La Luxure : Du péché capital à l'émancipation
Table des matières
Introduction
Peu de concepts moraux et sociaux ont connu une mutation sémantique aussi radicale que la luxure. Dérivé du latin luxus (excès, débauche), ce terme a été, pendant près de deux millénaires, l'incarnation de l'illicite et de l'excès incontrôlé de désir charnel. Érigée en péché capital par la tradition chrétienne, elle désignait une orientation déréglée de la volonté, capable de décomposer l'âme et la société. Or, à l'ère contemporaine, le terme lui-même semble avoir perdu de sa puissance théologique, remplacé dans le discours public par des notions d’épanouissement, d’exploration et de libération sexuelle. Le désir, jadis menace spirituelle, est aujourd'hui souvent célébré comme une force vitale, un moteur d'authenticité et d'émancipation personnelle. Cette antinomie historique pose la question fondamentale de la nature et de la fonction du désir sexuel dans la civilisation occidentale : est-il une force intrinsèquement corruptrice nécessitant un contrôle absolu (le péché), ou une composante inaliénable de l'identité humaine dont la répression est aliénante (la libération) ? La question n’est pas seulement morale ou théologique ; elle est sociologique, philosophique et politique, car l'encadrement ou l'émancipation du désir a structuré le droit, la famille et les rapports de pouvoir. La problématique centrale de cette étude sera donc la suivante : Dans quelle mesure la définition contemporaine de la luxure comme « libération sexuelle » constitue-t-elle une véritable émancipation par rapport à son statut historique de « péché capital », et quelles sont les nouvelles structures morales ou éthiques qui encadrent, ou remplacent, l'ancien modèle du contrôle ? Pour y répondre, notre analyse suivra une progression chronologique et thématique. Nous examinerons d’abord La construction théologique de la luxure comme péché capital (Antiquité – Moyen Âge), en retraçant les fondations philosophiques et patristiques de la morale sexuelle chrétienne. Nous étudierons ensuite Le contrôle social et les fissures de l'Âge classique (XVIe – XVIIIe siècles), détaillant la mise en police des mœurs par l’Église et l’État, et les premières contestations du rationalisme. Enfin, nous analyserons La sécularisation et l'émergence de la libération sexuelle (XIXe – XXIe siècles), où la luxure passe du domaine du sacré à celui de la science et de la politique d’émancipation.
Partie I : La construction théologique de la luxure comme péché capital (Antiquité – Moyen Âge)
L'établissement de la luxure comme péché capital est le résultat d'une synthèse complexe entre l'ascétisme chrétien, la morale stoïcienne et l'anthropologie héritée de la Chute. C'est à partir de cette fondation que l'Église construisit son magistère moral sur le corps et le désir, érigeant l'abstinence en idéal et le péché charnel en ennemi public de l'âme.
Chapitre 1 : Les racines : étymologie, judaïsme, philosophie grecque et le corps
La morale sexuelle chrétienne ne naît pas dans un vide culturel, mais en dialogue et en rupture avec les traditions antiques qui la précèdent.
1.1. Les racines étymologiques
LUXURE n. f. est emprunté (v. 1119) au latin luxuria, dérivé de luxus (→ luxe) et d'abord appliqué à la végétation au sens d'« exubérance, surabondance ». Par suite, luxuria a été appliqué aux animaux et aux hommes avec l'idée de fougue, d'ardeur excessive et, au figuré, de profusion ou de somptuosité, sens très proche de celui de luxus. Le sens premier demeure dans le dérivé luxuriant* et l'idée de « faste, somptuosité » a été conservée par l'anglais luxury qui correspond pour le sens au français luxe. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française.
