Partie III : Sécularisation, défis sociaux et redéfinition (XIXe – XXIe siècles)
Table des matières
Le XIXe siècle, marqué par la montée en puissance de la science et la crise des valeurs religieuses, voit la luxure basculer définitivement du domaine du péché à celui de la pathologie puis, finalement, de l'émancipation politique. La morale sexuelle est progressivement arrachée au dogme pour devenir un objet d'étude, de réforme sociale et de revendication individuelle.
Chapitre 8 : L’émergence de la sexologie et la dépathologisation du désir
Le XIXe siècle est le berceau de la sexologie moderne. La sexualité n'est plus une simple matière théologique ou juridique, elle devient un champ scientifique autonome, ouvrant la voie à une redéfinition radicale des comportements sexuels.
8.1. De la pathologie à la catégorie : les premiers sexologues
Des pionniers comme Richard von Krafft-Ebing (avec Psychopathia Sexualis, 1886) et Havelock Ellis ont entrepris de cataloguer et d'étudier les comportements sexuels marginaux, y compris ceux qui étaient auparavant désignés comme des formes de luxure ou de péché contre nature. Bien que ces premiers travaux aient souvent tendance à médicaliser la déviance (homosexualité, fétichisme) en tant que pathologie ou dégénérescence, ils ont eu un effet libérateur majeur : ils ont sorti ces pratiques de l'ombre du péché et les ont soumises à une analyse clinique plutôt que morale. La luxure n'est plus un crime contre Dieu, mais un symptôme potentiel du dérèglement psychique ou biologique. L'ouvrage entier est un vaste catalogue (plus de 200 études de cas) décrivant minutieusement l'homosexualité (inversion), le sadisme, le masochisme (termes qu'il popularise), le fétichisme, etc. Le but est de quantifier et d'objectiver ces comportements pour les intégrer dans la nosologie (la classification des maladies).
« Les perversions de l'instinct sexuel sont donc en général des symptômes d'affections morbides du système nerveux, et en particulier, elles sont des symptômes de dégénérescence nerveuse et mentale ; […] Les cas les plus rares et les plus intéressants ne sont pas, comme on aurait pu s'y attendre, ceux des individus qui, à la suite d'une maladie mentale, ou d'un affaiblissement mental acquis, ont perdu leur conscience morale, mais ceux des sujets qui, nés avec une prédisposition pathologique à ces perversions, ne peuvent être considérés que comme des dégénérés héréditaires. »
8.2. Freud et l'invention de l'inconscient sexuel
Sigmund Freud a opéré une rupture essentielle en postulant que la sexualité est une force motrice universelle, présente dès l'enfance (libido), et que sa répression est la source des névroses et des maladies mentales. La morale de la chasteté et le refoulement de la luxure n'étaient plus considérés comme des marques de vertu, mais comme des actes potentiellement dangereux pour l'équilibre psychique de l'individu. Ce déplacement a jeté les bases d'une culture thérapeutique où l'expression et la compréhension du désir (y compris le désir déréglé) sont vues comme nécessaires à la santé. La luxure était réhabilitée en tant qu'énergie psychique brute.
« La névrose est pour ainsi dire la négative de la perversion… Les symptômes sont, en effet, des satisfactions sexuelles substituées, provenant d'une répression des pulsions sexuelles. La libido détournée de son but normal est forcée de s'exprimer par des voies anormales. Nous avons découvert, en effet, que tous les névrosés souffrent de restes d'une sexualité infantile qui n'a pas été liquidée et qui trouve un chemin d'expression dans les symptômes. » Cinq leçons sur la psychanalyse (Leçon IV).
8.3. La contestation de la norme et la fin de l'« instinct de procréation »
À mesure que les travaux scientifiques progressaient, l'objet sexuel s'est dissocié de la seule fonction procréatrice. La sexualité pour le plaisir (l'essence de la luxure théologique) a trouvé sa légitimité biologique et psychologique. Des penseurs et des militants ont commencé à militer pour la reconnaissance des sexualités non-hétérosexuelles et des pratiques non-procréatives. La luxure cesse d'être une force chaotique à éradiquer pour devenir un ensemble de pulsions dont la diversité doit être acceptée, voire célébrée, au nom de la science et du bien-être individuel.
