Le cléricalisme dans l’Église : pouvoir, critiques et enjeux contemporains

clericalisme

Introduction

Le cléricalisme, défini comme la concentration du pouvoir spirituel, doctrinal et administratif entre les mains d’un clergé institutionnalisé, constitue l’un des traits structurels les plus durables de l’Église catholique. Ce phénomène, qui s’est progressivement imposé comme un modèle de gouvernance ecclésiale, repose sur une distinction nette entre les clercs — détenteurs d’une autorité sacrée — et les laïcs, cantonnés à un rôle de réception passive des enseignements et des sacrements. Dès le IVe siècle, avec la reconnaissance du christianisme comme religion d’État sous Constantin, puis à travers les réformes grégoriennes du XIe siècle, l’Église a consolidé une hiérarchie cléricale centralisée, où le pape, les évêques et les prêtres incarnent une médiation exclusive entre Dieu et les fidèles (Congar 1970, p. 45).

Pourtant, ce modèle n’a cessé de susciter des débats, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution. Les théologiens Hans Küng et Edward Schillebeeckx, figures majeures de la théologie postconciliaire, ont critiqué le cléricalisme comme une dérive autoritaire, éloignée de l’idéal évangélique d’une communauté fraternelle. Küng, dans L’Église catholique dans le monde de demain, souligne que « le cléricalisme transforme l’Église en une pyramide de pouvoir, où la base n’a ni voix ni influence réelle » (Küng 1971, p. 123). De même, Schillebeeckx, dans L’Église, sacrement du salut, interroge : « Comment concilier l’affirmation du sacerdoce universel des fidèles avec une pratique ecclésiale qui réserve l’exercice du pouvoir aux seuls ordonnés ? » (Schillebeeckx 1986, p. 89).

Les critiques contemporaines du cléricalisme se sont intensifiées avec les révélations des scandales d’abus sexuels dans l’Église, notamment à travers le rapport Sauvé en France (2021), qui a mis en lumière les mécanismes de protection institutionnelle des clercs et l’absence de redevabilité démocratique (Sauvé 2021, p. 34). Ces crises ont relancé le débat sur la nécessité d’une réforme structurelle, capable de concilier tradition et modernité, autorité et participation.

Dans ce contexte, une question centrale émerge : dans quelle mesure le cléricalisme, en tant que système de pouvoir hérité de l’histoire, peut-il évoluer face aux exigences contemporaines de transparence, de collégialité et de démocratie ecclésiale ? Pour y répondre, cet article analysera d’abord les fondements historiques du cléricalisme dans l’Église catholique, avant d’examiner ses manifestations dans les autres traditions chrétiennes (orthodoxes, protestantes, évangéliques). Enfin, il interrogera les défis actuels, en mettant l’accent sur l’absence de mécanismes démocratiques au sein de l’institution catholique et les alternatives émergentes.

I. Les fondements historiques du cléricalisme

A. L’émergence du cléricalisme : du Nouveau Testament à la réforme grégorienne

L’origine du cléricalisme ne peut être comprise sans un retour aux premiers siècles du christianisme. Dans le Nouveau Testament, si les épîtres pauliniennes mentionnent des « anciens » (presbytres) et des « surveillants » (épiscopoi), ces fonctions ne correspondent pas encore à une hiérarchie cléricale au sens moderne (1 Timothée 3:1-7). Cependant, dès le IIe siècle, avec Ignace d’Antioche, l’idée d’une autorité épiscopale centralisée se dessine. Ignace, dans ses lettres, insiste sur l’obéissance due à l’évêque, qu’il présente comme le garant de l’unité de l’Église : « Là où est l’évêque, là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l’Église catholique » (Ignace d’Antioche, Lettre aux Smyrniotes, vers 110). Cette centralisation s’accentue avec la conversion de Constantin (312) et l’édit de Milan (313), qui transforment le christianisme en religion d’État. L’Église, désormais soutenue par le pouvoir impérial, adopte des structures administratives calquées sur l’État romain, renforçant ainsi la distinction entre clercs et laïcs (Brown 1993, p. 78). Le concile de Nicée (325) consacre cette évolution en affirmant la primauté des évêques, notamment celui de Rome, tout en instaurant une discipline cléricale stricte.

Comme le souligne Yves Congar, « La cléricalisation de l’Église est le fruit d’une alliance entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, qui a progressivement marginalisé les laïcs » (Congar 1970, p. 112).

