L'évolution de la figure du mal dans la Bible : du serpent au dragon
L'étude des figures du mal dans la Bible — le serpent, l'adversaire (Satan), le diable et le dragon — révèle une évolution théologique et anthropologique significative, traversant les époques de l'Ancien au Nouveau Testament. Loin d'être une figure unifiée dès les premiers textes, l'incarnation de l'opposition à Dieu et au salut de l'homme se construit progressivement, intégrant des éléments de la culture ambiante et répondant à des besoins théologiques changeants.
I. Le serpent de la genèse : le paradigme de la ruse
Dans le livre de la Genèse (chapitre 3), l'introduction du mal passe par le serpent (nāḥāš en hébreu), décrit comme l'animal le plus rusé ('ārûm) de la création.
Rôle et fonction : Le serpent agit comme un tentateur et un menteur, remettant en question la parole de Dieu et incitant l'humain à désobéir par désir de connaissance ou d'égalité avec le Créateur. Il ne s'agit pas explicitement d'une entité spirituelle maléfique autonome (comme Satan le deviendra), mais d'une créature terrestre symbolisant la ruse et la séduction.
Perspective historique : Pour les premiers lecteurs de la Genèse, le serpent est d'abord un animal parlant, dont la malédiction par Dieu explique le mouvement rampant et l'hostilité envers l'homme. Le texte n'établit aucun lien direct avec Satan ou le Diable.
Voir l'étude du livre de la Genèse
II. ha-satan : l'adversaire et l'accusateur dans l'ancien testament
Le terme Satan (śāṭān en hébreu), signifie littéralement « l'adversaire » ou « l'opposant ». Dans l'Ancien Testament (AT), il n'est généralement pas un nom propre désignant le prince du mal, mais un titre ou une fonction.
Un rôle judiciaire : Dans le livre de Job et de Zacharie (3,1-2), ha-satan est un membre de la cour céleste de Yahvé (Dieu), agissant comme un procureur céleste ou un accusateur des humains. Sa fonction est de tester la fidélité de l'homme, comme dans l'épreuve de Job. Il n'est pas l'ennemi de Dieu, mais son subordonné exécutant une tâche.
L'évolution tardive : Dans un texte plus tardif, le Premier Livre des Chroniques (21,1), l'acteur qui pousse David à dénombrer Israël (un péché) est appelé « Satan » (sans l'article défini "le" qui caractérise la fonction). Cela marque une première évolution vers une figure tentatrice et malveillante, distincte de Dieu, probablement sous l'influence du dualisme perse (zoroastrisme) après l'Exil à Babylone.
III. Satan et le diable : l'ennemi par excellence dans le nouveau testament
La période intertestamentaire et surtout le Nouveau Testament (NT) opèrent une fusion et une personnification des figures précédentes en un être spirituel unique, le chef des forces du mal.
Le Diable (diabolos) : Le terme grec « Diable » (diábolos), signifiant « calomniateur » ou « diffamateur », est utilisé comme synonyme de Satan. Cette figure est désormais le prince de ce monde (Jean 12,31), celui qui cherche activement à dévier les humains de Dieu.
Le tentateur de jésus : Dans les Évangiles synoptiques, Satan est le tentateur qui défie directement Jésus dans le désert, symbolisant l'opposition ultime au plan de Dieu. Jésus le voit tomber du ciel comme l'éclair (Luc 10,18), illustrant sa défaite initiale par l'incarnation et le ministère du Christ.
Jésus dit du démon qu’il est “menteur et père du mensonge“ (Jn 8,44), ce qui rejoint l’appellation donnée ici de “séducteur du monde entier”. Jésus appelle également le démon “le prince de ce monde” (Jn 12,31; 14,30; 16,11). Autant de précisions sur le démon qui nous montrent sa domination sur le monde. Quand on examine l’enseignement de Jésus et sa réaction en face des possédés et du démon qui les possède, il est clair qu’il ne considère pas cet ennemi contre lequel il lutte comme un ennemi dont il peut obtenir la conversion. Le péché contre l’Esprit est le péché d’un esprit effectivement révolté d’une façon définitive, qui consiste à refuser le pardon de Dieu. Dominique Auzenet, commentaire de l'Apocalypse.
