Partie II : Le contrôle social et les fissures de l'âge classique (XVIe – XVIIIe siècles)

Table des matières

La période moderne, marquée par les guerres de religion, l'émergence du rationalisme et l'avènement des Lumières, n'a pas immédiatement fait disparaître la luxure comme catégorie morale. Au contraire, le contrôle social s'est intensifié. Cependant, des fissures intellectuelles et culturelles ont commencé à apparaître. Le désir n'est plus seulement vu sous l'angle du péché et de la Chute, mais aussi sous celui de la nature, de la raison et du sentiment, préludant à la sécularisation définitive du siècle suivant.

Chapitre 5 : Le scepticisme des lumières et l'éloge du sentiment

Le mouvement des Lumières a porté un coup de boutoir à l'autorité morale de l'Église, remplaçant la Révélation par la Raison et la tradition patristique par l'observation de la nature. Ce glissement a permis une nouvelle évaluation du désir et de la sexualité, remettant en question la condamnation patristique de la luxure.

5.1. La dénonciation du contrôle clerical et la raison

Les philosophes des Lumières ont systématiquement dénoncé la morale sexuelle chrétienne comme une forme de superstition et d'obscurantisme, visant à asseoir le pouvoir du clergé. Pour des penseurs comme Voltaire, la répression sexuelle était une entrave à la liberté individuelle et une source d'hypocrisie sociale. Le célibat ecclésiastique, en particulier, était souvent pointé du doigt comme une aberration contre nature et une source de désordres cachés. L'appel à la raison invitait à juger les actes non pas selon leur classification théologique (péché), mais selon leurs conséquences sociales. Si une relation sexuelle n'entrave pas la liberté d'autrui et n'a pas d'effet délétère sur la société, elle ne peut être considérée comme mauvaise. La luxure était ainsi dépolarisée : si l'excès nuisait à la santé ou au devoir, il était irrationnel, mais le plaisir modéré était légitime car naturel.

5.2. L'éloge du sentiment et de la passion naturelle

Parallèlement au rationalisme, le courant sentimentaliste (porté par Jean-Jacques Rousseau) a réhabilité la passion et le sentiment comme guides moraux légitimes. Rousseau, dans son discours sur l'état de nature, postule que l'homme est naturellement bon et que ses pulsions ne deviennent destructrices que sous l'effet corrupteur de la société. Le désir, lorsqu'il est sincère et guidé par l'amour véritable et la nature, est une force positive. Cette pensée a popularisé la notion de passion comme une force de liaison supérieure aux conventions sociales et religieuses. Dans ce cadre, la luxure, comprise comme un désir sans sentiment, était encore suspectée, mais le désir intense et sincère (même hors du mariage traditionnel) commençait à être valorisé par la littérature (roman libertin, roman sentimental) comme une expression de l'authenticité de l'être.

« Ce que l’homme perd par le contrat social, c’est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu’il peut atteindre ; ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la propriété de tout ce qu’il possède. Pour ne pas se tromper dans ces compensations, il faut bien distinguer la liberté naturelle qui n’a pour bornes que les forces de l’individu, de la liberté civile qui est limitée par la volonté générale, et la possession qui n’est que l’effet de la force ou le droit du premier occupant, de la propriété qui ne peut être fondée que sur un titre positif. » Du Contrat social (Livre I, Chapitre 8).

5.3. Le corps redécouvert : anatomie et plaisir sécularisé

L'avancement de la médecine et de l'anatomie a également contribué à séculariser le corps. Le corps n'est plus uniquement le temple de l'Esprit ou le siège de la concupiscence, mais une biologie soumise à des lois naturelles. La sexualité commence à être étudiée sous l'angle de la physiologie et de la santé. Le plaisir, loin d'être un signe de faute, est vu comme une fonction naturelle nécessaire à l'équilibre corporel (même si l'onanisme et l'excès restent condamnés par la médecine morale). Des ouvrages scientifiques ou pseudo-scientifiques ont permis de dédramatiser et de "déthéologiser" le désir sexuel, le faisant basculer du domaine du péché au domaine de l'hygiène et de la nature. Ce fut une étape clé vers la future psychologie de la sexualité.

« Les parties génitales sont de tous les organes celles qui sont le plus abondamment fournies de nerfs : cette disposition est nécessaire pour la production du plaisir ; mais elle est aussi la cause de la quantité de nerfs qui y sont employés, elle rend cette région extrêmement sensible à la lésion. » L'Onanisme, ou Dissertation physique sur les maladies produites par la masturbation (1760)

Chapitre 6 : La subversion libertine et les codes clandestins

Malgré les tentatives de l'Église et des monarchies d'imposer un ordre moral strict (la police des mœurs du XVIIe siècle), la période classique voit l'émergence d'une puissante contre-culture : le libertinage. Ce mouvement est la première forme de contestation organisée de la morale sexuelle chrétienne, érigeant la luxure en art de vivre et en arme philosophique.

6.1. Le libertinage de mœurs et le jeu social

Le libertinage du XVIIe siècle était initialement une position philosophique (le rejet des dogmes et de l'autorité religieuse) avant de devenir un code de mœurs privilégiant la recherche du plaisir et le rejet des contraintes sociales. Chez les aristocrates et les intellectuels, la luxure se transformait en jeu social codifié, où la séduction et la conquête étaient des démonstrations d'esprit et de maîtrise (contrairement à la luxure populaire qui était vue comme une perte de contrôle). Ce milieu ne nie pas le péché, mais le contourne ou l'assume avec fierté, créant une morale alternative pour une élite.

