Marie, médiatrice par le Christ

Introduction

    La dévotion à Marie, bien qu’ancrée dans la tradition chrétienne, a parfois donné lieu à des excès ou des malentendus, nécessitant des clarifications de la part du Magistère. Trois points doctrinaux sont particulièrement importants pour éviter les dérives :
  • I - Marie n’est pas co-rédemptrice
  • II - Elle n’est pas objet d’adoration
  • III - Son rôle de médiatrice est toujours subordonné à l’unique médiation du Christ.

I - Marie co-rédemptrice ?

1. Ambroise et la compassion mariale : une participation à la Rédemption

a. Le texte

« Marie, qui avait conçu le Seigneur dans son sein virginal, le porte aussi dans ses mains et l’offre au Père, comme une victime pour le salut du monde. Elle ne pleure pas encore, mais elle souffre déjà. Elle entend la prophétie de Syméon : "Ton âme sera transpercée par une épée" (Luc 2,35), et elle garde ces paroles dans son cœur. Ainsi, elle qui était mère selon la chair devient mère selon l’esprit, car elle souffre avec son Fils pour le salut de tous. ». (De institutione virginis, 7,51).

Le passage d’Ambroise de Milan sur la compassion de Marie lors de la Présentation au Temple a eu une influence majeure sur la théologie mariale, notamment dans les discussions sur la « co-rédemption ». Bien qu’Ambroise n’utilise pas ce terme, son interprétation de la souffrance de Marie comme participation à l’œuvre du salut a nourri des débats qui persistent aujourd’hui. Voici une analyse détaillée de ce lien, en intégrant les développements patristiques, médiévaux et contemporains, ainsi que les clarifications récentes du Magistère.

b. La souffrance de Marie comme "offrande"

Ambroise décrit Marie comme « souffrant avec son Fils » (compatitur), une idée qui sera reprise pour parler de sa participation active à l’œuvre rédemptrice. Cette souffrance n’est pas passive : elle est une offrande (Marie présente Jésus au Temple comme « victime pour le salut du monde »), ce qui préfigure son rôle au Calvaire. Cette idée d’une « offrande » de Marie est reprise par Jean-Paul II dans Redemptoris Mater (1987), où il parle de sa « coopération spirituelle » à la Rédemption (§18).

c. Marie, "mère selon l’esprit"

    Ambroise qualifie Marie de « mère selon l’esprit », car sa souffrance la lie à tous les fidèles. Cette expression a inspiré :
  • La théologie de la maternité spirituelle : Marie est vue comme la « mère de l’Église » (Vatican II, Lumen Gentium, 61).
  • L’idée d’une médiation mariale : Non pas comme une « co-rédemptrice », mais comme une « médiatrice de grâce » (CEC 969).

Saint Bernard développe cette idée dans ses Sermons sur le Cantique des Cantiques, où il décrit Marie comme « le cou » reliant la « tête » (le Christ) au « corps » (l’Église).

Le Christ est la tête de l'Église, et l'Église est son corps. Entre la tête et le corps, il y a le cou, qui les relie et les unit. Ce cou, c'est Marie. Elle relie le Christ aux fidèles, et les fidèles au Christ. Par elle, la grâce descend du Christ vers nous, et nos prières montent vers le Christ. Elle est le canal par lequel nous recevons tout ce que le Christ nous accorde, et par lequel nous lui présentons tout ce que nous avons. Sans elle, nous ne pourrions ni recevoir les dons du Christ ni lui offrir nos hommages. Extrait des Sermons sur le Cantique des Cantiques (Sermon 2, 8-9).

2. Développements médiévaux : vers l’idée de "co-rédemption"

a. Anselme de Cantorbéry et la "satisfaction" mariale

Au XIe siècle, Anselme de Cantorbéry (Cur Deus Homo) développe l’idée que Marie, par son obéissance, a « réparé » la désobéissance d’Ève. Il ne parle pas encore de « co-rédemption », mais sa théologie de la « satisfaction » ouvre la voie à cette interprétation.

Comme Ève, en désobéissant, a causé la mort, ainsi Marie, en obéissant, a préparé la vie. (De conceptu virginali, 18).

Anselme insiste sur le parallélisme Ève-Marie, mais toujours dans un cadre christocentrique.

b. Albert le Grand et la "co-rédemption"

Au XIIIe siècle, Albert le Grand (maître de Thomas d’Aquin) utilise pour la première fois le terme « co-rédemptrice » (co-redemptrix) dans ses Commentaires sur les Sentences (IV, d. 30, a. 4). Il le fait cependant avec prudence, en précisant que Marie « coopère » à la Rédemption sans égaler l’action du Christ. Albert distingue clairement entre la « cause principale » (le Christ) et la « cause instrumentale » (Marie).