B. La réforme grégorienne (XIe siècle) : l’apogée du cléricalisme médiéval

Le XIe siècle marque un tournant décisif avec la réforme grégorienne, menée par le pape Grégoire VII (1073-1085). Cette réforme, souvent présentée comme une « révolution papale », vise à libérer l’Église de la tutelle des laïcs (notamment des empereurs et des seigneurs féodaux) et à affirmer la supériorité du pouvoir spirituel. Le Dictatus papae (1075), attribué à Grégoire VII, proclame que « le pape seul peut être dit universel » et que « lui seul a le droit de faire de nouvelles lois » (Dictatus papae, proposition 3 et 7).

Cette période voit également l’institutionnalisation du célibat des prêtres et la création d’un droit canonique autonome, renforçant ainsi l’autonomie et le prestige du clergé. Pour le théologien Joseph Ratzinger, « la réforme grégorienne a posé les bases d’une Église centralisée, où le clergé devient une caste sacrée, distincte et supérieure aux laïcs » (Ratzinger 1993, p. 56).

Conséquences : Exclusion des laïcs : Les fidèles sont progressivement réduits à un rôle passif, tandis que le clergé monopolise l’interprétation des Écritures et l’administration des sacrements. Justification théologique : La scolastique, notamment avec Thomas d’Aquin, développe une théologie du sacerdoce qui légitime cette hiérarchie. « Le prêtre agit in persona Christi, ce qui lui confère une autorité sacrée et indélégable » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIIa, q. 82, a. 1).

C. Le Concile de Trente (1545-1563) : le cléricalisme face à la Réforme protestante

Le cléricalisme catholique est profondément réaffirmé lors du Concile de Trente, convoqué en réponse à la Réforme protestante. Les réformateurs, comme Martin Luther, dénoncent le « papisme » et le pouvoir excessif des clercs, prônant au contraire le sacerdoce universel des croyants (Luther 1520, p. 45). En réaction, le Concile de Trente réitère la supériorité du clergé et la nécessité d’une médiation sacramentelle exclusive : « Si quelqu’un dit que dans l’Église catholique il n’y a pas de hiérarchie instituée par ordonnance divine, […] qu’il soit anathème » (Concile de Trente, Session XXIII, 1563).

Pour le théologien Yves Congar, « Trente a verrouillé l’Église dans un cléricalisme défensif, où la peur de l’hérésie justifie l’autoritarisme » (Congar 1970, p. 201). Cette période voit aussi l’émergence d’un clergé « contre-réformé », formé dans les séminaires et soumis à une discipline rigoureuse, illustrée par les décrets tridentins sur la formation des prêtres.

Impact à long terme : Centralisation romaine : Le pape devient le garant ultime de l’orthodoxie, avec un pouvoir accru sur les Églises locales. Marginalisation des laïcs : Les fidèles sont encouragés à une piété passive, centrée sur la dévotion mariale et la soumission aux directives cléricales.

D. Le cléricalisme au XIXe siècle : entre ultramontanisme et résistance libérale

Le XIXe siècle est marqué par un renforcement du cléricalisme, notamment sous l’influence de l’ultramontanisme, un mouvement qui prône la soumission totale à l’autorité pontificale. Le pape Pie IX, avec le Syllabus Errorum (1864), condamne les idées modernes (libéralisme, démocratie, séparation de l’Église et de l’État) et réaffirme la primauté du clergé : « L’Église a le droit de veiller à ce que la vérité révélée ne soit pas altérée par des interprétations profanes » (Pie IX, Quanta Cura, 1864).

Des théologiens comme John Henry Newman, bien que fidèles à Rome, appellent à un équilibre entre autorité et liberté. « Une Église purement cléricale est une Église morte, car elle étouffe l’Esprit » (Newman 1877, p. 34). À l’inverse, des penseurs comme Lamennais, initialement ultramontains, finissent par rompre avec Rome, dénonçant « l’idolâtrie du pouvoir clérical » (Lamennais 1834, p. 89). Cette généalogie du cléricalisme montre comment l’Église catholique a progressivement institutionnalisé une hiérarchie sacrée, souvent au détriment de la participation des laïcs. Pourtant, comme nous le verrons dans la section suivante, les autres traditions chrétiennes (orthodoxes, protestantes, évangéliques) ont développé des rapports très différents au cléricalisme, allant du rejet radical à des formes atténuées de pouvoir clérical.

