Femmes stériles dans la Bible
1. La stérilité comme impasse et épreuve
Dans le monde biblique, la stérilité n’est pas un simple problème médical mais une véritable impasse sociale, familiale et spirituelle : ne pas avoir de descendance met en jeu le nom, l’héritage, la survie même du clan. Elle peut être ressentie comme une honte, une humiliation ou même un châtiment, au point que certaines femmes en font une question de vie ou de mort, comme le cri de Rachel : « Donne-moi des enfants, ou je meurs ».
Les récits insistent théologiquement sur le caractère « indépassable » de l’obstacle : âge avancé de Sarah, longue attente d’Anne, vieillesse d’Élisabeth, etc., afin de montrer que l’enfant qui naît ne peut être attribué qu’à l’action de Dieu. Le vocabulaire même de la stérilité en hébreu désigne une absence radicale de fruit, et la longueur du temps écoulé est un moyen narratif de faire sentir la profondeur de la souffrance et de l’impasse.
2. Des fécondités miraculeuses
Dans ce contexte, les naissances miraculeuses constituent des ruptures de l’impossible par la promesse de Dieu : pour Sarah, Rébecca, Rachel, Anne, la femme de Manoah, la Sunamite, Élisabeth, la fécondité vient après une longue stérilité explicitement rappelée par le texte. Ces conceptions tardives sont comme une « signature » de Dieu, un signe qu’il renverse le cours naturel des choses et qu’il reste fidèle à ses promesses malgré les apparences contraires.
Chaque enfant né d’une femme stérile reçoit une mission particulière dans l’histoire d’Israël : Isaac garantit la lignée de la promesse, Samuel figure le prophète et juge donné à un peuple en crise, Samson comme sauveur d’Israël face aux Philistins, Jean le Baptiste comme précurseur du Messie. La fécondité miraculeuse ne se réduit donc pas à la consolation d’un couple, elle a une portée communautaire et historique, au service du peuple de Dieu.
3. Signe de salut pour le peuple
Les récits de femmes stériles deviennent des paraboles du salut offert à tout un peuple : Dieu fait naître un avenir là où tout semble clos, comme pour Israël en exil relisant l’histoire de Sarah et entendant l’appel : « Pousse des acclamations, toi, stérile, qui n’enfantais plus… ». Isaïe utilise précisément l’image de la femme stérile devenue mère pour parler de la restauration de Jérusalem humiliée, que Dieu « épouse de nouveau » et comble d’une descendance nombreuse.
Ainsi, la fécondité des femmes stériles est un signe de la fidélité de Dieu à son alliance : là où l’histoire semble terminée, Dieu « ouvre un chemin » et redonne vie, ce qui est le cœur même de la notion biblique de salut. La guérison de la stérilité manifeste que le salut n’est pas seulement délivrance d’un mal, mais création d’un avenir, d’une descendance, d’une promesse qui continue au-delà des limites humaines.
4. Récits bibliques
Chaque récit articule d’abord une impasse objective (vieillesse, longue attente, humiliation), puis une parole divine qui promet, souvent en décalage avec les apparences, et enfin un accomplissement qui confirme la fidélité de Dieu.
Sarah (Gn 11–21)
Le texte accumule les signes d’impossibilité : Saraï est introduite comme « stérile, elle n’avait pas d’enfant » dès Gn 11, avant même la promesse, et l’âge avancé du couple est souligné au fil des chapitres. La tentative avec Agar (Gn 16) montre une manière humaine de résoudre l’impasse, qui ne remplace pas la promesse d’un fils issu de Sarah elle-même.
La promesse est réitérée contre toute vraisemblance : Dieu change le nom d’Abram et Saraï, élargit la promesse à « nations et rois », et annonce explicitement un fils pour Sarah, ce qui provoque le rire d’Abraham puis de Sarah elle-même (Gn 17–18). Le texte met en tension le rire incrédule de Sarah et la parole de Dieu : « Y a-t-il une chose trop étonnante pour le Seigneur ? », préparant ainsi la naissance d’Isaac dont le nom (« il rira ») garde mémoire de cette tension entre doute et accomplissement.