Bien que publié au XVIIIe siècle, Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos (1782) cristallise parfaitement l'héritage du libertinage classique (XVIIe siècle) en décrivant une aristocratie où la luxure est devenue une question de stratégie, d'esprit et de maîtrise, assumant le péché comme une marque de supériorité.

« Je ne cherche pas, comme une autre, à gagner une réputation par le bien que je fais ; il me suffit de n'avoir pas celle que je mérite : aussi mes soins pour cacher mes folies sont-ils uniquement des soins de prudence ; et mes folies... quelles folies ? Je ne me suis point laissé égarer par le hasard. J'ai eu le courage de me créer ; sortie du néant, j'ai su me tirer par mes propres efforts du chaos où j'étais, et dès que j'ai pu observer, j'ai agi. J'ai marqué tous les temps, tous les coups, toutes les chances ; et ce n'est pas, si l'on veut, le vice qui m'a séduite, c'est l'expérience ; j'ai voulu la connaître, elle, et lui seul, et je l'ai trouvée dans le plaisir. »

6.2. Sade et l'érection de la luxure en système philosophique

Le Marquis de Sade (XVIIIe siècle) porte la subversion libertine à son paroxysme. Il ne s'agit plus de contourner le péché, mais de le glorifier comme seule expression de la liberté totale. Pour Sade, la nature est fondamentalement amorale, et l'excès de désir (la luxure violente) est le seul moyen de rompre les chaînes morales et religieuses imposées. Le plaisir de l'individu passe avant toute considération sociale ou divine. La luxure sadienne est une idéologie de la transgression : en forçant l'interdit, on nie l'autorité du Dieu qui l'a posé. Si Sade n'a pas eu d'impact direct sur les masses, son œuvre a servi de référence idéologique pour les penseurs de l'extrême-liberté et l'anarchisme moral des siècles suivants. Dans L'Histoire de Juliette (1797), l'un des personnages libertins, Clairwil, exprime le désir de commettre l'irréparable pour nier l'autorité d'un dieu qu'il souhaiterait maudire plus positivement :

« Mon plus grand chagrin est qu'il n'existe réellement pas de Dieu, et de me voir privé, par là, du plaisir de l'insulter plus positivement ; car, quoi qu'on en dise, on ne saurait, dans le crime, aller aussi loin que l'on voudrait, à moins de l'envisager comme un outrage à l'Être suprême. Dès qu'on est parvenu à se dire que cet Être n'est qu'une chimère, on s'arrête forcément dans le crime : il n'est plus, en soi, qu'un rapport de l'individu à l'individu, et l'outrage n'est point, dès lors, assez fort. »

6.3. Le corps fiché : la littérature érotique clandestine

Bien que l'Église et l'État aient tenté d'imposer une police des mœurs rigoureuse, la production de littérature érotique et pornographique n'a jamais cessé d'exister. Ces ouvrages, souvent distribués sous le manteau, fonctionnaient comme des contre-discours qui dépeignaient la luxure non pas comme une condamnation, mais comme une réalité joyeuse ou transgressive. L'essor de l'imprimerie a permis la diffusion de ces codes clandestins qui minaient l'hégémonie de la morale religieuse en offrant des modèles de comportement sexuel alternatifs et non-procréatifs à un public élargi.

Chapitre 7 : Les limites de la critique au XVIIIe siècle

Si les Lumières et le Libertinage ont ouvert des brèches, la morale traditionnelle est restée le cadre dominant pour la majorité de la population. Les limites de la critique au XVIIIe siècle sont manifestes, notamment en ce qui concerne la place des femmes et la distinction entre sphère privée et sphère publique.

7.1. La pérennité de l'ordre social et familial

Malgré la rhétorique sur la nature et le sentiment, la sexualité restait principalement asservie aux exigences sociales de l'ordre familial et de la légitimité des héritiers. Le mariage, même s'il commençait à être conçu comme un contrat civil fondé sur l'amour mutuel (selon l'idéal rousseauiste), était surtout une institution économique et légale. La luxure demeurait sévèrement condamnée lorsqu'elle menaçait la lignée ou l'honneur de la famille (adultère féminin, enfants illégitimes). L'idéal de la femme restait la modestie et la vertu, le désir féminin étant toujours tenu pour suspect.

7.2. La morale médicale et le nouveau péché de l'onanisme

Le XVIIIe siècle voit l'émergence d'une nouvelle morale de la santé, qui, paradoxalement, renforce certains interdits sexuels. L'onanisme (la masturbation) devient la nouvelle grande peur morale et médicale. Des ouvrages comme L'Onanisme de Tissot (1760) lient cette pratique non pas au péché de luxure comme tel, mais à une maladie physique entraînant la folie, la faiblesse et la mort prématurée. Ce transfert de la faute du domaine de la théologie à celui de la pathologie est fondamental : il remplace la peur du jugement divin par la peur de la maladie et de l'anéantissement personnel. La répression sexuelle prend ainsi un caractère séculier, plus difficile à combattre que l'autorité ecclésiastique.

Voir l'étude sur la masturbation.

7.3. La Révolution française : laïcisation du mariage, maintien de la répression

La Révolution française, bien qu'ayant laïcisé le mariage (1792) et établi le divorce, n'a pas consacré une libération sexuelle généralisée. Le Code Napoléon (1804) réaffirme la primauté de l'ordre familial et maintient une répression sévère de l'adultère féminin (plus que masculin) et des atteintes à la pudeur. La sexualité est déplacée du tribunal de l'Église au tribunal de l'État, mais la notion d'une sexualité déréglée et hors cadre procréatif demeure un danger pour l'ordre public et l'hygiène sociale.

Suite : III : Sécularisation, défis sociaux et redéfinition.