II. Le cléricalisme dans les autres traditions chrétiennes

A. L’Église orthodoxe : un cléricalisme liturgical et décentralisé

Contrairement à l’Église catholique, où le cléricalisme s’incarne dans une hiérarchie centralisée autour du pape, les Églises orthodoxes privilégient une organisation autocéphale (chaque Église locale est dirigée par son propre primat) et une théologie eucharistique qui met l’accent sur la communauté célébrante. Pourtant, le clergé orthodoxe conserve une autorité sacramentelle et liturgique incontestée.

1. Le rôle sacré du prêtre dans la liturgie

Dans la tradition orthodoxe, le prêtre est avant tout un serviteur de la liturgie, mais son rôle est indispensable pour la validité des sacrements. Comme l’explique le théologien orthodoxe Jean Meyendorff : « Le prêtre n’est pas un intermédiaire entre Dieu et les hommes, mais il préside l’assemblée en tant qu’icône du Christ, rendant visible l’unité de l’Église » (Meyendorff 1975, p. 145).

Cependant, cette autorité liturgique ne se traduit pas par un pouvoir administratif absolu. Les décisions importantes (comme l’élection d’un évêque) impliquent souvent la participation des laïcs, notamment dans les Églises locales.

Dans l’Église orthodoxe russe, le sobor (concile) réunit clercs et laïcs pour discuter des questions doctrinales ou pastorales, bien que la décision finale revienne aux évêques.

2. Une autorité décentralisée, mais toujours cléricale

L’absence de pape et la structure synodale des Églises orthodoxes limitent le risque d’un cléricalisme autoritaire. Pourtant, les évêques conservent une autorité doctrinale et disciplinaire forte. Comme le souligne le métropolite Kallistos Ware : « L’orthodoxie rejette le cléricalisme romain, mais elle n’échappe pas à la tentation d’un cléricalisme ‘liturgique’, où le prêtre devient le seul acteur visible de la vie ecclésiale » (Ware 1993, p. 210). « Dans l’orthodoxie, le clergé n’est pas une caste, mais une fonction. Pourtant, la frontière entre service et domination reste ténue » (Lossky 1957, p. 189).

B. Le protestantisme : entre rejet du cléricalisme et nouvelles formes d’autorité

1. La Réforme et le sacerdoce universel

Les réformateurs protestants, notamment Martin Luther et Jean Calvin, rejettent le cléricalisme catholique au nom du sacerdoce universel des croyants (1 Pierre 2:9). Luther affirme : « Tous les chrétiens sont prêtres, mais certains sont appelés à prêcher et à administrer les sacrements au nom de la communauté » (Luther 1520, p. 67).

Pourtant, cette égalité théorique n’a pas empêché l’émergence de nouvelles formes de leadership clérical, notamment dans les Églises luthériennes et épiscopales, où les pasteurs exercent une autorité doctrinale et morale.

2. Le cléricalisme protestant : entre pasteurs et laïcs

Dans les Églises issues de la Réforme, le clergé (souvent appelé « pasteurs » ou « ministres ») conserve un rôle central, bien que moins hiérarchisé. Par exemple, dans le calvinisme, les pasteurs sont élus par les consistoires, mais leur autorité sur les questions de foi et de morale reste forte. « Le pasteur doit veiller à ce que la Parole de Dieu soit purement prêchée et que les sacrements soient correctement administrés » (Calvin, Institution de la religion chrétienne, IV, 3, 8).

Dans l’Église d’Angleterre (anglicane), les évêques et les prêtres conservent une autorité sacramentelle et doctrinale, bien que les laïcs participent aux synodes.

3. Les dérives du cléricalisme protestant

Certaines dénominations protestantes, comme les Églises évangéliques charismatiques, ont vu émerger un leadership pastoral parfois critiqué pour son autoritarisme. Le théologien évangélique John Stott met en garde : « Un pasteur qui concentre tous les pouvoirs entre ses mains trahit l’idéal réformé du sacerdoce universel » (Stott 1986, p. 112).

