Le péché originel dans la théologie
Blaise Pascal
Il est sans doute qu’il n’y a rien qui choque plus notre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui, étant si éloignés de cette source, semblent incapables d’y participer. Cet écoulement ne nous paraît pas seulement impossible, il nous semble même très injuste. Car qu’y-a-t-il de plus contraire aux règles de notre misérable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un péché où il paraît avoir si peu de part qu’il est commis six mille ans avant qu’il fût en être. Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant, sans ce mystère le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses replis et ses tours dans cet abîme. De sorte que l’homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n’est inconcevable à l’homme. Blaise Pascal, Pensées, Brunschwig 434, Lafuma 131.
Paul Ricœur
On ne dira jamais assez le mal qu’a fait à la chrétienté l’interprétation littérale, il faudrait dire « historiciste » du mythe adamique ; elle l’a enfoncé dans la profession d’une histoire absurde et dans des spéculations pseudo-rationnelles sur la transmission quasi biologique d’une culpabilité quasi juridique de la faute d’un autre homme, repoussé dans la nuit des temps, quelque part entre le pithécanthrope et l’homme de Neandertal. « Le « pseudo-concept » du péché originel révèle en même temps cet aspect mystérieux du mal, à savoir que si chacun de nous le commence, l’inaugure, chacun de nous aussi le trouve, le trouve déjà là, en lui, hors de lui, avant lui ; pour toute conscience qui s’éveille à la responsabilité, le mal est déjà là ; en reportant sur un ancêtre lointain l’origine du mal, le mythe découvre la situation de l’homme : cela a déjà eu lieu ; je ne commence pas le mal, je le continue, je suis impliqué dans le mal, la mal a un passé, il est son passé, il est sa propre tradition ; le mythe noue ainsi dans la figure d’un ancêtre du genre humain tous ces traits que nous avons énumérés tout à l’heure : réalité du péché antérieur à tout prise de conscience, dimension communautaire du péché irréductible à la responsabilité individuelle, impuissance du vouloirenveloppant toute faute actuelle. Le “péché originel” : étude de signification », Le conflit des interprétations. Essais d’herméneutique, Paris, Seuil, 1969, p. 280.
Toute grande pensée sur le mal distribue de façon originale le moment logique, le moment éthique, le moment tragique. […] Dans une “logique” de l’être, le mal est néant. Dans une “vision éthique”, le mal est perversion de la liberté. Dans une “vision tragique”, le péché est originel. […] Faut-il ajouter : Dans une vision “esthétique”, il concourt à l’ordre ? La doctrine augustinienne du péché originel cherche à rendre compte de cette dimension tragique du mal, du mal qui me précède, du mal qui m’excède : je ne suis pas la source de tout mal. Paul Ricoeur, « Logique, éthique et tragique du mal chez saint Augustin », dans I. Bochet (dir.), Paul Ricoeur : mal et pardon, Paris, Éditions Facultés jésuites de Paris, 2013, p. 60.63.64.
Pierre Masset
Comment parvenir à penser que ce primate évo- lué (Adam), encore culturellement sous-développé, cet hominisé au matin de l'esprit ait pu être un aussi grand prévaricateur? La chose me paraît en effet difficilement acceptable. Mais faut-il pour autant nier le péché d'Adam en tant que péché originant? La conclusion ne s'impose pas et il y a sans doute une autre manière de voir les choses. De même, si les fossiles nous disent à l'évidence que la mort fait partie de la vie, il est non moins évident que cette loi de la mort (et de la souffrance) concerne notre condition actuelle, mais cela ne nous dit rien d'une éventuelle nature qui en aurait été exempte. Réflexion philosophique sur le péché originel Pierre MASSET, NRT 6/1988.
