Masturbation - Approche médicale et psychologique

Histoire

Comme nous l’avons vu dans l’étude "Église et masturbation", l’Église condamne la masturbation au motif que cette pratique détourne la finalité de la sexualité. Toute pratique sexuelle doit être orientée vers la procréation. Au cours de l’histoire, cette lutte contre la masturbation n’est pas seulement le fait de l’Église. Les professionnels de la santé s’intéressent aussi à cette pratique. C’est surtout à partir du XVIIIe siècle que le sujet s’est développé notamment par le docteur Simon Auguste Tisso.

La lutte contre la masturbation occupe une place de choix au 18e siècle dans le discours répressif sur la sexualité. Depuis 1710, avec la parution à Londres de l’ouvrage du Dr Beier Onan, ou le péché affreux d’onanisme..., jusqu’à la fin du siècle, soixante-seize ouvrages (livres, brochures, articles) sont consacrés a cette « funeste habitude ». Cependant la véritable naissance de cette campagne date de 1760, année ou paraît "L’Onanisme" du Dr Tissot, traduction française de l’opuscule latin paru en 1758. Face a la dizaine de textes qui couvre la période de 1710 à 1760 et dont l’influence semble réduite, "L’Onanisme" est un livre fondateur. Sa diffusion est impressionnante : deux éditions révisées (du texte de 1760), la troisième (1764) porte le nombre de pages de 231 a 264 : treize rééditions avant 1813, traductions en anglais (Dublin, 1772), en italien (Venise, 1784). Le 19e siècle, qui doit beaucoup en ce domaine au médecin suisse (et qui le réédite vingt-cinq fois), ne dira plus que « Le Tissot ».

Tissot espère détourner le masturbateur de son vice en montrant ses funestes conséquences sur la santé. Celles qui atteignent l’âme sont les « plus fâcheuses » : affaiblissement des facultés intellectuelles, perte de la mémoire, légère démence, angoisse continuelle, vertiges, sommeil impossible ou trouble ; les autres concernent le corps : affaiblissement général ou absence de croissance s’il s’agit d’un adolescent ; douleurs « les plus vives » qui peuvent accabler n’importe quelle partie ; pustules ; les organes génitaux sont naturellement atteints (impuissance ou priapisme, éjaculation involontaire, ardeurs d’urine, tumeurs, stérilité) ; enfin, dérangement des fonctions intestinales. À cette liste, ajoutons ce qu’on peut appeler la « marginalisation » du « malade » « mis hors d’état d’être jamais rien dans la société » (p. 90). Dégradation, avilissement, voire destruction de l’esprit et du corps, éloignement de la communauté sociale, cette description apocalyptique est le fait d’un médecin. Sans pour autant refuser toute morale, ce n’est plus à Dieu, mais à la Nature qu’il faut demander la conduite a suivre « Je me suis proposé d’écrire des maladies produites par la masturbation, et non point du crime de la masturbation, n’est-ce pas d’ailleurs assez en prouver le crime, que de démontrer qu’elle est un acte de suicide. »

Tandis que le sang est une « humeur essentielle », la plus importante est, bien sûr, la liqueur séminale ; d’elle dépendent nos forces et la perfection de la digestion : « ...la perte d’une once de cette humeur affaiblirait plus, que celle de quarante onces de sang... » (p. 3). (40 onces = 1,22 kg).

Le péché ne serait donc plus un péché contre Dieu, mais contre la Nature : les masturbateurs « soustraient a la nature ce qui lui est nécessaire, et ce dont, par la même, elle se gardait bien de se de défaire. La sage Nature est victime de la folie des hommes.

Théodore Tarczylo. Voir le lien dans la bibliothèque.

Pour Tissot, le sperme est une « substance active » et la perte de spermatozoïdes est pathogène, nocive et dommageable. Ici, on peut reconnaître une influence de la théorie hippocratique des humeurs.

Mais l’œuvre de Tissot concerne essentiellement la gent masculine. Un autre médecin va s’intéresser aux femmes.

On peut dès lors comprendre l’importance qu’il est licite d’attacher à la publication, en 1771, par J. D. T. Bienville "Nymphomanie ou Traité de la fureur utérine". Ce livre publié onze ans après le traité de Tissot dont il prétend être la continuation et auquel il ne cesse de rendre hommage, comble un manque.