C. Les Églises évangéliques et pentecôtistes : entre anti-cléricalisme et leadership charismatique

1. Le rejet du cléricalisme institutionnel

Les mouvements évangéliques et pentecôtistes, nés aux XIXe et XXe siècles, rejettent souvent le cléricalisme traditionnel au profit d’une autorité charismatique et d’une participation active des laïcs. Pourtant, cette dynamique peut conduire à de nouvelles formes de pouvoir pastoral, parfois peu transparentes. « Dans les assemblées pentecôtistes, le pasteur n’est pas un clerc, mais un leader spirituel. Pourtant, son influence peut devenir aussi forte que celle d’un évêque catholique » (Cox 1995, p. 78).

2. Le risque d’un cléricalisme informel

Certains pasteurs évangéliques, comme ceux des méga-églises, exercent une autorité quasi absolue sur leurs communautés, sans les contrepoids institutionnels des Églises historiques. Le sociologue des religions Rodney Stark note : « L’absence de hiérarchie formelle dans certaines Églises évangéliques cache souvent un pouvoir pastoral sans limites » (Stark 1996, p. 156).

En conclusion, si les traditions chrétiennes ont développé des rapports variés au cléricalisme, l’Église catholique reste le cas le plus emblématique d’une hiérarchie sacrée et centralisée. Pourtant, comme nous le verrons dans la section suivante, les défis contemporains (scandales, demandes de démocratie ecclésiale) remettent en cause ce modèle, même au cœur de Rome.

III. Le cléricalisme contemporain : entre persistance et déclin

A. L’absence de démocratie dans l’Église catholique : un système de pouvoir inchangé

Malgré les appels à la réforme et les critiques internes, l’Église catholique reste une institution non démocratique, où le pouvoir décisionnel est concentré entre les mains d’une hiérarchie cléricale masculine. Cette structure, héritée de la tradition médiévale et réaffirmée par le Concile de Trente, persiste aujourd’hui, comme en témoignent les mécanismes de gouvernance actuels.

1. Une autorité centralisée : le rôle du pape et de la Curie romaine

Le pape, en tant qu’évêque de Rome et successeur de Pierre, détient une autorité suprême, pleine, immédiate et universelle (Code de droit canonique, canon 331). Cette centralisation du pouvoir est renforcée par la Curie romaine, qui agit comme un gouvernement ecclésiastique. Le théologien Hans Küng critique cette concentration du pouvoir : « Le pape n’est pas un monarque absolu, mais dans les faits, il gouverne comme tel. L’Église catholique est la dernière monarchie absolue d’Europe » (Küng 1971, p. 189).

Les décisions majeures, comme la nomination des évêques ou les prises de position doctrinales, relèvent exclusivement du pape et de la Congrégation pour les évêques. Les laïcs, bien que consultés dans certains cas (comme lors des synodes), n’ont aucun droit de vote et ne participent pas aux décisions finales.

2. Les synodes : une participation limitée des laïcs

Les synodes des évêques, introduits après Vatican II, sont souvent présentés comme un espace de dialogue. Pourtant, leur fonctionnement révèle les limites de la participation laïque. Comme le note la théologienne Christine Pedotti : « Les synodes sont des assemblées consultatives, où les laïcs peuvent s’exprimer, mais où les décisions reviennent toujours aux clercs. C’est une démocratie d’apparence » (Pedotti 2019, p. 76).

« Une Église synodale ne signifie pas une Église démocratique. La synodalité, selon le pape François, est une écoute mutuelle, mais pas une délégation du pouvoir » (François, Discours du 17 octobre 2015). Le Synode sur la synodalité (2021-2024), bien qu’il ait impliqué des consultations mondiales avec les laïcs, a confirmé que les décisions finales reviendraient au pape et aux évêques, sans mécanisme de vote pour les fidèles.

3. L’exclusion des femmes et des laïcs des instances décisionnelles

L’un des traits les plus critiqués du cléricalisme contemporain est l’exclusion des femmes de toute autorité sacramentelle et décisionnelle. Le théologien Edward Schillebeeckx souligne : « Tant que les femmes seront exclues du sacerdoce et des instances de pouvoir, l’Église restera une institution cléricale et patriarcale, en décalage avec les valeurs d’égalité évangélique » (Schillebeeckx 1986, p. 201).

En 1994, Jean-Paul II a fermement réaffirmé l’impossibilité de l’ordination des femmes (Ordinatio sacerdotalis), une position maintenue par ses successeurs. Cette exclusion symbolise la persistance d’un cléricalisme exclusivement masculin.