Gustave Martelet
L’aurions-nous oublié ? Ce que l’apôtre (Paul) entend nous dire dans ses affirmations sur Adam, c’est moins ce qui nous arrive du seul fait d’Adam, à savoir « le péché et la mort », que ce qui nous arrive du seul fait du Christ, à savoir « la justice et la Vie ». Le rôle que joue Adam ici n’a pas sa consistance en lui-même ; il la doit tout entière au Christ auquel il sert de contrepoint. Paul utilise Adam pour faire valoir l’incomparable efficacité du Christ dans l’œuvre du salut ; ce qui l’intéresse en Jésus c’est qu’il soit lui seul la source d’un salut absolument universel ; en Adam au contraire, ce qu’il désire trouver, pour exalter le salut apporté par le Christ c’est moins la responsabilité personnelle d’Adam — qu’il n’a d’ailleurs aucune peine à accepter — dans l’ordre du péché, que le moyen de se représenter l’universalité du péché à laquelle nous arrache, lui seul, le Rédempteur universel de tout le genre humain. Puisque Adam est le représentant de la totalité des hommes dans la symbolique culturelle de son peuple, Paul utilise ce patronyme de l’humanité tout entière pour y synthétiser en contrepoint l’œuvre éminente du Sauveur. Pourtant, même pour saint Paul, contrairement au contre-sens commis par Augustin qui a lu l’inclusion de tout péché dans le seul « péché d’Adam », Adam n’est jamais à comprendre comme le pécheur causal qui expliquerait tout le péché du monde, il est à comprendre, quel que soit par ailleurs pour nous le caractère inaccessible de son identité concrète, comme le pécheur inaugural. Ce qui » entra » par lui ou plutôt avec lui dans le monde, comme le dit saint Paul, déborde de beaucoup ce qu’il fait de lui-même. « Adam » n’est pas la source d’un fleuve qui lui devrait à lui tout seul la nature de son cours ; ce qui naît avec lui de « péché », et qu’il faudra encore préciser, aurait pu naître avec tout autre et peut se trouver en chacun, sans que ce pauvre « Adam » y soit « causalement » pour rien. L’histoire cumulative du péché dans le monde, dont la Genèse présente un raccourci purement symbolique d’Adam à Abraham, n’est pas le développement homogène d’un péché imputable à Adam, comme si tout découlait de la seule liberté personnelle de cet individu. Adam, pour ne rien dire d’Eve, a fait le premier ce que nous faisons tous, grossissant de la sorte le poids du péché, car, ajoute saint Paul, si le péché nous « a atteints » et à travers lui, (selon une affirmation sans nuance) la mort « c’est que tous ont péché » (Rm 5,12). Il ne faut donc pas chercher en Adam le responsable universel du péché dans le monde. Le premier homme, que nous ne connaîtrons jamais, non seulement n’est pas plus pécheur que les autres, il l’est sans doute beaucoup moins, il est seulement le premier de toute la série ; comme il ne sera démenti par personne, personne non plus ne peut se séparer de lui. En lui paraît le genre humain tout entier, en lui se révèle ce que nous sommes tous. Il a fait s’agissant du péché selon la parabole originaire, ce qu’à notre manière nous « faisons » tous et que tous, à sa place, nous aurions « fait » aussi. Il n’est pas une cause, mais il est l’exemplaire initial de ce que nous sommes tous. D’ailleurs, si le récit parabolique offre des traits si marqués et sans doute trop forts pour la réalité effective du « premier » des péchés, qui nous demeure d’ailleurs indiscernable, c’est en fait, nous le comprenons mieux maintenant, pour que sa profondeur puisse nous suggérer son extension. Omnis homo Adam, disait ici merveilleusement Augustin (In Ps 70. sermo 2, I PL 36,891).
Il est indispensable de rappeler ici la distinction théologique entre le péché originel originé, celui dont nous sommes marqués en naissant - comment ? nous le verrons plus loin - et le péché originel originant, le premier des péchés chronologiquement parlant. Celui-ci, la Genèse le décrit en parabole comme le prototype des péchés de l’histoire ; elle veut montrer par là que le mal moral vient des actes d’une liberté qui peut se convenir et non d’une fatalité sans cause et sans remède. Appeler ce premier des péchés, péché originel (originant), ne crée aucun problème si l’on voit bien qu’il mérite ce nom seulement parce qu’il ouvre la série des péchés de l’histoire et non parce qu’il en créerait à lui seul le pire contenu. Quelle que soit la nature ou l’auteur (ou même les auteurs) de ce premier péché, est bien l’angine, au sens du point de départ chronologique de tous les autres ; mais en inaugurant cette série, il n’en constitue pas à lui seul l’objet ; il n’a pas d’autre gravité que celle de tout autre péché qui suivra et même, comme nous le verrons, sa gravité est sans doute la moindre de tous. Si modeste qu’il soit, il (ait symbole pour tous les autres, puisqu’il est le premier. À ce titre il mérite rétrospectivement une mention particulière, à condition que, ce faisant, on n’en fausse pas la nature en en exagérant la portée. Reste qu’historiquement parlant, le plus décisif pour nous, c’est le péché du monde actuellement accumulé ; il constitue l’originatum, c’est-à-dire la condition pécheresse en laquelle nous sommes, en naissant, insérés et dont le baptême nous affranchit en nous incorporant au Chou, comme nous le montrerons c’est de cette condition pécheresse que le concile de Trente parle en disant que la nature humaine est blessée. C’est donc de cette blessure historique que Marie dans sa naissance est gracieusement préservée.