Chapitre 9 : La révolution des mœurs et le triomphe de la libération
Le XXe siècle a vu la transformation de l'analyse scientifique en mouvement social et politique, culminant dans la Révolution sexuelle des années 1960.
9.1. La pilule et la dissociation définitive procréation/plaisir
L'invention et la diffusion de la pilule contraceptive dans les années 1960 fut l'événement technologique le plus décisif. Pour la première fois dans l'histoire, la sexualité féminine était découplée de la reproduction de manière fiable et contrôlée par les femmes elles-mêmes. Cette autonomie corporelle a rendu caduque la justification traditionnelle de la morale sexuelle (la nécessité de contrôler la luxure féminine pour garantir la légitimité des héritiers). Le plaisir sexuel pouvait être poursuivi comme une fin en soi, sans la crainte des conséquences sociales (grossesse hors mariage), ouvrant la voie à l'adoption de la luxure comme un droit.
« La pilule a changé le destin des femmes. Pour la première fois, la femme peut réellement contrôler la procréation sans dépendre du bon vouloir de l'homme ou des aléas de la nature. Avant, la femme ne pouvait pas faire l'amour sans avoir, en soi, une angoisse : est-ce que ça va marcher ? Est-ce que je ne vais pas être enceinte ?… L’avènement de la contraception orale a été le véritable point de départ de l'égalité des sexes dans le domaine sexuel. Il a donné à la femme la maîtrise d'elle-même et, par conséquent, la possibilité de disposer de son corps et de sa sexualité comme un sujet libre et non plus comme une chose vouée à la maternité. » Simone de Beauvoir (Résumé de sa pensée).
9.2. Mai 68 et la contestation du puritanisme
La Révolution de 1968, et les mouvements féministes et gays qui l'ont accompagnée, ont transformé la liberté sexuelle en un impératif politique et culturel. Le slogan « Il est interdit d'interdire » s'est appliqué directement à la sexualité. La morale bourgeoise et le puritanisme chrétien sont devenus l'ennemi à abattre. La luxure est alors redéfinie positivement comme une liberté d'exploration, un refus de l'aliénation par la contrainte morale. La pornographie, jadis clandestine, commence à être débattue et progressivement légalisée au nom de la liberté d'expression.
9.3. La lutte pour les droits : homosexualité et diversité
La lutte des communautés LGBTQ+ pour la dépénalisation de l'homosexualité et l'obtention de droits civiques est l'ultime étape de la dépathologisation et de la désacralisation de la luxure. Les comportements sexuels autrefois classés comme le péché contre nature le plus grave par la théologie et le plus grand crime par le droit civil sont reconnus comme des orientations normales et légitimes de l'identité humaine. La luxure, au sens large du désir non procréatif et non hétérosexuel, devient le symbole même de l'émancipation contre la tradition.
Chapitre 10 : Les nouvelles frontières éthiques du XXIe siècle
Au XXIe siècle, la luxure a été largement intégrée dans la morale laïque de l'épanouissement personnel. Cependant, l'absence d'une autorité morale unique (comme l'Église) ne signifie pas l'absence de règles. Le contrôle moral s'est déplacé vers de nouvelles exigences éthiques et sociales.
10.1. Le consentement : la nouvelle loi morale
L'unique et incontournable critère éthique qui a remplacé la loi divine et la loi procréatrice est le consentement. La moralité d'un acte sexuel ne dépend plus de son but (procréation) ni de son cadre (mariage), mais de l'accord libre et éclairé de tous les participants. La luxure est acceptable, voire encouragée, tant qu'elle est mutuelle et consensuelle. La transgression moderne n'est donc plus la luxure elle-même, mais l'abus de pouvoir, le viol et l'agression, qui sont des crimes contre la liberté et le corps d'autrui. Le péché charnel est remplacé par le délit contre l'autonomie.
Voir l'étude sur le consentement.