B. Les scandales et la crise de légitimité du cléricalisme

1. Les affaires d’abus sexuels : un révélateur des dérives cléricales

Les révélations massives d’abus sexuels commis par des clercs, et leur couverture par la hiérarchie, ont profondément ébranlé la crédibilité de l’Église. Le rapport Sauvé en France (2021) a montré que 216 000 mineurs ont été victimes d’abus dans l’Église depuis 1950, et que ces crimes ont souvent été étouffés pour protéger l’institution (Sauvé 2021, p. 45).

« Le cléricalisme a favorisé une culture du secret et de l’impunité. Les victimes ont été sacrifiées sur l’autel de la réputation de l’Église » (Marie-Jo Thiel, L’Église face aux abus, 2022, p. 112).

2. La réponse institutionnelle : entre réformes cosmétiques et résistance

Face à ces scandales, l’Église a mis en place des protocoles de protection (comme la Commission pontificale pour la protection des mineurs, créée en 2014), mais les critiques soulignent leur inefficacité structurelle. Le pape François a reconnu que : « Le cléricalisme est à la racine de nombreux maux de l’Église. Il transforme le service en pouvoir et engendre des abus » (François, Lettre au peuple de Dieu, 2018).

    Pourtant, les réformes restent limitées :
  • Aucune obligation légale de signaler les abus aux autorités civiles dans certains pays.
  • Aucune participation des laïcs aux tribunaux ecclésiastiques chargés de juger les clercs accusés.

C. Les alternatives émergentes : vers une Église moins cléricale ?

1. Les mouvements de base et les communautés laïques

Depuis Vatican II, des mouvements comme les communautés de base en Amérique latine ou les conseils pastoraux en Europe tentent de promouvoir une participation active des laïcs. Le théologien Leonardo Boff, figure de la théologie de la libération, affirme : « L’Église ne peut plus être une pyramide, mais doit devenir un cercle, où tous les baptisés ont leur place » (Boff 1986, p. 134).

En Allemagne, le Chemin synodal (2019-2023) a proposé des réformes radicales, comme l’ordination des femmes et une plus grande participation des laïcs. Cependant, ces propositions ont été rejetées par Rome, illustrant la résistance de la hiérarchie.

2. Les appels à une « démocratie ecclésiale »

Des théologiens comme Hans Küng ou le cardinal Reinhard Marx appellent à une réforme structurelle de l’Église, inspirée par une « démocratie ecclésiale ». Küng propose : « Il faut instaurer un système de checks and balances, où les laïcs aient un vrai pouvoir de contrôle sur les clercs, notamment en matière financière et disciplinaire » (Küng 2002, p. 210).

Obstacles : La peur de la « protestantisation » de l’Église. La défense de la tradition apostolique, présentée comme incompatible avec la démocratie.

Aujourd’hui, ces dynamiques persistent, mais elles sont remises en question par les crises et les demandes de réforme.

Le cléricalisme contemporain, malgré les critiques et les scandales, reste un pilier de l’Église catholique. Pourtant, les appels à une démocratisation et à une responsabilisation des laïcs se multiplient, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’institution. La question centrale reste : l’Église peut-elle concilier sa tradition hiérarchique avec les exigences modernes de transparence et de participation ?

5. Conclusion : Le cléricalisme à l’épreuve des défis contemporains

A. Synthèse des enjeux : entre tradition et modernité

Le cléricalisme, en tant que système de pouvoir hiérarchique et sacré, a façonné l’Église catholique depuis ses origines, tout en prenant des formes variées dans les autres traditions chrétiennes. Dans l’Église catholique, il s’est institutionnalisé à travers une centralisation du pouvoir autour du pape et de la Curie romaine, une exclusion des laïcs des instances décisionnelles, et une culture du secret qui a favorisé des dérives, comme en témoignent les scandales d’abus sexuels. Comme l’a souligné Hans Küng, « le cléricalisme transforme l’Église en une pyramide de pouvoir, où la base n’a ni voix ni influence réelle » (Küng 1971, p. 123). Cette structure, bien que remise en question par des mouvements réformateurs et des théologiens critiques, persiste en raison de son ancrage profond dans la tradition ecclésiale.