Rébecca (Gn 25)
Rébecca est présentée comme stérile après le mariage avec Isaac, ce qui prolonge la thématique d’une lignée de promesse constamment menacée d’interruption. Le texte souligne que la fécondité n’est pas automatique : Isaac doit « prier le Seigneur pour sa femme, car elle était stérile », et le Seigneur l’exauce, signalant que la descendance est toujours don et non simple donnée biologique.
La promesse surgit dans la tension même de la grossesse : les jumeaux se heurtent en son sein, et Rébecca consulte Dieu qui lui révèle le destin contrasté de ces deux nations, Ésaü et Jacob. L’impasse n’est donc pas seulement la stérilité initiale, mais aussi une grossesse difficile porteuse d’un avenir conflictuel, où la parole divine annonce que Dieu conduira son dessein de salut à travers cette histoire compliquée.
Rachel (Gn 29–30; 35)
Dans le cycle de Jacob, la stérilité de Rachel se déploie dans un contexte de rivalité : Léa enfante facilement, tandis que Rachel demeure sans enfant, ce qui engendre jalousie et détresse (« Donne-moi des fils, ou je meurs »). L’impasse n’est pas seulement physique, elle est aussi relationnelle et spirituelle : Rachel attribue d’abord la faute à Jacob, et recourt, comme Sara, à une solution par servante (Bilha), qui ne comble pas son désir propre de maternité.
La promesse n’est pas formulée ici sous forme d’oracle explicite, mais le texte signale une initiative divine décisive : « Dieu se souvint de Rachel, il l’exauça et il ouvrit son sein » (Gn 30,22). La tension se résout en une fécondité donnée, non fabriquée : Joseph naît comme fruit de ce « souvenir » de Dieu, puis Benjamin plus tard, de sorte que la stérilité traversée devient lieu de bénédiction pour l’avenir d’Israël.
La femme de Manoah, mère de Samson (Jg 13)
La femme de Manoah est d’emblée décrite comme « stérile et sans enfant », situation de blocage radical pour une famille d’Israël. C’est dans cette impasse que l’ange du Seigneur lui apparaît directement (avant même Manoah) pour annoncer une naissance et donner des consignes de consécration (naziréat) pour l’enfant à venir.
La promesse est très structurée : interdits alimentaires, interdiction du rasoir sur la tête de l’enfant, annonce de sa mission (« il commencera à sauver Israël de la main des Philistins »). La tension entre impossibilité et promesse est soulignée par la réaction de Manoah, qui demande une confirmation et des précisions, tandis que sa femme manifeste une confiance paisible en la parole reçue ; la naissance de Samson, racontée sobrement, montre que Dieu tient parole et fait surgir un libérateur à partir d’un sein fermé.
Anne (1 S 1–2)
Le récit d’Anne insiste sur la dimension existentielle et cultuelle de l’impasse : « le Seigneur l’avait rendue stérile », et sa rivale Peninna l’humilie chaque année, au point qu’Anne pleure et ne mange plus. La stérilité est devenue une souffrance intérieure intense, que le texte montre dans la prière silencieuse et bouleversée d’Anne au sanctuaire de Silo, incomprise d’Éli qui la prend d’abord pour une ivrogne.
C’est dans ce lieu de prière que surgit la promesse : Anne fait vœu de consacrer l’enfant au Seigneur, et la parole d’Éli, « Va en paix, que le Dieu d’Israël t’accorde ce que tu lui as demandé », fonctionne comme un « sceau » sur la supplication. La tension entre impasse et promesse se résout lorsque le texte souligne que le Seigneur « se souvint d’elle », et la naissance de Samuel est suivie du cantique d’Anne, qui élargit l’expérience personnelle en proclamation théologique : Dieu renverse les situations, exalte les humbles et fait passer du manque à la plénitude.
La Sunamite (2 R 4)
La Sunamite n’est pas explicitement qualifiée de « stérile », mais le texte précise qu’elle n’a pas d’enfant et que son mari est âgé, ce qui place le couple dans une impasse de fait. La situation n’est pas décrite sur le mode de la plainte, mais de la résignation : elle ne demande rien au prophète Élisée, se contentant d’exercer l’hospitalité.