La bienheureuse Vierge Marie, en tant que mère du Christ, a coopéré à notre salut de manière si intime qu’on peut dire, d’une certaine façon, qu’elle est notre co-rédemptrice (co-redemptrix). Cependant, cette coopération n’est pas à égalité avec celle du Christ, car elle n’a pas la même efficacité ni la même nécessité. Le Christ est le rédempteur principal et unique, tandis que Marie, par son consentement, sa compassion et son intercession, a été associée à cette œuvre de salut comme une servante fidèle et une mère aimante. Ainsi, elle n’est pas co-rédemptrice au sens où elle ajouterait quelque chose à la rédemption accomplie par le Christ, mais parce qu’elle y a participé de manière secondaire et dépendante.

3. Le débat sur la "co-rédemption"

    Dès le XIXe siècle, certains courants théologiques ont développé l’idée d’une "co-rédemption" mariale, suggérant que Marie aurait joué un rôle actif et nécessaire dans l’œuvre de la Rédemption, aux côtés du Christ. Cette théorie s’appuyait sur :
  • La compassion de Marie au pied de la Croix (Jean 19,25-27), interprétée comme une participation à la souffrance rédemptrice.
  • Son consentement à l’Annonciation (Luc 1,38), vu comme une offrande de soi pour le salut du monde.
  • Des révélations privées (comme celles de Fatima) où Marie est présentée comme « co-rédemptrice » par des voyants.

Des théologiens comme Gabriel Roschini ou Charles Journet ont défendu cette idée, en insistant sur la coopération unique de Marie à l’œuvre du salut. Cependant, cette terminologie a toujours été controversée, car elle risquait de brouiller la distinction entre le rôle unique et irremplaçable du Christ et la coopération secondaire de Marie.

4. Les interventions du Magistère : de Léon XIII à Mater Populi Fidelis (2025)

a. Léon XIII (1895) : une première mise en garde

Dans son encyclique Adiutricem Populi (1895), Léon XIII reconnaît la coopération de Marie à l’œuvre du salut, mais rejette toute équivalence avec l’action rédemptrice du Christ :

Marie a coopéré à notre salut par son obéissance, sa foi, son espérance et son amour ardent, mais cette coopération est toujours subordonnée à l’action rédemptrice du Christ (§6).

Léon XIII utilise le terme « coopératrice », mais évite soigneusement « co-rédemptrice », soulignant que la médiation de Marie est dépendante de celle du Christ.

b. Pie XII (1943) : une prudence théologique

Dans Mystici Corporis (1943), Pie XII parle de Marie comme « coopératrice » à la Rédemption, mais sans employer le terme « co-rédemptrice ». Il insiste sur le fait que « toute la coopération de Marie trouve sa source dans la grâce du Christ » (§110).

c. Mater Populi Fidelis (2025) : une clarification définitive

Le 4 novembre 2025, le Dicastère pour la Doctrine de la Foi a publié un document officiel intitulé Mater Populi Fidelis, qui réaffirme avec force les limites de la coopération mariale et rejette explicitement le titre de « co-rédemptrice ».

    Points clés du document :
  • Marie n’est pas co-rédemptrice : « Le titre de "co-rédemptrice" n’est pas conforme à la foi de l’Église, car il pourrait laisser entendre une symétrie entre l’action rédemptrice du Christ et la coopération de Marie, ce qui est théologiquement inacceptable. » (§7).
  • Sa coopération est toujours subordonnée : « Marie a coopéré à l’œuvre de la Rédemption par son obéissance, sa foi et son amour, mais cette coopération découle de la grâce du Christ et ne saurait être placée sur le même plan que l’action rédemptrice de Jésus. » (§9).
  • Risques pastoraux et théologiques : « L’usage du terme "co-rédemptrice" peut induire en erreur les fidèles en minimisant l’unicité de la médiation du Christ (1 Timothée 2,5) et en favorisant des dévotions excessives à Marie. » (§12).
  • Appel à une terminologie précise : Le document recommande d’utiliser des expressions comme « coopératrice » ou « associée à la Rédemption », mais exclut « co-rédemptrice » comme « non conforme à la tradition et au Magistère » (§15).

Ce texte s’inscrit dans la continuité des enseignements de Jean-Paul II (Redemptoris Mater, 1987) et de Benoît XVI, qui évitaient soigneusement le terme « co-rédemptrice » pour parler de Marie.

5. Les enjeux théologiques et pastoraux

  • Risque de confusion christologique : Le titre « co-rédemptrice » pourrait affaiblir la centralité du Christ en suggérant que Marie est indispensable au salut, ce qui est contraire à l’Écriture (Éphésiens 1,7 ; Hébreux 9,12).
  • Dérives dans la piété populaire : Certaines dévotions (comme celles liées à des « révélations privées ») ont exagéré le rôle de Marie, au point de lui attribuer un pouvoir rédempteur autonome.
  • Dialogue œcuménique : Les Églises protestantes et orthodoxes rejettent catégoriquement l’idée de « co-rédemption », y voyant une dérive dogmatique. Le document Mater Populi Fidelis vise donc aussi à faciliter le dialogue en clarifiant la doctrine catholique.