La luxure ! Et on commence par un détour étymologique. Cela nous permettra de vérifier qu’on parle bien de la même chose. On ne confond pas la luxure ni avec le luxe, le superflu et la richesse, ni avec le lucre, la recherche du profit pécunier à travers les activités marchandes. La luxure. Cela vient du latin Luxuria, qui signifie la surabondance, l’excès. Le débordement du désir charnel et sexuel. En grec, c’est encore plus clair : porneia. Qui a donné le mot pornographie. Eh bien voilà, on y est ! La luxure, c’est le péché lié au sexe. La recherche désordonnée du plaisir charnel. Le fait de se complaire dedans, de rechercher le plaisir sexuel pour le plaisir sexuel. L’impureté charnelle. Alors, vous faites attention : l’Église ne vous dit pas que le plaisir ou le désir sexuel soient mauvais. La Bible vous dit : Dieu les créa homme et femme et il vit que cela était bon. Le désir et le plaisir sexuel sont bons. Mais l’impureté, c’est quand on cultive ce qu’il peut y avoir de vicié dans ce plaisir ou ce désir charnel. La luxure. Paul-Adrien d’Hardemare. https://www.theodom.org/wp-content/uploads/2021/08/14-4-La-luxure.pdf
1.2. L'héritage judaïque : le désir comme transgression de l'ordre créé
Le judaïsme antique, bien que valorisant la procréation dans le cadre du mariage (le commandement de « croître et multiplier »), a posé les bases de la condamnation de la transgression sexuelle. Le désir n'est pas mauvais en soi, car il est nécessaire à la perpétuation de l'alliance divine. Cependant, il devient péché lorsqu'il sort du cadre légal (inceste, adultère, homosexualité masculine). L'adultère (interdit par le Décalogue) et la fornication sont vus comme des violations de l'ordre social et de la pureté rituelle. Le concept de "yétser hara" (l'inclination mauvaise), associé à une pulsion non maîtrisée, se rapproche de la luxure, bien qu'il couvre un champ plus vaste que le seul désir sexuel. La morale sexuelle est ici avant tout une question de droit et de contrat social établi par Dieu.
1.3. La méfiance philosophique grecque : la passion comme ennemi de la raison
La philosophie grecque a introduit le dualisme corps/âme qui sera crucial pour la pensée chrétienne. Chez Platon, les passions, et notamment l'appétit charnel (epithumia), sont considérées comme des forces anarchiques qui entravent l'accès à la connaissance (logos) et à la vertu. Le désir immodéré est l'antithèse de la tempérance (sophrosyne). Les philosophies hellénistiques, notamment le Stoïcisme, ont radicalisé cette méfiance, prônant l'apathie (absence de passion) comme voie vers la sagesse. Le corps est un poids, une prison, et la maîtrise des plaisirs est la première victoire de l'âme rationnelle. Ce cadre moral a fourni aux Pères de l'Église un vocabulaire et une grille d'analyse intellectuelle pour juger le désir.
1.4. L'idéal ascétique chrétien : la valorisation de la virginité
Le christianisme primitif, tout en héritant de ces deux traditions, a introduit un élément radical : l'idéal de la virginité comme état de perfection. Saint Paul, dans sa première épître aux Corinthiens (7:8), déclare : « Je dis à ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, qu'il est bon pour eux de rester comme moi (célibataire) ». Cette préférence théologique postule que l'abstinence libère l'individu pour le service exclusif de Dieu. Le mariage est alors relégué au statut de remède à la concupiscence (comme l'affirme la citation : « Mieux vaut se marier que de brûler »), et non un chemin vers la sainteté en soi. Ce dualisme hiérarchise les états de vie et positionne toute activité sexuelle, même licite dans le mariage, comme intrinsèquement inférieure ou nécessitant une justification (la procréation). C'est le triomphe de l'esprit sur la chair, le point de départ de la dépréciation radicale du désir.
Voir la sexualité chez les Pères de l'Église.
Chapitre 2 : L'héritage chrétien : l'augustinisme et la chute
Si Paul posa la préférence, c'est Saint Augustin (IVe-Ve siècles) qui fournit l'architecture théologique définitive, liant le désir sexuel non maîtrisé à l'essence même du péché originel.
2.1. La concupiscence comme peine du péché originel
Augustin, confronté au Manichéisme, a longuement médité sur la nature du mal. Il en est venu à la conclusion que le signe de la Chute (la désobéissance d'Adam et Ève) réside dans l'incapacité de l'homme à maîtriser ses propres membres et ses propres désirs. La concupiscence (le désir déréglé, la pulsion de la chair) est ainsi définie comme la peine du Péché Originel, et non le péché lui-même. Elle subsiste même chez les baptisés. Le désir sexuel, notamment l'érection involontaire, symbolise la rébellion du corps contre la volonté. La luxure devient alors non seulement un acte, mais un état de désordre intérieur, une maladie de l'âme qui doit être constamment combattue.
2.2. Les pères du désert et la classification des vices
Parallèlement à la théologie augustinienne, les Pères du Désert (IVe-Ve siècles, notamment Évagre le Pontique et Jean Cassien) ont systématisé les tentations spirituelles. Ils ont d'abord établi une liste de huit « pensées mauvaises » (logismoi). La luxure (porneia) figure en bonne place, représentant la tentation dirigée contre la pureté et la tempérance. Jean Cassien, en Occident, traduit cette liste et contribue à sa diffusion.
