Une seule chair
Une même vie
L’anthropologie biblique rappelle que l’homme et la femme sont destinés à ne former qu’une seule chair.
Gn 2,24 C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule chair.
L’expression « devenir une seule chair » désigne une même destinée consacrée dans un projet commun. Elle signifie former une communauté de vie où chaque partenaire partage la condition de l’autre dans l’affrontement commun des responsabilités. Si le texte de la Genèse ne parle pas de mariage au sens moderne de ce terme, mais de couple, il affirme que l’homme et la femme sont appelés à se rejoindre dans une complémentarité et une conjugalité dont l’union des corps marque l’apogée. Et l’enfant est le fruit de cette vocation.
Cette quête d’unité se trame sur fond de séparation. L’homme et la femme sont attirés l’un vers l’autre parce qu’originellement séparés. Ish et isha naissent d’une séparation. Être sexué, c’est en effet être coupé de l’autre sexe comme le montre l’étymologie latine (sexus, secare). Être sexué, c’est être deux, au lieu d’être un seulement. Aucun des deux ne forme la totalité. Être sexué signifie appartenir à un des deux genres : le masculin ou le féminin.
Cette séparation de l’homme et de la femme nous renvoie au mythe d’Aristophane chez Platon. Les ressemblances avec le mythe d’Aristophane de Platon ne peuvent être niées. Le désir d’unité est identique. Mais dans le mythe d’Aristophane, l’être initial est un androgyne avec quatre mains, quatre jambes, deux têtes et deux parties sexuelles différentes. Il y a en somme deux êtres complets collés l’un à l’autre, ce qui n’est pas le cas dans le récit de la Genèse ; l’adam n’est pas un androgyne. Par ailleurs, dans le mythe d’Aristophane la séparation résulte d’une punition de Zeus alors que dans la bible, elle est un bienfait. Enfin, dans le mythe de Platon, l’unité, qui en fait était une fusion, est un état perdu ; dans la bible, l’union est à construire.
L’homme et la femme sont appelés à construire un « nous » commun. Un couple est toujours composé de trois personnes : je, tu, nous.
Xavier Lacroix. Quelle que soit la force de cette unité, le sens de l’expression « une seule chair » doit demeurer ouvert. Ces termes pourraient être compris en un sens fusionnel, symbiotique. Une telle acception serait contraire à la vie réelle. La vie commune, qui est celle de l’alliance, n’englobe pas les personnes dans un tout indifférencié. La naissance du « nous » comme troisième terme de la relation respecte la respiration de « je » et de « tu ». Maïmonide, référence majeure du judaïsme, traduit ainsi le verset de la Genèse : « ... et ils seront deux en vue d’une seule chair. » C’est un avenir qui est proposé au couple, un chemin, une histoire, et non une totalité fusionnelle. Selon la belle formule de Maurice Blanchot, les amants ou les époux sont « ensemble, mais pas encore ». Xavier Lacroix, Connaître au sens biblique.
Oscar Wilde souligne fort justement :
Le couple, c’est de ne faire qu’un. Oui, mais lequel ?
La dramaturgie de tout couple oscille entre la vocation de ne faire qu’un en restant deux et la tentation d’absorber l’autre.
Quel sens donner à l’expression « Une aide qui lui soit accordée » ?
Gn 2,18 Le SEIGNEUR Dieu dit : « Il n'est pas bon pour l'homme d'être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée. »
Le mot « aide » comporte une ambiguïté, car il présente la femme comme une assistante. Or cette aide n’est ni supérieure ni inférieure à l’homme. Selon un commentaire juif, cette égalité se fonde dans la création de la femme à partir d’une côte :
C’est à partir de la côte de l’homme que fut créée la femme, non pas à partir de sa tête pour qu’elle lui soit inférieure ; non pas à partir de ses pieds pour qu’elle le suive pas à pas ; mais à partir de son côté afin qu’elle soit son égale ; près de son bras pour qu’il la protège ; et tout près de son cœur afin d’être aimée.
En hébreu ezer (aide) n’implique aucune idée d’infériorité et de subordination. Souvent il s’applique à un supérieur qui apporte son aide. Dans de nombreux cas, il désigne Yahvé lui-même qui vient au secours de son peuple (Ps 33,20 ; 40,18 ; 54,6). Le terme « aide » désigne donc plutôt une personne sur laquelle il est possible de compter ou de s’appuyer, comme en témoigne cette description de la femme dans le livre du Siracide :
Si 36,29-31 Celui qui acquiert une femme a le commencement de la fortune, une aide semblable à lui et une colonne d’appui. Là où il n’y a pas de clôture, le domaine est au pillage, là où il n’y a pas de femme, l’homme erre en se lamentant. Qui donc fera confiance à un brigand dégourdi qui bondit de ville en ville ? De même à l’homme qui n’a pas de nid, qui fait halte là où le soir le surprend.