La vraie réponse à la question que pose l’universalité du « péché » en tout homme est donc à chercher non pas dans un individu responsable pour tous, mais dans l’humanité commune à chaque individu. Nous sommes des libertés originairement peccables, étant dans notre liberté non pas l’Absolu en personne, mais seulement des images de l’Absolu qui peuvent se préférer à lui pour mieux se sentir exister. Par peur ou par soupçon, notre liberté penche spontanément - et c’est le fait de tous, étant un fait humain - vers le pôle négatif de nos rapports à Dieu. Les conséquences éthiques d’un choix théologalement ruineux s’amoncellent ainsi dans l’histoire. L’effet cumulatif de ces choix erronés conditionne les choix à venir et constitue un univers, un héritage, un « monde », un milieu d’existence et de vie ou encore un « champ », au sens magnétique du mot, dans lequel nous entrons tous par la voie de la génération et dont nous devenons ainsi dépendants. Cet héritage ou ce milieu nous façonne, ce « champ » nous oriente et nous commande avant que nous n’y ajoutions le tribut de notre propre action ; celle-ci en ratifie et souvent même en accuse les composantes. Le résultat négatif du jeu des libertés antérieures à la nôtre, dont nous sommes spirituellement tributaires et auquel nous contribuons à notre tour, la Première Épître de Jean l’appelle « le monde de la concupiscence et de la convoitise » (2,16) ; il nous est d’ailleurs aussi intérieur qu’imposé, car nous avons tôt fait de consentir au monde dans lequel nous baignons. Le plus aisément descriptible de ce péché du monde, antérieur à notre liberté, n’est autre que la communauté historique des hommes, véhiculant en soi des types de comportements, des habitudes de pensée et de mœurs, des tropismes de groupes ou de milieux, parfois même de culture, allant plus spontanément dans le sens du moins bon que souvent du meilleur, pour ne pas dire qu’il favorise bien des fois le franchement mauvais. Tel est le premier sens de ce péché qu’on nomme originel, parce qu’il est antérieur à la liberté de chaque individu qui s’en trouve objectivement marqué, du fait qu’il entre dans un monde historiquement pécheur. Répondre ainsi au problème que pose l’existence en nous d’une hérédité pécheresse, c’est sortir de l’idée d’un pécheur causal à qui l’on devrait imputer l’existence du patrimoine négatif de notre liberté. L’intelligence de la foi est ainsi libérée d’une idée odieuse autant que ridicule qui ferait d’un seul individu, pas plus humain que nous, la cause personnelle de la situation pécheresse de tous les autres hommes, et qui plus est, de la douleur du monde et de la mort de chaque individu, depuis sans doute deux mille millénaires. Apparaît aussi en meilleure lumière la signification positive du baptême.
C’est donc par notre entrée dans l’humanité pécheresse que nous sommes par naissance pécheurs, comme l’enseigne l’Église. Le péché originel dont il est ainsi question n’est donc d’abord rien d’autre que notre appartenance native à l’historicité pécheresse du monde. Mais de même que nous naissons à l’existence humaine, naturellement comprise, sans y être pour rien, de même est-ce sans la moindre faute de notre part que nous entrons dans un monde historiquement pécheur. Il va donc de soi qu’aucun enfant ne devient, en naissant, subjectivement pécheur ; il entre seulement dans un monde affecté par la dimension négative du péché ; celle-ci devient objectivement la sienne, comme les dimensions positives du monde le deviennent aussi.
Le baptême confère donc à cet enfant, par-delà l’appartenance première au monde uniquement humain qui, de fait, est pécheur, une appartenance effective au monde divinisant et sauveur du Christ. L’enfant que l’on baptise passe de la génération humaine qui le fait entrer dans l’héritage de grandeur et de faute propre aux hommes, à la régénération dans le Christ qui le rend participant du monde nouveau créé par le Ressuscité. Ainsi l’incorporation naturelle d’un enfant à ce monde par voie de génération tout humaine s’approfondit et trouve sa plénitude dans l’incorporation vraiment divine au Corps du Christ qu’est l’Église. On peut donc présenter le baptême comme un transfert de « situation » existentielle.
