Apocalypse - Chapitre 10 - Le petit livre
Ce chapitre forme une interruption volontaire entre la 6ᵉ et la 7ᵉ trompette, un interlude comme celui entre le 6ᵉ et le 7ᵉ sceau (Ap 7). Il prépare la seconde partie du livre : la confrontation ultime entre le Royaume de Dieu et les puissances du mal.
| Versets | Commentaire |
| 1 Et je vis un autre ange puissant qui descendait du ciel. Il était vêtu d'une nuée, une gloire nimbait son front, son visage était comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu. | Cet « ange puissant » possède des attributs quasi-divins : nuée, arc-en-ciel, feu — symboles de théophanie (Exode 13,21 ; Ez 1,28). Il manifeste l’autorité céleste et la majesté de Dieu. Beaucoup y voient un ange christologique (représentant le Christ), mais Jean le nomme clairement « ange » : il incarne l’autorité de Dieu médiatisée. |
| 2 Il tenait dans la main un petit livre ouvert. Il posa le pied droit sur la mer, le pied gauche sur la terre, | On remarque un contraste voulu entre la stature colossale de l’ange, qui correspond à l’ampleur oecuménique (c’est-à-dire terrestre) de sa mission, et le petit livre qui est le plus exigu de tous ceux que mentionne l’Apocalypse. D.A. La plupart du temps aux premiers siècles de notre ère, les supports écrits étaient des papyrus ou des parchemins conservés sous forme de rouleau. Ils pouvaient être écrits des deux côtés. Plus tardivement, l’art représentera le plus souvent ces livres sous la forme que nous leur connaissons aujourd’hui. Pour les juifs et les premiers chrétiens, le mot livres évoquait les Écritures, c’est-à-dire les écrits dont le recueil constituera la Bible, une fois établi le Canon (liste des livres retenus comme essentiels à la foi). Le petit livre est ouvert, contrairement au livre scellé du chapitre 5. Il correspond à la révélation imminente, désormais accessible. Les différences cependant sont claires : le petit livre est dans la main de l’ange, non de Dieu; il est ouvert, et non pas scellé; ce n’est pas l’ange qui le reçoit, mais Jean. Le livre aux sept sceaux représentait l’Ancien Testament que le Christ seul peut accomplir, le livre de l’histoire humaine à laquelle seul il peut donner un sens; il est possible que ce petit livre ouvert représente précisément l’Évangile de Jésus-Christ que l’Église doit proclamer. D.A. Les deux pieds sur mer et terre expriment une domination universelle : le message concerne le cosmos entier. L’Église est appelée à un témoignage sans frontières. “Cette bonne nouvelle du Royaume sera proclamée dans le monde entier, en témoignage à la face de toutes les nations, et alors viendra la Fin“ (Mt 24,14). |
| 3 et cria d'une voix forte, comme rugit un lion. Quand il eut crié, les sept tonnerres firent retentir leurs voix. 4 Et quand les sept tonnerres eurent retenti, comme j'allais écrire, j'entendis une voix qui, du ciel, me disait : Garde secret le message des sept tonnerres et ne l'écris pas. | Le cri « comme un lion » rappelle encore la théophanie. L’expression est déjà présente dans l’Ancien Testament. Employée en Osée 11, 10, elle indique non une menace, mais un appel : « Ils marcheront à la suite du Seigneur ; comme un lion il rugira, oui, il rugira, lui, et, tout tremblants, ses fils viendront de l’Occident ». Chez le prophète Amos (Am 1, 2 : « Le Seigneur rugit depuis Sion, depuis Jérusalem il donne de la voix » et v.3, 8 : « Quand le lion a rugi, qui peut échapper à la peur ? Quand le Seigneur Dieu a parlé, qui refuserait d’être prophète ? »), elle illustre la puissance irrésistible du Seigneur et la terreur qu’elle provoque quand il manifeste sa souveraineté absolue. Le tonnerre est un procédé biblique pour décrire la voix de Dieu : dans le psaume 29 (28), la voix puissante du Seigneur est comme le tonnerre, elle fait tout trembler. Les « sept tonnerres » parlent, mais une voix demande à Jean : « Scelle ce