Le théologien Serge-Thomas Bonino (doyen de la Faculté de théologie de l’Université Saint-Thomas-d’Aquin) souligne que « ce document est une remise en ordre nécessaire, qui rappelle que Marie est la première des rachetées, et non une co-rédemptrice » (La Croix, 5 novembre 2025).

Cette clarification récente du Magistère montre que la dévotion à Marie, pour être authentique, doit toujours renvoyer au Christ. Marie n’est ni une « déesse », ni une « sauveuse », mais la « servante du Seigneur » (Luc 1,38), dont la mission est de conduire à Jésus.

II - Marie n’est pas objet d’adoration, mais de vénération

1. La distinction entre latrie, hyperdulie et dulie

    La théologie catholique distingue trois types de culte :
  • La latrie : adoration réservée à Dieu seul (Exode 20,3-5).
  • L’hyperdulie : vénération supérieure accordée à Marie, en raison de sa dignité de Theotokos.
  • La dulie : vénération des saints et des anges.

Cette distinction remonte aux Pères de l’Église, comme Thomas d’Aquin (Somme théologique, II-II, q. 103, a. 4), qui précise que « l’honneur rendu à Marie est un culte de vénération, non d’adoration ».

2. Les excès de la piété populaire

    Malgré cette distinction claire, certaines pratiques de dévotion mariale ont pu frôler l’idolâtrie :
  • L’attribution à Marie de pouvoirs divins (guérisons miraculeuses sans référence au Christ).
  • Des prières où Marie est invoquée comme une divinité (ex. : « Marie, sauvez-nous » au lieu de « Marie, priez pour nous »).

Réaction du Magistère : Le concile Vatican II (Lumen Gentium, 66-67) rappelle que « le culte rendu à Marie est essentiellement différent de celui rendu à Dieu ».

Le Directoire sur la piété populaire (2001) insiste sur la nécessité de « purifier » les dévotions mariales pour éviter tout syncrétisme ou superstition.

3. La position œcuménique

    Les Églises protestantes et orthodoxes rejettent toute forme de culte marial, y voyant une dérive :
  • Luther acceptait l’invocation de Marie comme intercesseure, mais pas son culte.
  • Les orthodoxes vénèrent Marie (Theotokos), mais sans les dogmes catholiques (Immaculée Conception, Assomption).

Le document « Marie dans le dessein de Dieu » (1973, dialogue catholique-luthérien) reconnaît que « la vénération de Marie ne doit jamais obscurcir la centralité du Christ ».

III - Le rôle de médiatrice de Marie : une médiation toujours subordonnée

1. La médiation du Christ : « Un seul médiateur » (1 Timothée 2,5)

La Bible affirme clairement que « Jésus-Christ est le seul médiateur entre Dieu et les hommes ». Cette affirmation est non négociable pour la théologie chrétienne. Pourtant, la tradition catholique parle aussi d’une « médiation maternelle » de Marie. Le Catéchisme (CEC 969) précise : « La médiation de Marie est une participation à la médiation du Christ, et en dépend entièrement. »

2. La médiation mariale : une « intercession »

    Marie est présentée comme intercesseure :
  • Dans les Évangiles : Les noces de Cana (Jean 2,1-12) montrent Marie intercédant auprès de Jésus.
  • Dans la tradition : Les Pères de l’Église comme Saint Bernard la décrivent comme avocate : « Marie est notre avocate auprès de son Fils, car elle est la mère de miséricorde. » (Sermon sur le Cantique des Cantiques, 6).

Vatican II (Lumen Gentium, 62) utilise le terme « médiatrice », mais toujours « en Christ » : « Marie est médiatrice, mais cette fonction découle de la surabondance des mérites du Christ et ne leur ajoute rien. »

3. Les débats contemporains

Les traditionalistes (ex. : Mgr Schneider) insistent sur le rôle unique de Marie comme « co-rédemptrice » et « médiatrice de toutes les grâces », s’appuyant sur des révélations privées (comme à Fatima).

Les théologiens critiques (ex. : Yves Congar) rappellent que ces titres ne sont pas dogmatiques et doivent être compris dans le cadre de la christocentrie (Je crois en l’Esprit-Saint, p. 325).

Le pape François, dans Evangelii Gaudium (2013), évite soigneusement les termes « co-rédemptrice » ou « médiatrice universelle », préférant parler de Marie comme « icône de l’évangélisation » (§288).

Ces clarifications doctrinales montrent que la dévotion à Marie, pour être authentique, doit toujours renvoyer au Christ. Marie n’est ni une déesse, ni une co-sauveuse, mais la « première des rachetées », dont la vie et la mission éclairent le mystère de l’Incarnation.

Conclusion

    Marie a coopéré à l’œuvre du salut par :
  • Son obéissance (Luc 1,38), qui contraste avec la désobéissance d’Ève.
  • Sa compassion au Calvaire (Jean 19,25-27), où elle souffre avec son Fils, mais sans ajouter à son sacrifice.
  • Son intercession (Jean 2,1-12), où elle anticipe les besoins des hommes et les présente à Jésus.