Vous voyez ces monstres, malheureusement revêtus d’une figure humaine, s’abandonner à des excès de fureur... Elles crient et s’emportent continuellement comme des insensés [...] elles disent et contredisent, sifflent et applaudissent, nient et affirment, font des signes et des gestes ridicules, tiennent des propos qui leur sont propres pour émouvoir les passions des hommes ; et afin d’y réussir plus sûrement, elles affectent des nudités qu’elles ont l’imbécillité de croire qu’on voudra bien attribuer à des distractions vives. Si malgré tout on les désespère, elles se jettent sur vous toutes furieuses, et l’excès de leur frénésie vous donne à peine le temps d’échapper de leurs mains (p. 19-21). La description des cas présentés par Bienville n’ajoute rien à ce tableau général si ce ne sont quelques notations physiques : « lèvres-. livides, ...yeux enfoncés et hagards, ...teint pâle et défiguré... maigreur affreuse » (p. 79-80) ou « joues flasques et décolorées... lèvres pendantes et violettes... bouche écumante et puante... dents noires et décharnées... » (p. 113) auxquelles il faut adjoindre l’évocation des accidents syncopiques (p. 152) et les attaques des fibres du cerveau (p. 153). Déchéance physique, incohérence et agressivité — et peu importe ici de savoir si cette description est celle de l’hystérie ! — voilà à quoi se réduit, en dernière analyse, le plaisir que prétendait donner la masturbation.

Jean-Marie Goulemot. Voir le lien dans la bibliothèque.

À la fin du XVIIIe siècle survient une vague de répression sexuelle qui modifie les pratiques sexuelles jusque dans le XXe siècle. C’est durant cette dernière époque que le neurologue Sigmund Freud théorise la névrose d’angoisse, état qui reprend tous les maux que Tissot et Bekker attribuent à la masturbation : dans un premier temps, affaiblissement des facultés intellectuelles (troubles de la mémoire, démence, angoisses continuelles, hystérie, vertiges…), affaiblissement des forces physiques (arrêt de la croissance, fatigues, palpitations, suffocations, défaillances, toux, fièvres…), douleurs touchant la tête, la poitrine, l’estomac, les articulations, les intestins et des engourdissements fréquents. Dans un second temps apparaissent des impuretés physiques (boutons, pustules, démangeaisons…), des faiblesses sexuelles (perte d’érection, émissions de sperme facile, écoulement continuel d’une mucosité, affaiblissement du jet, tumeurs des testicules, impuissance masculine et stérilité) et enfin, des troubles intestinaux (constipation, hémorroïdes, diarrhées, émissions de glaires par l’anus).

Ces travaux à l’encontre de la masturbation s’adressent particulièrement aux parents dont les jeunes gens sont atteints par cette pratique. Émergent alors un grand nombre d’outils ainsi que des protocoles de prévention contre ce « mal ». Les médecins préconisent tout d’abord la discussion et l’aveu, en faisant prendre en compte la punition divine qui attend les « délinquants du sexe ». Puis, une fois cette étape passée, les patients se voient prescrire des potions, onguents, calmants, narcotiques et règles d’hygiénisme (bains froids avec de la limaille, éviter les longs séjours dans le lit, ainsi que l’inaction, les pantalons trop serrés et les ouvrages licencieux). S’en suit un panel d’inventions afin d’empêcher les jeunes de se toucher et « sauver leur santé ». Parmi celles-ci, on comprend des systèmes protecteurs (sorte de corset pour le pénis), des sangsues placées sur la région génitale, les gants cloutés, les poignets de force, la camisole de force. Certains médecins présentent des solutions extrêmes pour les « récidivistes » avec la chirurgie, l’exérèse et l’ablation.

Voir les multiples inventions pour conjurer la masturbation.

En réponse à ces restrictions, les « masturbateurs » inventèrent plusieurs accessoires érotiques afin d’accentuer ou accélérer le plaisir. Parmi eux, les « masturbateuses » (mains à manœuvrer dans lesquelles on jouit par frottements), l’étau à gland aussi appelé « les tenailles du sphinx » (étau recouvert de velours utilisé pour presser de droite à gauche le gland afin de créer des spasmes éjaculatoires au moment de l’orgasme), la « gueule de Sara » (une tête de lionne empaillée) et « la vespasienne de la Comtesse » (« récipient » recueillant la semence après une masturbation à plusieurs).