L’interprétation d’Irénée s’harmonise de manière étonnante avec les données culturelles auxquelles la science nous a accoutumés. En effet, dans la vision irénéenne du péché originel, comme « premier • péché prophétiquement saisi dans le récit de la Genèse, ce péché est un raté d’enfance au sens si humain de ce mot. Tandis qu’Augustin regarde le début de l’histoire spirituelle du monde sous le signe d’une effroyable catastrophe adamique, Irénée ramène le premier des péchés à une défaillance réelle, mais encore enfantine. À juste titre. L’- homme, nous explique-t-il, n’a pas été créé tout fait comme il le rêverait parfois, afin de s’éviter le temps de la « croissance » et plus encore, nous confie Irénée, le regret de « n’avoir pas été fait dieu dès le commencement ». Dès lors, - outrepassant la loi de l’humaine condition, avant même d’être des hommes, ils veulent être semblables à Dieu qui les a faits et voir s’évanouir toute différence entre le Dieu incréé et l’homme nouvellement venu à l’existence. C’est une illusion. Du fait qu’ils sont nouvellement venus à l’existence, les hommes, les premiers hommes sont de petits enfants -, ils doivent être traités comme tels. Si donc « Dieu pouvait quant à lui, donner dès le commencement la perfection à l’homme, l’homme était incapable de la recevoir - vu son état naissant 38. L’homme doit donc s’affermir en lui-même en tant que créature pour entrer en communion personnelle avec l’Incréé. - Quant à l’homme, continue Irénée, il fallait qu’il vint d’abord à l’existence, qu’étant venu à l’existence il grandit, qu’ayant grandi, il devint adulte, qu’étant devenu adulte, il se multipliât, que s’étant multiplié, il prit des forces, qu’ayant pris des forces, il fût glorifié, et enfin qu’ayant été glorifié, il vit son Seigneur : car c’est Dieu qui doit être vu un jour, et la vision de Dieu procure l’incorruptibilité, et l’incorruptibilité fait être près de Dieu. De cette économie de devenir et de croissance, qui retrouve le sens profond des genèses dont l’homme moderne est tellement marqué, une triple conséquence découle. Le péché le plus grave n’est pas le péché initial, c’est plutôt le péché qu’on peut dire final et dont Paul lui-même annonce la venue e. L’homme en sa première apparition est pour ainsi dire un enfant qui ne devient adulte, même en ses fautes, que progressivement. Le développement individuel de l’être humain éclaire ici celui de l’humanité entière en lui servant d’analogie. S’il est vrai que l’enfant récapitule en quelque sorte avec une étonnante rapidité les étapes culturelles antérieures du monde où il paraît, l’humanité est à comprendre, selon le raccourci que tout enfant lui présente, pourvu que l’on déploie immensément les étapes que le monde a franchies. Sans doute Irénée ignorait-il la durée de l’histoire et de la préhistoire, mais l’idée qu’il a eue d’une croissance de l’humanité à l’instar de celle de tout homme nous aide à accueillir les données que lui-même ignorait sur nos lointaines origines. Enfant dans la technique, la conscience, la pensée, le langage, pour ne rien dire de la taille de son corps et des dimensions mêmes de son cerveau, l’habilis ou tout autre individu qui représente nos origines, n’est-il pas aussi un enfant du point de vue de la moralité ? Le temps des « fontanelles » ne vaut-il que pour la partie la plus noble du squelette de l’homme, et pas aussi pour son esprit et pour sa liberté ? Rien en lui n’est tout à fait durci et ossifié. Une conception enfantine du péché convient à cette humanité qui semble en rester longuement à un état naissant.
La seconde conséquence est que l’exercice initial de la liberté, qui jamais ne fut neutre, ne doit pas être compris de manière dramatique, encore que ses modalités concrètes nous échappent. Si la Genèse nous en donne une version qui est plutôt tragique, c’est sans doute en raison du report qu’elle opère du péché actuel sur le « premier » péché. Mais ce report, il nous est conseillé de ne plus l’accomplir, étant donné ce que nous savons désormais des commencements modestes de notre humanité. D’ailleurs Paul lui-même, d’une façon inattendue et qui reste ignorée d’excellents exégètes, nous incite à le faire. Considérant une histoire infiniment plus courte que celle que nous connaissons, mais qui peut servir ici de modèle pour comprendre la nôtre, Paul oppose un temps antérieur à la Loi - celle du Sinaï - où le péché pour ainsi dire n’était pas imputé, et le temps de la Loi, où il peut et doit l’être. Pour lui aussi sans doute sous l’angle de la moralité, ce temps antérieur à la Loi est à comprendre comme un temps de l’enfance. Ne dit-il pas lui-même en Rm 3,25, que « Dieu a laissé impunis les péchés d’autrefois », c’est-à-dire antérieurs à la Loi? De même donc qu’encore petit et immature un enfant peut « pécher » - matériellement s’entend - presque sans le savoir, de même l’humanité.
Gustave Martelet, Libre réponse à un scandale, Cerf, 1986, p. 68-81.