IA et immortalité

L’idée que l’intelligence artificielle (IA) puisse permettre à l’humanité de dépasser la mort est l’un des thèmes les plus fascinants — et controversés — des débats contemporains sur la technologie. Portée par des courants comme le transhumanisme et des figures comme Ray Kurzweil, cette quête d’immortalité numérique interroge les limites entre science, mythe et idolâtrie. Est-ce une promesse réaliste ou une nouvelle forme de rêve messianique ? Cette exploration aborde les enjeux philosophiques, scientifiques et éthiques de cette ambition.

1. Les fondements de la quête d’immortalité via l’IA

1.1. Le transhumanisme : dépasser les limites biologiques

    Le transhumanisme est un mouvement intellectuel et culturel qui prône l’usage des technologies (dont l’IA) pour améliorer — voire transcender — la condition humaine. Ses partisans, comme Nick Bostrom ou Ray Kurzweil, envisagent un futur où :
  • La mort serait optionnelle grâce à la cryonie, aux nanotechnologies ou au téléchargement de la conscience (mind uploading).
  • L’intelligence humaine serait augmentée par des implants cérébraux ou une fusion avec l’IA.
  • Le corps biologique serait remplacé par des supports artificiels (robots, avatars numériques).

Ray Kurzweil, directeur de l’ingénierie chez Google, prédit que d’ici 2045, la singularité technologique permettra aux humains de vivre indéfiniment en transférant leur conscience dans des machines : « Nous serons capables de recréer nos cerveaux avec une telle précision que notre identité, nos souvenirs et notre conscience pourront survivre dans un substrat numérique. » (Kurzweil, 2005, The Singularity Is Near).

1.2. Le mind uploading : mythe ou réalité scientifique ?

    Le concept de téléchargement de l’esprit (mind uploading) repose sur l’idée de copier le cerveau humain dans un support numérique. Plusieurs approches sont explorées :
  • La cartographie cérébrale : Projets comme Human Brain Project (UE) ou Connectome (États-Unis) visent à modéliser le cerveau en détail.
  • L’émulation neuronale : Recréer artificiellement les connexions synaptiques pour simuler une conscience.
  • Les interfaces cerveau-machine : Des dispositifs comme Neuralink (Elon Musk) cherchent à connecter le cerveau à des ordinateurs.
    Problèmes majeurs :
  • La conscience est-elle réductible à des données ? Le philosophe John Searle (The Chinese Room, 1980) argue que la conscience n’est pas un simple programme, mais un phénomène biologique et subjectif.
  • L’identité : une copie numérique serait-elle "moi" ? Si mon cerveau est copié, la version numérique aurait-elle ma conscience ou serait-elle une simple réplique ?
  • L’éthique : qui aurait accès à cette technologie ? Risque de créer une élite d’"immortels numériques", creusant les inégalités.

2. L’IA comme promesse d’immortalité : entre science et religion

2.1. Amélioration et augmentation de l'humain

L’être humain se différencie de l’animal à travers l’invention de l’outil. N’est-ce pas le commencement d’une transformation de la nature humaine ?

En ce sens, le premier silex taillé en tant qu’outil distinct du corps, entraîne une évolution de l’humain vers autre chose que le biologique. L’homme se distingue de l’animal tout en l’imitant. Il invente des palmes, masque et tuba pour explorer les profondeurs marines ; il invente des ailes pour voler dans les airs. Ce qui fait dire à Teilhard que « l’artificiel n’est rien d’autre que du naturel hominisé ».

Le transhumanisme dans sa version actuelle s’appuie sur les sciences et les techniques dans le but d’améliorer les capacités humaines, tant physiques que mentales. Quelle limite fixer en sachant que les chercheurs franchiront toujours les bornes érigées par l’éthique ? Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous pouvons être améliorés, augmentés, transformés et dépassés. Les transhumanistes espèrent même « tuer » la mort. L’objectif est de devenir maître de sa propre vie en transcendant les limites de la biologie humaine.

Demain les technologies NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives) investiront notre corps dans le but d’éviter les maladies, d’étendre notre mémoire, d’allonger notre espérance de vie, de modifier notre identité sexuelle. Dans cette perspective, l’humanité ne sera plus soumise aux lois de l’évolution naturelle. Elle se façonnera elle-même, mais comme une machine artificielle avec le risque de voir cette négation de la nature entraîner une déshumanisation.