2.3. L'institution des sept péchés capitaux (Grégoire le Grand)
C'est le Pape Grégoire le Grand (VIe siècle) qui simplifie et réorganise la liste d'Évagre en y consolidant la doctrine des sept péchés capitaux (ou "racines" des autres péchés). La luxure (luxuria) est retenue et se définit comme l'appétit immodéré et illicite pour le plaisir sexuel. Cette codification est décisive : elle confère à la luxure un statut de caput (tête), c'est-à-dire une source potentielle d'innombrables autres péchés (l'adultère, l'inceste, la dissolution des liens, etc.). Elle sort du domaine purement monastique pour devenir la pierre angulaire de la morale populaire et de l'enseignement catéchétique médiéval.
Chapitre 3 : La doctrine et le droit : le péché capital et la pénitence
Le Moyen Âge est l'ère de la concrétisation de la luxure dans les systèmes de pénitence et de la codification par le droit canonique, transformant la doctrine en instrument de contrôle social effectif.
3.1. Les pénitentiels et la mesure du péché
Avec l'établissement du sacrement de pénitence (la confession), l'Église a eu besoin d'outils pour quantifier et punir le péché. Les Livres Pénitentiels (VIIe – Xe siècles) ont fourni des catalogues détaillés des actes luxurieux et des pénitences correspondantes (jeûnes, aumônes, exils). La luxure était divisée et classée selon plusieurs critères : la nature de l'acte, le statut des personnes (mariées, clercs, vierges), le lien de parenté (inceste, considéré comme une offense grave), et la gravité de l'intention. Ces manuels détaillés ont imposé une grille d'analyse et une discipline quasi-juridique au comportement sexuel, même le plus intime.
Un des exemples les plus clairs de cette classification et de la "tarification" des péchés se trouve dans le Pénitentiel de Théodore, souvent considéré comme l'un des plus anciens et des plus influents (composé vers la fin du VIIe siècle, attribué à Théodore de Tarse, archevêque de Cantorbéry).
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Ce manuel détaille avec précision les pénitences correspondantes à divers actes sexuels, en insistant sur le statut des personnes impliquées :
- De la fornication
- Si un laïc commet la fornication avec une vierge, il fera pénitence pendant un an [un an de jeûne, souvent sur pain et eau].
- S'il l'a fait avec une femme mariée, il fera pénitence pendant trois ans.
- Si un clerc se livre à la fornication, il fera pénitence pendant deux ans ; s'il est diacre, trois ans ; s'il est prêtre, quatre ans ; s'il est évêque, sept ans.
- Si un homme s'unit à une nonne [vierge consacrée], il fera pénitence pendant sept ans.
- De l'inceste
- Si quelqu'un s'unit à sa sœur, il doit être séparé de l'Église jusqu'à la fin de sa vie, à moins qu'il n'abandonne sa sœur et qu'il ne fasse pénitence pendant quinze ans. Pénitentiel de Théodore (Livre I, Chapitre II).
Voir l'histoire de la morale sexuelle.
3.2. La théologie scolastique : saint Thomas d'Aquin
Saint Thomas d'Aquin (XIIIe siècle), dans sa Somme Théologique, systématise la place de la luxure. Il confirme que la luxure est un péché capital, car elle est orientée vers le plaisir sensible de la chair au détriment de la raison et du bien commun. Surtout, il réaffirme le critère augustinien : le plaisir est ordonné, et licite, uniquement s'il est au service de la fin de la nature, c'est-à-dire la procréation dans le cadre du mariage. Tout acte sexuel qui rend la procréation impossible (peccatum contra naturam, ou péché contre nature) ou qui s'effectue hors mariage est intrinsèquement et gravement luxurieux. Le mariage, bien que remède à la luxure, était strictement encadré par le droit canon. Voir annexe.
3.3. L'application canonique : le contrôle du mariage et du célibat
Le droit canonique médiéval est devenu l'instrument principal pour contenir la luxure. En élevant le mariage au rang de sacrement indissoluble, l'Église créait un cadre licite unique. Simultanément, elle imposait le célibat sacerdotal en Occident (à partir des réformes grégoriennes), séparant la sphère du sacré de toute contamination charnelle et renforçant l'idéal ascétique au sommet de la hiérarchie ecclésiastique. Le contrôle de la luxure était ainsi exercé sur deux fronts : l'imposition de la fides (fidélité) et de la proles (procréation) chez les laïcs mariés, et l'exigence d'une pureté absolue pour le clergé.
Chapitre 4 : La répression et la police des mœurs
La doctrine bien établie des péchés capitaux nécessitait des mécanismes de surveillance et de punition pour s'imposer à l'échelle de la société. Du Moyen Âge tardif à la période classique, le contrôle de la luxure est passé de la sphère de la pénitence privée à celle de la répression publique par le biais de tribunaux ecclésiastiques et de la collaboration croissante avec les autorités civiles.