Dans les autres traditions chrétiennes, le cléricalisme a pris des formes distinctes : Dans l’orthodoxie, il s’exprime principalement à travers une autorité liturgique et une décentralisation relative, mais reste marqué par une distinction nette entre clercs et laïcs. Dans le protestantisme, le rejet du cléricalisme catholique a souvent cédé la place à de nouvelles formes d’autorité pastorale, parfois tout aussi exclusives. Dans les Églises évangéliques, l’absence de hiérarchie formelle peut masquer un leadership charismatique peu transparent.

Ces variations montrent que le cléricalisme n’est pas un phénomène monolithique, mais qu’il s’adapte aux contextes historiques et culturels, tout en conservant une logique de pouvoir qui marginalise les fidèles.

B. Les défis contemporains : transparence, démocratie et crise de légitimité

Les scandales des dernières décennies, en particulier les affaires d’abus sexuels et leur gestion défaillante par la hiérarchie, ont révélé les failles structurelles du cléricalisme. Comme l’a écrit Marie-Jo Thiel, « le cléricalisme a favorisé une culture du secret et de l’impunité, où la protection de l’institution a primé sur la justice pour les victimes » (Thiel 2022, p. 112). Ces crises ont érodé la crédibilité morale de l’Église et accéléré les appels à une réforme en profondeur. Pourtant, les résistances à ces réformes restent fortes. Les initiatives comme le Synode sur la synodalité ou le Chemin synodal allemand, bien qu’elles ouvrent des espaces de dialogue, se heurtent à la résistance de la hiérarchie romaine, qui craint une remise en cause de son autorité. Comme l’a noté le cardinal Reinhard Marx, « l’Église ne peut survivre sans une réforme de ses structures de pouvoir, mais cette réforme ne viendra pas d’en haut. Elle doit être portée par les fidèles » (Marx 2020, p. 87).

C. Perspectives d’avenir : vers une Église moins cléricale ?

Face à ces défis, plusieurs pistes de réforme émergent, portées par des théologiens, des mouvements laïcs et des clercs progressistes : Une démocratie ecclésiale : Des figures comme Hans Küng ou Leonardo Boff appellent à l’instauration de mécanismes démocratiques, comme des conseils élargis incluant des laïcs dans les processus décisionnels, ou une responsabilisation collective en matière de gestion financière et disciplinaire. « Une Église synodale ne peut se contenter de consulter les laïcs ; elle doit leur donner un vrai pouvoir de codécision » (Boff 1986, p. 134).

La fin de l’exclusion des femmes : L’ordination des femmes, bien que rejetée par le magistère, reste un enjeu central pour une Église plus égalitaire. « Tant que les femmes seront exclues du sacerdoce, l’Église restera une institution cléricale et patriarcale » (Schillebeeckx 1986, p. 201).

Une transparence accrue : Les demandes de transparence concernent aussi bien la gestion des abus que les finances de l’Église. « La confiance ne se décrète pas, elle se construit par des actes concrets de transparence et de redevabilité » (Pedotti 2019, p. 98).

Un retour à l’idéal évangélique : Enfin, certains théologiens, comme Edward Schillebeeckx, rappellent que la réforme du cléricalisme passe par un retour à l’idéal du sacerdoce universel et à une Église comprise comme « communauté de disciples égaux » (Schillebeeckx 1986, p. 190).

D. Ouverture : Le cléricalisme, un débat qui dépasse l’Église

La question du cléricalisme ne se limite pas à un débat interne à l’Église. Elle interroge plus largement le rapport entre autorité et liberté, tradition et modernité, dans nos sociétés contemporaines. À une époque où les institutions sont de plus en plus remises en question, l’Église catholique est confrontée à un choix : Soit elle maintient son modèle hiérarchique, au risque de s’éloigner toujours plus des fidèles et de perdre sa pertinence sociale.

Soit elle engage une réforme audacieuse, en acceptant de partager le pouvoir avec les laïcs et en repensant sa gouvernance.

Comme l’a écrit le pape François dans Evangelii Gaudium : « Je rêve d’une Église missionnaire, où chacun, clerc ou laïc, se sente responsable de l’annonce de l’Évangile. Une Église qui ne soit pas une douane, mais la maison du Père, où il y a de la place pour tous avec leur pouvoir de décision » (François 2013, §31).

Cette vision, si elle était concrétisée, pourrait marquer le début d’une sortie du cléricalisme et l’avènement d’une Église plus collégiale, plus transparente, et plus fidèle à l’idéal évangélique d’une communauté de frères et sœurs égaux.