La tentation de s’améliorer dans tous les domaines sera grande avec le danger de voir une humanité éclatée en personnes naturelles et personnes augmentées, avec une domination des secondes sur les premières. Mais voudrions-nous renoncer à une amélioration notoire de nos capacités ? Imaginons que tous nos membres puissent être remplacés et que notre cerveau puisse être remis à neuf. Serions-nous encore le même ? Ne perdrions-nous pas notre identité et notre nature ? La parabole du bateau de Thésée illustre cette problématique.

La finalité thérapeutique du transhumanisme est louable ; faire marcher un paralytique ou rendre la vue à un aveugle est une bonne intention. Jésus n’a-t-il pas agi de même ? Mais la volonté de modifier la nature même de l’humanité et de proposer une voie de salut au regard de la mort pose question.

2.2. Une quête messianique ?

    La promesse d’immortalité via l’IA reprend des thèmes religieux et mythologiques :
  • La résurrection (christianisme), la réincarnation (hindouisme/bouddhisme) ou l’élixir de vie (alchimie) trouvent un écho dans le mind uploading.
  • L’IA comme "sauveur" : Certains transhumanistes voient la technologie comme une réponse à la condition mortelle de l’homme, là où les religions proposaient le salut spirituel.

Byung-Chul Han (La Société de transparence, 2012) critique cette vision : « Le transhumanisme est une religion séculière, où la technologie remplace Dieu. L’immortalité numérique n’est qu’un leurre pour échapper à l’angoisse de la mort. » (Han, 2012, p. 67)

Voir l'étude sur la résurrection.

2.3. Les limites scientifiques et philosophiques

    Malgré les avancées, plusieurs obstacles rendent l’immortalité via l’IA hypothétique :
  • La complexité du cerveau : Nous sommes loin de comprendre comment la conscience émerge de la matière cérébrale.
  • La subjectivité : Une copie numérique pourrait-elle éprouver des émotions, des doutes, une identité ?
  • La mortalité des supports : Même une conscience numérique dépendrait de serveurs, d’énergie et de maintenance — rien n’est éternel, pas même le silicium.

Le paradoxe :En cherchant à dépasser la mort, l’humanité risque de perdre ce qui la définit : sa finitude, sa vulnérabilité et sa capacité à donner un sens à l’existence.

3. Les enjeux éthiques : une immortalité pour qui, et à quel prix ?

3.1. Inégalités et eugénisme numérique

    Si l’immortalité devenait possible, elle serait probablement réservée à une élite :
  • Coût exorbitant : Seuls les milliardaires (comme ceux qui financent la cryonie) pourraient y accéder.
  • Pouvoir et contrôle : Qui déciderait qui a le droit de "vivre éternellement" ?
  • Surpopulation : Une humanité immortelle poserait des défis écologiques, sociaux et politiques insurmontables.

Nick Bostrom met en garde : « Une immortalité mal distribuée pourrait créer une caste de "dieux" et une sous-classe de mortels, menant à des conflits sans précédent. » (Bostrom, 2014, Superintelligence)

3.2. La perte de sens : vivre éternellement, mais pour quoi faire ?

    L’immortalité soulève une question existentielle :
  • L’ennui : Une vie sans fin perdrait-elle tout sens ? Le philosophe Bernard Williams (The Makropulos Case, 1973) argue que l’immortalité serait insupportable, car elle supprimerait l’urgence et la rareté qui donnent de la valeur à la vie.
  • La stagnation : Une société d’êtres immortels cesserait-elle d’innover, par peur du risque ?
  • L’immortalité nous offre une vie terrestre à reconstruire sans fin, comme un tonneau des Danaïdes qui n’en finirait pas de se vider.
  • La solitude : Voir ses proches mourir tandis que soi-même survit pourrait être une malédiction.

Aurons-nous encore besoin des autres lorsque toutes nos envies seront comblées par la technique ? Un corps mécaniquement parfait et impérissable est-il encore en mesure de donner et de recevoir de l’amour ?

3.3. L’IA comme idole : une fuite en avant technologique ?

    La quête d’immortalité via l’IA peut être vue comme une forme d’idolâtrie moderne :
  • La technologie comme salut : Croire que l’IA résoudra la mort, c’est lui attribuer un pouvoir quasi divin.
  • Le déni de la finitude : Refuser la mort, c’est peut-être refuser une partie essentielle de la condition humaine.
  • L’aliénation : En cherchant à devenir des "dieux", nous risquons de perdre notre humanité.