La fusion des figures : Le NT établit explicitement le lien manquant de l'AT. Dans Apocalypse 12,9 et 20,2, Satan/Diable est clairement identifié comme le « grand dragon » et le « serpent ancien » (faisant référence à la Genèse). Cette identification rétrospective est cruciale, transformant la ruse du serpent en la malice d'un ange déchu.
La doctrine de la chute : Les textes comme l'épître de Jude et la Deuxième épître de Pierre font allusion à une chute d'anges qui se sont rebellés contre Dieu. Cette idée, développée dans la littérature apocryphe (comme le Livre d'Hénoch), est reprise pour expliquer l'origine de Satan comme un être céleste déchu par orgueil (souvent lié à l'interprétation des prophéties concernant les rois de Babylone et de Tyr dans Ésaïe 14 et Ézéchiel 28).
IV. Le dragon de l'apocalypse : la puissance démoniaque et eschatologique
Le livre de l'Apocalypse présente l'apogée symbolique de l'Adversaire sous la forme d'un grand dragon rouge feu à sept têtes et dix cornes (Apocalypse 12,3-9).
Symbole de la persécution : Le dragon est le grand ennemi cosmique qui se bat contre l'archange Michel et tente de dévorer l'enfant de la Femme (Christ) et de persécuter le peuple de Dieu. Il symbolise le pouvoir démoniaque en action dans l'histoire, la puissance politique et religieuse persécutrice (souvent identifiée à l'Empire romain de l'époque) et l'ultime source du mal.
Identité synthétique : L'Apocalypse consolide l'identité du mal en fusionnant toutes ses figures : « le grand dragon, le serpent ancien, appelé le Diable et Satan » (Apocalypse 12,9).
La défaite finale : La trajectoire du Dragon culmine avec sa défaite finale et son emprisonnement, d'abord pour mille ans, puis son jet dans l'étang de feu (Apocalypse 20,10), assurant la victoire eschatologique définitive de Dieu et du Christ sur toutes les formes du mal.
Conclusion
La figure du mal dans la Bible est un composite qui évolue d'une entité terreste et rusée (le serpent), à un fonctionnaire céleste qui teste l'homme (l'adversaire/Satan dans l'AT), pour finalement devenir le chef spirituel du mal et l'ennemi de Dieu (le Diable/Satan dans le NT) et, enfin, la manifestation apocalyptique de l'opposition au royaume divin (le Dragon). Cette évolution reflète le développement du monothéisme juif, l'influence des idées dualistes, et le besoin théologique de rendre compte de l'origine du mal dans un univers créé par un Dieu bon. Le Christ est présenté comme celui qui a vaincu le pouvoir du Diable, faisant de l'histoire du salut une bataille continue avec la promesse de la victoire finale.
On voit donc qu’il y a progression de la
Révélation entre l’Ancien et le Nouveau
Testament. Dans la Genèse, il n’est
pas dit que le serpent soit le diable.
Mais lorsqu’on aborde le Nouveau
Testament, précisément parce que
Jésus vient nous délivrer de cet accusateur
et séducteur, il met en lumière
le mal dont il vient nous délivrer. On
le conçoit, révéler à l’homme, dès
l’Ancien Testament, l’existence de
quelqu’un d’un autre ordre et pouvant
apparaître comme plus puissant
que lui, une telle révélation aurait été décourageante.
Pour beaucoup de nos contemporains,
même parmi les chrétiens, le
diable n’existerait pas parce qu’il ne
se manifeste pas de façon visible. À
quoi il faut répondre qu’il y a suffisamment
de signes manifestes du
diable dans le monde pour qu’il n’ait
pas besoin de se déchaîner d’une
façon explicite (prises de possession
ou autres). Quand le monde est un
monde pécheur, le diable, ayant
atteint son but, n’a aucune raison de
se manifester d’une façon extraordinaire.
Acceptons donc la Révélation
contenue dans la Bible, interprétée et
confirmée par la Tradition: la liberté
du démon joue un rôle par rapport à
la nôtre. Celui qui s’est fixé dans la
révolte contre Dieu veut nous entraîner
dans la même révolte pour nous
priver du bonheur dont il s’est privé. Dominique Auzenet, Commentaire de l'Apocalypse.