4.1. Le rôle du confesseur et les manuels de casuistique
Après le IVe Concile de Latran (1215) qui rendit la confession annuelle obligatoire, le confesseur devint le principal agent de l'orthodoxie sexuelle. Les théologiens et moralistes ont rédigé des sommes et des manuels de casuistique pour les prêtres, leur permettant de sonder les consciences et d'évaluer la gravité des péchés de luxure. Ces manuels décortiquaient les actes : de la simple pensée impure à l'attouchement, en passant par les sollicitations, la fornication et la sodomie (un terme englobant souvent toutes les pratiques considérées comme "contre nature"). Ces outils ont eu un effet normatif puissant, transformant le confessionnal en un véritable tribunal où la vie intime des fidèles était minutieusement examinée et jugée.
4.2. La justice ecclésiastique : inquisition et officialités
Dans les cas de transgression publique ou de péché d'hérésie lié à la sexualité (comme le concubinage des clercs, ou des pratiques occultes associées à l'hérésie), les tribunaux de l'Officialité et, dans une certaine mesure, l'Inquisition, prenaient le relais. L'Inquisition, bien que célèbre pour sa lutte contre les hérésies doctrinales, s'est parfois intéressée aux mœurs, notamment lorsque les pratiques sexuelles s'accompagnaient de blasphème ou de rituels considérés comme magiques ou diaboliques. La chasse aux sorcières, par exemple, a souvent associé la figure féminine à la luxure diabolique, faisant de l'excès charnel la preuve de l'hérésie et de l'apostasie. L'Inquisition, dans ses différentes formes et époques (médiévale, puis l'Inquisition espagnole et romaine), avait pour mission principale de maintenir l'orthodoxie de la foi. Cependant, cette mission s'étendait logiquement aux mœurs et aux pratiques sexuelles dès lors qu'elles étaient considérées comme une déviation de la foi ou une menace pour l'ordre divin et social.
L'ouvrage qui illustre le mieux cette jonction est le plus célèbre des traités de sorcellerie : le Malleus Maleficarum (Le Marteau des sorcières), publié en 1487 par deux inquisiteurs dominicains, Heinrich Kramer et Jacques Sprenger.
Bien que non directement un manuel de procédure de l'Inquisition elle-même (il est un traité théologique et juridique sur la sorcellerie), il a été extrêmement influent auprès des juges et des tribunaux, y compris l'Inquisition, et codifie la manière d'identifier et de juger les crimes qui mêlent mœurs, luxure et hérésie.
Le Malleus Maleficarum insiste sur le fait que la luxure est la porte d'entrée principale pour la sorcellerie, et donc l'hérésie. La femme y est désignée comme étant particulièrement prédisposée au mal par sa nature prétendument plus charnelle, ce qui relie explicitement le désir sexuel non maîtrisé (le péché de la chair) à la participation à des rites diaboliques :
« La foiblesse [faiblesse] du sexe, qui l'expose à la luxure, est la raison pour laquelle le monde est plus infecté de sorcières que d'hommes. Il est naturel que les femmes soient plus crédules, et plus impressionnables ; et comme elles sont aussi plus charnelles, elles sont promptes à faire un pacte avec les démons... L'homme qui succombe au péché de la chair est souvent préservé de l'hérésie, alors que la femme est plus facilement entraînée, à cause de sa curiosité immodérée et de son insatiable libido. » Malleus Maleficarum (Partie I, Question 6).
4.3. Le contrôle étatique : prostitution et moralité publique
À la fin du Moyen Âge et à l'aube de l'Âge Classique, l'autorité civile commença à s'approprier le contrôle de la moralité publique. Si l'Église régissait le sacrement et le péché, les municipalités et les monarques régulaient l'ordre public. Les autorités civiles s'occupaient notamment de la prostitution. Au départ tolérée et encadrée dans des quartiers spécifiques (afin de protéger les « bonnes femmes » de la luxure des hommes), la prostitution fut progressivement criminalisée à partir du XVIe siècle. Cette criminalisation coïncide avec les Réformes religieuses (protestantes et catholiques), qui appelaient à une purification des mœurs et à l'éradication du vice dans la cité. Le contrôle étatique du corps féminin et de l'espace public s'est ainsi renforcé, faisant de l'abstinence ou de l'encadrement conjugal strict la nouvelle norme sociale imposée par le pouvoir temporel.
Suite : II - Le contrôle social et les fissures de l'âge classique.