Le théologien Jean-Yves Lacoste rappelle : « La mort n’est pas un ennemi à vaincre, mais une limite qui nous rappelle notre dépendance et notre besoin de sens. » (Lacoste, 2010, Dictionnaire critique de théologie)

4. Alternatives : accepter la finitude pour mieux vivre

    Plutôt que de chercher à nier la mort, des voix appellent à :
  • Réinvestir le présent : Donner du sens à notre existence mortelle plutôt que de rêver d’éternité.
  • Développer une éthique de la technologie : Utiliser l’IA pour améliorer la vie, pas pour fuir la mort.
  • Cultiver la mémoire et l’héritage : La véritable "immortalité" réside peut-être dans ce que nous laissons derrière nous (œuvres, idées, amour).

Albert Camus écrivait dans Le Mythe de Sisyphe (1942) : « La lutte vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux. »

5. Textes

La notion d’amortalité, autrement dit l’idée que l’on pourrait transformer la mort en un phénomène purement contingent, dépendant entièrement de notre libre-arbitre individuel, résume à mon sens de manière emblématique le rapport fantasmatique au monde, à la nature et au vivant qu’entretiennent les transhumanistes et la profonde illusion sur laquelle reposent leurs idéaux d’un humain augmenté par les technosciences. Toute la pensée transhumaniste repose à vrai dire sur une véritable conception extra-terrestre de l’être humain. La question de la liberté et de l’émancipation humaine y sont en effet entièrement pensées sous le prisme de la délivrance. Prisme à travers lequel nos limites, notre matérialité, notre corporéité, notre fragilité, notre vulnérabilité, notre finitude, c’est-à-dire en définitive tout ce qui tient à notre appartenance au monde vivant, au fait que nous soyons des êtres vivants, sont appréhendées sinon négativement, du moins comme autant d’obstacles et de freins à notre développement qui nécessitent d’être levés. Nicolas Le Dévédec. Perspectives et dangers du transhumanisme. Voir le lien dans la bibliothèque.

L’élimination de la mort ou même son renvoi presque illimité mettrait la terre et l’humanité dans une condition impossible et ne serait même pas un bénéfice pour l’individu lui-même (Benoît XVI, Spe salvi, 2007, 11).
L’éternité qui découle de la mort/résurrection est une promesse hors du temps, une forme de béatitude dont il est difficile de définir les contours. Le bonheur se conjuguera avec l’amour infini de Dieu qui se renouvellera indéfiniment. L’éternité n’est pas une succession continue des jours du calendrier, mais quelque chose comme le moment rempli de satisfaction, dans lequel la totalité nous embrasse et dans lequel nous embrassons la totalité. Il s’agirait du moment de l’immersion dans l’océan de l’amour infini, dans lequel le temps – l’avant et l’après – n’existe plus. Nous pouvons seulement chercher à penser que ce moment est la vie au sens plénier, une immersion toujours nouvelle dans l’immensité de l’être, tandis que nous sommes simplement comblés de joie (Ibid., 12).

Conclusion : L’IA, miroir de nos peurs et de nos espoirs

    La quête d’immortalité via l’IA révèle autant nos aspirations que nos angoisses. Elle interroge :
  • Jusqu’où pouvons-nous — et devons-nous — repousser les limites de la condition humaine ?
  • À quel moment la technologie cesse-t-elle d’être un outil pour devenir une idole ?
  • Comment concilier progrès technologique et sagesse philosophique ?

L’IA n’offrira probablement pas l’immortalité, mais elle nous force à repenser notre rapport à la vie, à la mort et au sens. Peut-être est-ce là sa plus grande valeur : nous inviter à vivre plus intensément, plutôt que plus longtemps.

    Pour aller plus loin :
  • Livre : The Singularity Is Near (Ray Kurzweil, 2005).
  • Film : Transcendence (2014, Wally Pfister) — une fiction sur le transfert de conscience.
  • Débat : Faut-il réguler les recherches sur l’immortalité numérique ?

Question ouverte : Si l’immortalité numérique était possible, la choisiriez-vous ? Et à quel prix ?

Suite : IA et Église