dit à la femme : Vous ne mourrez point ; mais Dieu sait que, le jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront, et que vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal. (Gn 3,4-5).
Être comme des dieux, la tentation est bien grande. Qui pourrait y résister ? Le serpent est un vendeur de drogue qui fait miroiter un paradis artificiel. Il hypnotise la femme. Par ailleurs, il sous-entend que Dieu ne veut pas partager sa condition divine. Les deux tourtereaux, seuls au monde et aveuglés par un soleil artificiel, ne résistent pas à la tentation et croquent le fruit défendu :
La femme vit que l’arbre était bon à manger et agréable à la vue, et qu’il était précieux pour ouvrir l’intelligence ; elle prit de son fruit, et en mangea ; elle en donna aussi à son mari, qui était auprès d’elle, et il en mangea. (Gn 3,6).
Croquer dans la pomme est une expression bien connue de tous les couples pour désigner les ébats érotiques. Mais cette image est faussement biblique, car aucun pommier ne se dresse dans le jardin d’Éden, ni d’ailleurs de faute sexuelle, bien que la pomme soit restée en travers de la gorge d’Adam. Quel sens donner à cet acte tiré de la vie de tous les jours ? Lisons l’interprétation que nous en donne Marie Balmary :
L’acte interdit, ce n’est pas de toucher l’arbre – comme l’ajoutera la femme, preuve qu’elle n’en a pas compris le sens -, c’est uniquement d’en manger… Manger c’est défaire la différence ; ce que je mange devient mien au point de disparaître en moi… Ne pas manger, lorsqu’il s’agit d’un sujet, c’est la seule façon de le bien connaître, puisque c’est la seule façon de ne pas le détruire, de ne pas le différencier de soi.
Manger, c’est assimiler ! Or en assimilant le fruit défendu, l’homme et la femme étouffent l’interdit fondateur ; la pomme est belle et bien restée coincée dans la gorge de l’humanité. Adam et Ève rejettent la parole de Dieu et s’instituent juges du bien et du mal. Par cet acte, ils mangent le pouvoir qui les différencie du créateur. La faute d’Adam et d’Ève est de vouloir s’approprier une prérogative divine. Ils veulent acquérir une connaissance réservée à Dieu. Or la connaissance est bien plus qu’un savoir livresque, elle signifie une relation intime.
Adam et Ève cherchent à pénétrer l’intimité même de Dieu et donc à supprimer toute distance avec leur créateur. Ce n’est cependant pas la connaissance elle-même que condamne le récit, puisque Dieu la reconnaît à l’homme :
L’Éternel Dieu dit : Voici, l’adam est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. (Gn 3,22a).
C’est le mode d’acquisition en violation de la prescription divine qui est en cause. L’homme et la femme prennent et mangent le fruit. Ils s’attribuent par eux-mêmes une prérogative divine. Ils se laissent tenter par l’idée d’être l’égal de Dieu par leurs propres forces. Ils veulent être des dieux au lieu de se recevoir de Dieu. L’humanité est effectivement appelée à être divinisée, mais cette communion à Dieu est un don que l’humanité ne saurait prendre par elle-même :
L’homme est incapable d’accomplir par lui-même sa déification ; cela dépasse ses propres forces, car l’homme ne peut pas s’octroyer lui-même un état qui se situe au-delà de sa nature (Jean-Claude LARCHET).
Le récit de la tour de Babel prolonge cette idée (Gn 11,1-7). Ce texte décrit des hommes cherchant à se faire une place au ciel par leur propre initiative et par leurs seules forces. Les hommes montent au ciel pour s’approcher de Dieu afin de s’en faire une image sur mesure. Ils veulent se faire un nom à l’égal de Dieu. Le mot « Babel » signifie « porte de Dieu ». Les hommes forcent le ciel pour y pénétrer par effraction ; une sorte de viol de l’intimité divine.