L’expression « une aide accordée (assortie)» désigne en somme cet autre avec lequel il est possible d’entrer en relation et de conclure une alliance.
L’expression hébraïque « ezer kenegdo » signifie littéralement « une aide comme en face» de l’homme. En créant la femme en face de l’homme, Dieu place le couple en situation de dialogue. Le face à face est la position corporelle de la communication verbale. L’homme et la femme sont appelés à se connaître et se reconnaître dans le face à face de la parole. L’expression « une aide comme en face » désigne en somme cet autre avec lequel il est possible de communiquer. La partie du corps la plus importante en matière de communication, c’est le visage.
Qui me révèle ma vocation d’homme et de femme ?
Revenons sur cette révélation réciproque entre ish et isha. Pour que l’homme existe, la femme doit exister et réciproquement. L’homme ne se découvre homme que face à la femme, et réciproquement.
Communier à l’autre, c’est s’apprendre soi-même, se découvrir soi-même. C’est en communiant au secret du semblable et du différent que je me révèle en tant qu’homme ou en tant que femme.
La rencontre de l’autre est donc toujours « provocante », dans le sens où elle m’appelle à devenir ce que je suis. La femme découvre sa féminité dans son désir et dans le désir de l’homme qui vient vers elle. L’homme expérimente sa masculinité en face de la femme qu’il désire et qui le désire. La femme est médiatrice de l’être masculin et l’homme est médiateur de l’être féminin. La conscience de soi-même s’affine dans la réciprocité de la rencontre. L’homme et la femme prennent conscience de leurs capacités, mais aussi de leurs limites dans la rencontre avec l’autre.
P. Ricœur note :
Peut-être même ma liaison avec autrui est-elle la plus remarquable, quand c’est lui qui m’ouvre, qui me déverrouille : telle conversation, tel regard ont été l’appel libérateur qui a rompu l’état de stérilité, de grisaille, de dureté où ma liberté semblait ensevelie, indisponible pour moi-même.
C’est mon partenaire qui m’ouvre à la vie, qui m’apprend à ne former q’une seule chair.
Par ailleurs, mon partenaire a la faculté d’appréhender des parties de mon corps que je ne verrai jamais sauf à travers un miroir ou une photo. Mon visage, épiphanie de mon identité, me reste à jamais étranger. C’est pour cette raison que nous avons besoin de l’autre pour acquérir une identité.
Le regard d’autrui façonne mon corps dans sa nudité, le fait naître, le sculpte, le produit comme il est, le voit comme je ne le verrai jamais. Autrui détient un secret : le secret de ce que je suis. J.-P. SARTRE, L'être et le néant, Gallimard, 1943, p. 413.
Philippe SOUAL : Ne suis-je pas mystérieux à moi-même ? … Je suis caché à moi-même. Je suis le Sceau du secret divin.
Je suis mystérieux à moi-même et l’autre reste également mystérieux.
Le mystère de notre humanité
Nous ne sommes jamais un livre entièrement ouvert devant notre partenaire, qui s’en emparerait. Le mystère n’est jamais totalement levé et, par conséquent, on ne tombe jamais au niveau des objets dont on peut disposer.
Rencontrer un homme ou une femme, c’est toujours aborder un univers à la fois familier et mystérieux. Ce partenaire, je le connais parce qu’il me ressemble dans son humanité et pourtant une part de sa personne demeurera à jamais secrète. S’il m’arrive de lire dans ses pensées, ce n’est pas pour autant un film qui se déroule devant mes yeux à longueur de journée. Si les formes et les parfums de son corps me sont familiers, je ne devine pas tout ce qui se trame derrière un sourire ou une larme.
Éric Fuchs : Le corps de l’autre est, en quelque sorte, un signe qu’il faut déchiffrer, une attente qu’il faut percevoir, un don qu’il faut accepter et une présence qu’il faut accueillir.
Le corps homme ou femme est un lieu secret dont la profondeur échappe aux sens, parce qu’il est spirituel, c’est-à-dire ouvert sur l’infini. L’autre pourra toujours être décrit sous ses multiples facettes, exploré dans ses moindres détails anatomiques, quelque chose demeurera à jamais inaccessible. Derrière chaque visage s’annonce une énigme : personne ne peut la déchiffrer en totalité. L’autre conserve toujours une part irréductible et inconnaissable.
Et on peut se demander : Pourquoi cette attirance si « magique », si violente, si intime ? Aucune réponse n’épuise le sujet.
Paul Ricoeur. Lorsque deux êtres s’étreignent, ils ne savent pas ce qu’ils font ; ils ne savent pas ce qu’ils veulent ; ils ne savent pas ce qu’ils cherchent ; ils ne savent pas ce qu’ils trouvent. Que signifie ce désir qui les pousse l’un vers l’autre ? Est-ce le désir du plaisir ? Oui, bien sûr. Mais pauvre réponse.