10.2. L'hypersexualisation et les paradoxes de la liberté
La libération sexuelle a créé ses propres paradoxes. L'hypersexualisation de l'espace public et des médias a conduit à de nouvelles pressions normatives. La luxure, autrefois un interdit, est devenue une injonction de performance ou une obligation de désir. L'individu contemporain est souvent confronté à la peur de ne pas désirer assez ou de ne pas correspondre aux modèles de plaisir idéalisés. De plus, la pornographie en libre accès pose de nouvelles questions éthiques sur la représentation du corps féminin et les rapports de domination, forçant la société à réévaluer les limites de cette liberté.
Voir l'étude sur les dangers du porno.
10.3. Le corps et la technique : biotechnologies et réflexions futures
L'évolution rapide des biotechnologies (reproduction assistée, thérapies hormonales) continue de dissocier la sexualité de ses finalités naturelles. La procréation peut exister sans acte sexuel, et l'acte sexuel est de plus en plus détaché de ses conséquences. Cela ouvre un champ de réflexion éthique encore plus vaste sur la nature du désir. L'avenir de la luxure réside peut-être dans la capacité des sociétés laïques à établir une éthique du plaisir qui n'est ni répressive (comme le péché capital) ni aliénante (comme l'injonction sociale), mais véritablement au service de de la personne.
10.4 Une ambigüité jamais levée
Quand commence la luxure ? Le curseur oscille entre les extrêmes, la pudibonderie et la débauche. La première fuit le corps sexué ; la seconde fait du corps un sexe. Éros est beau, bon et bien lorsqu’il aide les partenaires à grandir en humanité et en sainteté. Il est laid, mauvais et mal lorsqu’il détruit la relation au profit d’une chosification de l’autre.
Pourquoi est-ce capital ? Parce que le sexe touche à la vie. Il suffit de relire l’histoire de David avec Bethsabée ou encore celle de Suzanne pour se rendre compte que des yeux d’amour peuvent rapidement se transformer en regard lubrique jusqu’au meurtre.
Saint Augustin montre à travers sa prière toute l'ambigüité du désir.
Donne-moi la chasteté et la continence, mais ne le fais pas tout de suite (Confessions VIII,7,18).
Un vice s’oppose toujours non seulement à une vertu, mais à un autre vice. La vertu étant un chemin de crête entre deux versants, elle funambule entre un vice par excès et un vice par défaut. Dans le cas qui nous intéresse, le vice par excès est la luxure, le vice par défaut, appelons-le froideur. La vertu, c’est la chasteté, qui n’est pas la froideur ni l’abstinence, mais la pleine fructification de la sexualité en vue du bien humain. Le chaste lutte donc en lui-même aussi bien contre le débauché que contre l’asexué, le puritain que le libertin. Quand la luxure tente de se justifier, elle a beau jeu de dénoncer la chasteté en l’assimilant à de la froideur. Mais la chasteté est ardente, elle réalise l’ordre même du désir, tandis que la luxure détruit cet ordre. D’ailleurs, saint Augustin compare la chasteté à une très belle femme... Si Dieu est la source première de toute vie, la rencontre des sexes est son premier canal. C’est de là, de l’acte de chair, que surgissent tous les protagonistes de l’Histoire. On peut comprendre que le mal veuille toujours tarir ou polluer cette source. Fabrice Hadjadj, Journal La Croix, 12/04/2019.
Enfin, rappelons qu’Éros et Thanatos se côtoient au cœur de la luxure. L’orgasme se nomme "petite mort" et conduit parfois à l’épectase. Le terme epéktasis exprime en grec classique une tension vers un but qui génère une course pour rejoindre ce but désiré. En théologie, ce mot résume selon Grégoire de Nysse, la tension de l’âme hors d’elle-même à la rencontre de Dieu.
Il n’y a a priori aucun rapport entre l’orgasme et l’épectase. Mais un événement insolite va les lier. Le Cardinal Jean Daniélou est terrassé par crise cardiaque, dans les bras d’une prostituée. Le père Costes annonce après quelques tergiversations : « C’est dans l’épectase de l’apôtre qu’il est allé à la rencontre du Dieu vivant. »
Conclusion
La luxure est passée, en deux millénaires, du statut de péché capital à celui de libération sexuelle, marquant un tournant fondamental dans l'histoire morale de l'Occident. L'ancienne catégorie théologique, érigée par Saint Augustin sur la peine du Péché Originel et codifiée par le droit canonique, visait à contenir l'énergie sexuelle dans les limites strictes de la procréation légitime. La répression était absolue car le désir était intrinsèquement corrupteur, menaçant à la fois le salut de l'âme et l'ordre social.