Le charme est rompu
À jouer à être des dieux, Adam et Ève commettent une faute aux conséquences dramatiques. Ils prennent conscience de leur méfait. Leur premier réflexe est de cacher leur sexe :
Les yeux de l’un et de l’autre s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures. (Gn 3,7).
Comment interpréter cette initiative ? Apparemment Adam et Ève ne savent rien de leur nudité avant leur faute. D’ailleurs Dieu demande à Adam qui lui a révélé sa nudité (Gn 3,11). Tout est dans le regard. Leurs yeux s’ouvrent parce qu’après leur faute, l’homme et la femme ne s’acceptent plus tels qu’ils sont. Ils se sentent obligés de voiler leur différence, de cacher leurs faiblesses. Le sexe devient désormais les « parties honteuses ». Si la première faute n’est pas d’ordre sexuel, la conséquence immédiate se porte sur les parties génitales, parce qu’elles symbolisent tout à la fois la fragilité et le désir humains. Le sexe, il est vrai, n’est pas un organe comme les autres, car il provoque le désir et le plaisir. Nul autre organe ne possède autant ce pouvoir de susciter l’excitation. Sa seule vue stimule l’imagination et suggère l’acte sexuel. Mais la nudité elle-même n’est pas en cause ici. Le mal est dans la manducation du fruit défendu et cet acte transforme le regard sur la nudité.
La faute entraîne un renversement de valeurs. Quels amoureux n’ont pas fait cette expérience d’un tout petit défaut, presque perçu comme une qualité au début de l’aventure amoureuse et qui, au fil du temps, devient gênant et finalement exacerbant ? Le charmant petit bouton sur le visage finit par se transformer en grosse verrue hideuse. Parce qu’un serpent est venu mettre un grain de sable dans les rouages de leur passion.
L’amour rend aveugle dit-on communément, parce qu’il voile les défauts en les couvrant du baume de la passion. Mais le temps finit par éroder la passion et les yeux s’ouvrent progressivement. L’épisode du jardin d’Éden retrace en un événement capital ce que tous les amoureux vivent en un laps de temps plus ou moins long. Alors qu’ils étaient destinés à s’aider et à se soutenir mutuellement dans l’amour, ils deviennent l’un pour l’autre objet de désir et cause de perversion. La parole d’émerveillement et de reconnaissance lors de la première rencontre (Gn 2,23) devient une accusation et un rejet de ses responsabilités :
L’homme répondit : la femme que tu as mise auprès de moi m’a donné de l’arbre, et j’en ai mangé. Et l’Éternel Dieu dit à la femme : pourquoi as-tu fait cela ? La femme répondit : le serpent m’a séduite, et j’en ai mangé. (Gn 3,12-13).
La faute d’Adam et Ève engendre un mal qui se propage comme la peste. Juger et condamner son partenaire, son voisin ou l’étranger prend la forme d’un jeu sournois et malsain. Ce proche demeure ce qu’il est avec ses qualités et ses défauts, mais le regard le perce sous le prisme de ses faiblesses. L’homme rejette la faute sur la femme qui fait de même à l’égard du serpent. Ce dernier se tait. Son silence résonne comme un aveu de culpabilité. Le silence du serpent montre aussi que la responsabilité ne saurait être imputée à Dieu :
Dieu n’est pour rien dans la responsabilité du mal. Sinon il serait un Dieu « néronien », capable de contempler dans une sorte d’indifférence les catastrophes subies comme les atrocités perpétrées par l’humanité.
Autre conséquence de la faute, au désir réciproque se substitue le besoin de la femme et la domination de l’homme. La force physique de l’homme, gage de sécurité, se transforme en domination (Gn 3,16). La vie devient un combat parce que l’harmonie est rompue. Le mal rend les choses pénibles. Il transforme le regard sur les événements. Ainsi lors d’une naissance, la souffrance est mise en avant plutôt que la joie d’une nouvelle vie :
Il dit à la femme : j’augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur. (Gn 3,16).