C’est au XXe siècle qu’émerge l’âge de la masturbation « bienfaisante », avec des sexologues tels que Iwan Bloch, Auguste Forel ou encore Wilhelm Stekel qui l’estiment comme une pratique normale, sans caractère dangereux. Il faut tout de même attendre encore quelques années pour que la masturbation soit une pratique acceptée dans la société.

Colombe Doiteau, "Onanisme", dans Hervé Guillemain (dir.), DicoPolHis, Le Mans Université, 2022. https://dicopolhis.univ-lemans.fr/fr/dictionnaire/o/onanisme.html

marteau de granville Un autre médecin du XIXe siècle invente un peu malgré lui le premier vibromasseur féminin. Le docteur Granville met au point un système pour calmer les crises d’hystérie chez les femmes : le massage vulvaire. Il pense que l’hystérie est due à un désir d’orgasme insatisfait qui agite les femmes mal conçues. Il s’agit donc de stimuler le sexe féminin jusqu’à l’orgasme. Il décide donc de transformer un outil qu’il utilisait pour les douleurs musculaires chez les hommes en objet vibrant pour stimuler le sexe des femmes. C’est l’invention du marteau de Granville, le premier vibromasseur.

Les études médicales du XXe siècle montrent finalement que la masturbation, en dehors de pratiques excessives et compulsives, ne cause aucun dommage à la santé.

Aujourd’hui, de nombreux sites vantent ses mérites : elle calme les douleurs, aide à lutter contre le stress, favorise le sommeil, prévient l’éjaculation précoce ainsi que l’impuissance, elle permet de se connaître et procure un plaisir immédiat.

Dangers

    Ses dangers ne sauraient être passés sous silence. La masturbation solitaire conduit parfois vers des ornières.
  • Elle peut devenir une habitude, voire une addiction, comme n’importe quelle drogue. Elle s’installe dans la vie comme un cercle vicieux : plus la personne se masturbe, plus elle en aura envie, jusqu’à tomber dans un besoin irrépressible. Cela peut alors conduire à une perte de contrôle de soi-même ou à des comportements compulsifs. Dans le cas d’une masturbation excessive, cette addiction peut conduire à l’isolement ou au narcissisme.
  • Elle peut causer des dysfonctions érectiles, notamment si elle est associée à la cyberpornographie.
  • Elle alimente les fantasmes dans une course au toujours plus.
  • Elle favorise l’égocentrisme au détriment d’une "relation". Au lieu d’une ouverture progressive au monde extérieur dans l’engagement et la conversation, émerge alors une introversion progressive, combinée à une peur de la confrontation et à un sens exagéré de soi. Pendant la masturbation, l’être humain reste avec lui-même et tourne uniquement autour de son propre désir, de son plaisir et de ses besoins. Cet égocentrisme peut se produire facilement, puisque pendant la masturbation, on ne pense qu’à soi-même. L’accent est mis sur soi-même, ses sentiments, son orgasme, et rien d’autre. » Le danger est qu’à travers la fixation sur son propre corps, la sexualité soit réduite au « physique ».
  • Elle traduit une fuite du monde réel à travers un plaisir facile et immédiat. Elle se présente comme une solution à moindres frais pour échapper aux difficultés de la vie. Cependant, lorsque la masturbation est pratiquée comme une échappatoire aux problèmes, il s’agit d’une façon de penser à très courte vue, puisque les problèmes « après » sont tout aussi présents qu’« avant ».

En conclusion, la masturbation a été diabolisée pendant des siècles, tant par l’Église que par le monde médical. La société occidentale moderne est sans doute tombée dans l’excès inverse en vantant ses mérites sans toujours souligner ses dangers.

La sexualité recouvre une triple finalité : la procréation, la relation et le plaisir. Privilégier la première est une forme d’angélisme ; se focaliser sur la dernière est une forme d’hédonisme ; seule la seconde, vécue dans l’amour permet de concilier la sexualité avec l’épanouissement de l’individu.