C’est la parole prophétique qui crée la promesse : Élisée annonce qu’« à cette même époque, l’an prochain », elle aura un fils, et la femme réagit avec une sorte de crainte : « Ne trompe pas ta servante », signe que la promesse touche une blessure enfouie derrière la dignité apparente. La naissance puis la mort et la résurrection de l’enfant mettent à nu la tension maximale : ce don miraculeux semble repris, mais la Sunamite s’accroche au prophète jusqu’au retour à la vie de son fils, montrant un chemin de foi au cœur de l’absurde.
Élisabeth (Lc 1)
Luc présente d’emblée la situation comme paradoxale : Zacharie et Élisabeth sont justes devant Dieu, mais « ils n’avaient pas d’enfant, parce qu’Élisabeth était stérile, et tous deux étaient avancés en âge ». L’impasse conjugue stérilité et vieillesse, ce qui, dans le contexte biblique, rend humainement impossible toute espérance d’enfant et rappelle délibérément la figure de Sarah.
La promesse intervient au cœur de la liturgie, dans le sanctuaire, par l’ange Gabriel : il annonce la naissance de Jean, sa mission prophétique et son rôle dans la préparation du Seigneur, tandis que l’incrédulité de Zacharie se manifeste par une demande de signe et se traduit en mutisme temporaire. La tension entre impasse et promesse se joue alors dans le temps : Élisabeth conçoit effectivement, se tient cachée cinq mois en disant que Dieu a enlevé sa honte, et la naissance de Jean, avec le retour de la parole à Zacharie, atteste que ce que Dieu avait promis s’est accompli malgré l’impossibilité initiale.
Marie (Lc 1–2)
Marie ne se présente pas comme stérile, mais comme vierge promise en mariage à Joseph ; l’« impasse » est ici d’un autre ordre : l’annonce d’une maternité sans relation conjugale, qui semble impossible selon l’ordre naturel. La question de Marie, « Comment cela va-t-il se faire, puisque je ne connais pas d’homme ? », porte précisément sur ce décalage entre promesse et condition présente.
La promesse prend la forme d’une parole christologique : l’enfant sera « Fils du Très-Haut », conçu par l’Esprit Saint, et l’ange donne comme signe la grossesse d’Élisabeth, autre femme marquée par la stérilité, en concluant : « Rien n’est impossible à Dieu ». La tension se résout dans la foi de Marie qui répond : « Qu’il me soit fait selon ta parole », faisant de sa personne le lieu où la promesse de salut pour tout Israël (et au-delà) devient chair ; la maternité virginale apparaît alors comme l’ultime dépassement de toutes les impasses de fécondité rencontrées dans l’Ancien Testament.
Dans ces récits, le texte biblique ne nie jamais la réalité de l’impasse, mais la met en pleine lumière pour que la promesse apparaisse comme une parole gratuite et souveraine, dont l’accomplissement manifeste la fidélité et la puissance de Dieu au service de l’histoire du salut.
5. Vers une fécondité spirituelle
La tradition chrétienne lit ces récits comme une montée vers la conception virginale de Jésus en Marie, sommet de cette série de naissances impossibles où Dieu donne un Sauveur au monde. Marie ne passe pas de la stérilité à la fécondité, mais sa maternité virginale concentre le sens théologique déjà présent chez les femmes stériles : Dieu donne la vie de manière absolument gratuite, sans qu’elle résulte d’une simple puissance humaine.
En outre, la Bible et la tradition élargissent le thème à une « fécondité spirituelle » : la femme stérile devient symbole de toute existence apparemment stérile, improductive, mais appelée à porter du fruit par la foi et par l’accueil de la Parole. Certains textes de sagesse déclarent « heureuse la femme stérile mais sans tâche », montrant que la vraie fécondité se manifestera au temps de Dieu, dans la vie éternelle ou dans le fruit spirituel d’une vie offerte.