qu’ont dit les sept tonnerres et ne l’écris pas. » Contrairement à Daniel qui devait sceller son livre (Dn 12,4), Jean doit sceller seulement cette parole. Mystère partiellement suspendu : Dieu ne révèle jamais toute sa pensée, même l’Apocalypse n’épuise pas le mystère. Cela contredit toute tentative de lecture exhaustive ou de calcul eschatologique. Il est difficile de savoir ce que représentent les sept tonnerres qui retentissent (10,3). Ils sont en tout cas la manifestation de la Voix de Dieu (Ps 29; Jn 12,28-29). La juxtaposition contrastée du secret à garder parce que le temps de la Fin n’est pas encore venu, avec le serment “plus de délai ! “ montre bien que cette partie de la vision du chapitre 10 se rapporte très probablement à la finale de l’histoire. D’une part, le temps de la Fin n’est pas encore venu au moment où saint Jean reçoit la vision, et, d’autre part, la vision se rapporte au temps de la Fin qui surviendra sans délai lorsque l’ange porteur du petit livre aura accompli sa mission ; c’est-à-dire lorsque l’Église, dynamisée par une impulsion nouvelle du Christ aura réalisé sa mission de prêcher l’Évangile à toutes les nations. D.A. |
| 5 Et l'ange que j'avais vu debout sur la mer et sur la terre leva la main droite vers le ciel 6 et jura, par celui qui vit pour les siècles des siècles, qui a créé le ciel et ce qui s'y trouve, la terre et ce qui s'y trouve, la mer et ce qui s'y trouve : il n'y aura plus de délai. | Il lève la main vers le ciel — geste de serment divin (Dn 12,7). Le fait de lever la main droite vers le ciel est attesté comme la façon de faire un serment en présence de Dieu (Gn 14,22 ; Dt 32,40). La déclaration centrale : « Il n’y aura plus de délai. » Le temps de la patience touche à sa fin. Le plan divin arrive à son point de non-retour. La mention du Dieu créateur (« qui a fait le ciel, la terre, la mer ») signifie : l’histoire n’est pas cyclique ; le monde a une destination, voulue par le Créateur. |
| 7 Mais aux jours où l'on entendra le septième ange, quand il commencera de sonner de sa trompette, alors sera l'accomplissement du mystère de Dieu, comme il en fit l'annonce à ses serviteurs les prophètes. | Le « mystère de Dieu » désigne l’accomplissement du salut, déjà annoncé aux prophètes. Ce verset est une sorte de thèse du livre : Dieu mènera à terme ce qu’il a commencé. Nous passons de la menace au téléos : la finalité. Dans les apocalypses, depuis Daniel (2,28.29.47), le mot “mystère“ a un caractère nettement eschatologique ; le “mystère“, ce sont les événements de la Fin, tenus secrets jusqu’à leur accomplissement. |
| 8 Et la voix que j'avais entendue venant du ciel me parla de nouveau et dit : Va, prends le livre ouvert dans la main de l'ange qui se tient debout sur la mer et sur la terre. | Image prophétique reprise d’Ézéchiel 2–3. La Parole de Dieu : douce lorsqu’elle est reçue (grâce, vérité) ; amère lorsqu’elle est vécue (persecution, responsabilité). La mission prophétique est exaltante mais douloureuse : annoncer le salut implique dénoncer le mal. Voir l'étude sur la manducation de la parole. |
| 9 Je m'avançai vers l'ange et le priai de me donner le petit livre. Il me dit : Prends et mange-le. Il sera amer à tes entrailles, mais dans ta bouche il aura la douceur du miel. 10 Je pris le petit livre de la main de l'ange et le mangeai. Dans ma bouche il avait la douceur du miel, mais quand je l'eus mangé, mes entrailles en devinrent amères. | Prendre et manger : eucharistie. Prendre le petit livre. Le lecteur peut penser au livre scellé du chapitre 5, cependant il ne peut y avoir de confusion entre les deux. En effet, c’est un « petit » livre. Il est dans la main de l’ange, non dans celle de Dieu. Il est ouvert, contrairement au livre scellé du chapitre 5 et n’est pas écrit recto et verso : son contenu est donc connaissable mais plus limité. Enfin, c’est Jean, le