De même pour la culture du sol, l’effort initialement consenti devient labeur et sueur. La terre demeure ce qu’elle était, mais elle est désormais hostile avec des épines et des chardons, symboles d’un dérèglement et d’une mésalliance (Gn 3,17-19).
Gn 3,17 Il dit à Adam : « Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé de l’arbre dont je t’avais formellement prescrit de ne pas manger, le sol sera maudit à cause de toi. C’est dans la peine que tu t’en nourriras tous les jours de ta vie, 18 il fera germer pour toi l’épine et le chardon et tu mangeras l’herbe des champs. 19 A la sueur de ton visage tu mangeras du pain jusqu’à ce que tu retournes au sol car c’est de lui que tu as été pris. Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras. »
Qui n’a pas déjà souffert dans son travail ? Qui n’a pas déjà œuvré à la sueur de son front ? Nous aspirons tous au repos, au week-end, aux vacances, aux loisirs et aux passions, davantage synonymes de paradis que le travail.
L’ultime conséquence de cette première faute est la mort. L’événement naturel devient une sanction. Soulignons que Dieu n’a pas voulu la mort, mais que l’homme ne l’a pas inventée pour autant ; il l’a provoquée.
La faute provoque de multiples ruptures : en l’homme dans la honte de son corps, entre l’homme et la femme dans l’accusation et la domination, entre l’humanité et la nature qui devient hostile jusque dans l’enfantement, enfin entre l’humanité et Dieu dans le drame de la mort. Mais ne faisons donc pas une fausse interprétation de ce récit. Dieu n’invente pas les ronces, ni les douleurs de l’enfantement, ni la mort pour punir l’humanité de sa première faute. Le paradis terrestre à deux sur une île déserte sans aucun souci n’existe que dans les rêves ou les mythes. Le texte de la Genèse montre les limites de l’exercice de la liberté dans la vie relationnelle. Dès son plus jeune âge, l’enfant apprend que les feux rouges sont des codes de liberté pour lui-même et pour les autres qu’il croisera sur sa route. Comme le souligne Daniel Louys :
Ève a violé ce qui lui est apparu un interdit, alors qu’il n’était qu’un panneau signalant un danger mortel, comme on en voit tant le long de nos routes et autoroutes. Un panneau disant « danger de mort » (Daniel LOUYS).
La Tradition chrétienne nommera cette "chute" le "péché orginel".
Voir l'étude sur le péché originel
En définitive, quel sort réserver aux mauvais locataires ? Les expulser ! Dieu ne plaisante pas avec les règles du jeu ; il tire toutes les leçons de la transgression et joue les huissiers du paradis en expulsant ses locataires comme de mauvais payeurs (Gn 3,23). Dieu chasse Adam et Ève du jardin des plaisirs pour un monde de labeur et de souffrance :
La sortie d’Éden est littéralement « sortie du jardin de jouissance », lieu secret de l’intériorité de l’Homme et de sa rencontre avec Dieu (Annick de SOUZENELLE).
L’expulsion du paradis signifie que Dieu est le maître de son jardin et que le mal n’y a pas sa place. Ses créatures n’en jouissent qu’avec son accord en y respectant les règles du jeu. Paul dit en d’autres termes que la corruption n’entrera pas dans le royaume de Dieu. Les dépravés, les impudiques, les idolâtres, les gens de mauvaises mœurs, les adultères, les cupides et les ivrognes n’y ont pas leur place. Jardin et royaume de Dieu ont un point fondamental de commun : le mal, quelle que soit sa forme en est exclu (1Co 6,9-10).
L’expulsion du paradis marque l’épilogue du processus de séparation que nous avons évoqué. Le cordon ombilical qui reliait l’humanité avec Dieu est désormais rompu. L’homme et la femme vont grandir dans l’exercice de leur liberté avec cette possibilité de rencontrer Dieu dans le cadre d’une alliance.