Table des matières

Bibliographie (Références citées)

  • Boff, Leonardo. Église, charisme et pouvoir. Paris : Cerf, 1986.
  • Brown, Peter. The Rise of Western Christendom. Oxford : Blackwell, 1993.
  • Calvin, Jean. Institution de la religion chrétienne. Genève : Labor et Fides, 1559.
  • Congar, Yves. L’Église de saint Augustin à l’époque moderne. Paris : Cerf, 1970.
  • Cox, Harvey. Fire from Heaven: The Rise of Pentecostal Spirituality. Boston : Houghton Mifflin, 1995.
  • François. Evangelii Gaudium. Vatican : Libreria Editrice Vaticana, 2013.
  • François. Lettre au peuple de Dieu. 2018.
  • François. Discours du 17 octobre 2015. Vatican : Libreria Editrice Vaticana, 2015.
  • Jedin, Hubert. Histoire du Concile de Trente. Paris : Desclée, 1961.
  • Küng, Hans. L’Église catholique dans le monde de demain. Paris : Seuil, 1971.
  • Küng, Hans. Une éthique mondiale pour la politique et l’économie. Paris : Cerf, 2002.
  • Lamennais, Félicité de. Paroles d’un croyant. Paris : 1834.
  • Lossky, Vladimir. Théologie mystique de l’Église d’Orient. Paris : Aubier, 1957.
  • Luther, Martin. De captivitate babylonica. 1520.
  • Luther, Martin. Œuvres. Genève : Labor et Fides, 1957.
  • Marx, Reinhard. L’Église que j’espère. Paris : Salvator, 2020.
  • Meyendorff, Jean. L’Église orthodoxe hier et aujourd’hui. Paris : Desclée, 1975.
  • Newman, John Henry. Letter to the Duke of Norfolk. 1877.
  • Pedotti, Christine. Le Pouvoir des laïcs. Paris : Albin Michel, 2019.
  • Ratzinger, Joseph. La communauté chrétienne. Paris : Cerf, 1993.
  • Sauvé, Jean-Marc. Rapport CIASE. Paris : La Documentation française, 2021.
  • Schillebeeckx, Edward. L’Église, sacrement du salut. Paris : Cerf, 1986.
  • Stark, Rodney. The Rise of Christianity. San Francisco : HarperCollins, 1996.
  • Stott, John. The Cross of Christ. Leicester : IVP, 1986.
  • Thiel, Marie-Jo. L’Église face aux abus. Paris : Salvator, 2022.
  • Ware, Kallistos. The Orthodox Church. Londres : Penguin, 1993.

Chronologie des réformes liées au cléricalisme

  • 313 : Édit de Milan – Le christianisme devient religion autorisée dans l’Empire romain, marquant le début de l’institutionnalisation du clergé.
  • 325 : Concile de Nicée – Affirmation de l’autorité des évêques et du pape.
  • XIe siècle : Réforme grégorienne – Centralisation du pouvoir autour du pape et affirmation de l’autorité cléricale.
  • 1215 : IVe Concile de Latran – Renforcement de la discipline cléricale et distinction entre clercs et laïcs.
  • 1545-1563 : Concile de Trente – Réaffirmation du cléricalisme face à la Réforme protestante.
  • 1864 : Encyclique Quanta Cura et Syllabus Errorum de Pie IX – Condamnation du libéralisme et réaffirmation de l’autorité cléricale.
  • 1962-1965 : Concile Vatican II – Ouverture à une plus grande participation des laïcs, mais sans remise en cause fondamentale du cléricalisme.
  • 1983 : Nouveau Code de droit canonique – Maintien de la structure hiérarchique et cléricale.
  • 1994 : Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis de Jean-Paul II – Réaffirmation de l’exclusion des femmes du sacerdoce.
  • 2013 : Exhortation apostolique Evangelii Gaudium du pape François – Appel à une Église plus synodale et moins cléricale.
  • 2018 : Lettre du pape François au peuple de Dieu – Reconnaissance des dérives du cléricalisme dans les scandales d’abus.
  • 2021-2024 : Synode sur la synodalité – Consultation des laïcs, mais sans droit de vote.
  • 2021 : Publication du rapport Sauvé en France – Révélation de l’ampleur des abus sexuels dans l’Église et de leur lien avec le cléricalisme.