visionnaire, qui le reçoit. Le livre peut représenter l’Évangile du Christ que l’Église doit proclamer. Le manger. Le petit livre avalé constitue une investiture prophétique, inspirée du récit de la vocation d’Ezéchiel (Ez 2-3). Le livre renferme le contenu du message qui lui est confié. L’ordre de le manger signifie qu’il faut assimiler le sens des paroles avant de les communiquer, à la façon des prophètes anciens (Ezéchiel et Jérémie). N’oublions pas que la tradition biblique est avant tout orale. Ainsi, une fois ingéré, le livre disparaît mais les paroles du prophète ont reçu autorité (cf. Jr 1, 10) ; le prophète devient le porte-parole de Dieu, c’est sa voix qui porte le message divin devenu audible pour le Peuple. Cependant, conformément à la tradition prophétique, le visionnaire constate l’ambiguïté du message qui est à la fois doux et amer, consolant et redoutable, promesse de bonheur et menace de châtiment. |
| 11 Et l'on me dit : Il te faut à nouveau prophétiser sur des peuples, des nations, des langues et des rois en grand nombre. | Nouvelle mission : universelle (nations, peuples, langues), politique (rois). La prophétie s’adresse au pouvoir autant qu’au peuple. Jean n’est pas simple spectateur : il devient acteur du plan divin. Ce verset ouvre la grande section prophétique des chapitres 11–22. |
Synthèse théologique
Apocalypse 10 joue un rôle charnière dans la structure du livre :
- Entre avertissement et accomplissement.
Après les jugements partiels des trompettes, l’annonce tombe : Le délai touche à sa fin ; la révélation passe de la patience de Dieu à l’accomplissement de sa justice. - Articulation entre ciel et terre
Le pied sur mer et terre signifie : le Royaume de Dieu revendique la création entière ; l’Apocalypse n’est pas envers un monde spirituel hors du réel, mais sur le destin concret de l’histoire humaine - La Parole comme mission
Le livre n’est pas seulement vu, mais mangé : la prophétie forme et façonne le prophète. La révélation se fait chair dans le témoin — comme le Verbe s’est fait chair. - Révélation et secret
Les tonnerres scellés expriment un principe fondamental de la foi : La révélation est totale dans son but, mais non dans ses modalités. Aucune interprétation intégralement prédictive de l’Apocalypse n’est légitime. - Une christologie implicite mais forte
Si le Christ n’apparaît pas explicitement, sa logique domine :
– le messager reproduit ses attributs
– la mission continue son œuvre
– le mystère se consomme dans la victoire de l’Agneau
- Dimension ecclésiale de la prophétie
Jean reçoit une mission au nom de l’Église.
Celle-ci est appelée à être :
– témoin jusqu’aux limites du monde,
– messagère d’espérance dans le jugement,
– voix prophétique face aux puissances.
-
Apocalypse 10 affirme avec puissance que l’histoire avance vers son but :
- le mystère de Dieu — salut et jugement — va s’accomplir.
- Le prophète n’est pas un devin du futur, mais le porteur du dessein divin.
- La parole qu’il reçoit, il la mange : elle devient mission douloureuse, cruciforme, au cœur du monde.
- La révélation se resserre.
- L’Église est désormais engagée dans l’événement même de Dieu.
- Le lecteur est placé, comme Jean, au seuil de l’ultime témoignage.
Le lecteur d’aujourd’hui doit faire attention au concordisme : même si nous reconnaissons des catastrophes décrites dans ce livre, elles sont intemporelles. Cependant, ce qui reste actuel, c’est un rappel à l’humanité de sa condition de créature, soumise à la fi nitude et à la tentation de l’idolâtrie. L’Église reçoit l’appel à continuer d’exercer sa vocation prophétique en ce monde, avec la même urgence d’annonce du salut en Christ, pour elle-même et pour le monde. Et cette mission ne se fera pas sans combat, sans reconnaître quelles sont, en son sein aussi bien que pour le reste de l’humanité, les idoles que les êtres humains sont tentés d’adorer.