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L'émancipation s'est accomplie par un processus de sécularisation en trois étapes :
- La déthéologisation rationnelle (Lumières), qui a jugé la luxure non plus selon le dogme, mais selon la raison et ses conséquences sociales.
- La médicalisation/psychologisation (XIXe siècle), qui a transformé le péché en pathologie (sexologie) puis en énergie psychique fondamentale (Freud), rendant sa répression dangereuse pour la santé mentale.
- L'autonomie technologique et politique (XXe siècle), marquée par la pilule contraceptive et les mouvements de droits, qui ont transformé la luxure en un droit à l'épanouissement personnel.
Aujourd'hui, l'émancipation est réelle : le désir n'est plus l'objet d'une condamnation collective et l'individu est libre de ses choix sexuels. Cependant, l'ancienne contrainte religieuse a été remplacée par de nouvelles contraintes éthiques et sociales. Le contrôle s'est déplacé de l'intention et du cadre (mariage, procréation) à l'interaction et à la responsabilité. Le consentement est la nouvelle pierre angulaire de la moralité sexuelle. En définitive, la luxure a triomphé du péché capital, mais non de la nécessité de l'éthique. L'émancipation a transféré le fardeau moral du jugement divin à la responsabilité individuelle, forçant la société à construire une morale de l'autonomie qui doit constamment naviguer entre l'affirmation de la liberté et la protection contre l'abus. La luxure est devenue un symbole de la complexité de l'être humain moderne face à son désir.
Bibliographie et références
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I. Sources primaires (Textes doctrinaux et philosophiques)
- AUGUSTIN (Saint). Confessions (vers 400 apr. J.-C.). Notamment les livres VIII et X pour l'analyse de la concupiscence et du désir.
- THOMAS D'AQUIN (Saint). Somme Théologique (1265-1274). En particulier la Secunda Secundae, Question 153 sur le péché de luxure.
- PAUL (Saint). Première Épître aux Corinthiens (vers 53-54 apr. J.-C.). Chapitre 7, concernant le mariage et le célibat.
- ROUSSEAU (Jean-Jacques). Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) et La Nouvelle Héloïse (1761). Pour la réhabilitation du sentiment et de la bonté naturelle.
- SADE (Marquis de). La Philosophie dans le boudoir (1795). Pour l'éloge de la transgression sexuelle comme acte philosophique.
- TISSOT (Samuel-Auguste). L'Onanisme. Dissertation sur les maladies produites par la masturbation (1760). Ouvrage fondateur de la morale médicale du XVIIIe siècle.
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II. Sources secondaires (Ouvrages d'analyse historique et critique)
- ARIÈS, Philippe et BEJIN, André (dir.). Sexualités occidentales. Contributions à l'histoire et à la sociologie de la sexualité (1982).
- FOUCAULT, Michel. Histoire de la sexualité, I : La Volonté de savoir (1976). Essentiel pour comprendre la mise en discours de la sexualité et le rôle de la confession et des premiers sexologues.
- KRISTEVA, Julia. Histoires d'amour (1983). Pour une analyse psychanalytique et philosophique du désir et de la transgression.
- KRAFFT-EBING, Richard von. Psychopathia Sexualis (1886). L'ouvrage qui a catalogué et médicalisé la "déviance" sexuelle.
- LE GOFF, Jacques. La Civilisation de l'Occident médiéval (1964). Pour le contexte social et le rôle de l'Église dans les mœurs.
- PERROT, Michelle (dir.). Histoire des femmes en Occident, tome 4 : XIXe siècle (1191). Pour l'étude de l'encadrement familial et des contraintes morales féminines.
- VERDIER, Yvonne. Façons de dire, façons de faire : La laveuse, la couturière, la cuisinière (1979). Pour la dimension anthropologique des interdits et de la morale populaire.
- WIEVIORKA, Annette. L'Ère du témoin (1998). Pour le contexte de la libération des mœurs post-Seconde Guerre mondiale et la révolution des droits.

