Le sacré et le profane
L’origine latine du mot sacré, sacer, renvoie a ce qui est dédié aux dieux, tandis que le profane, profanus, désigne ce qui se trouve hors du temple. La religion (du latin religare) nous autorise à relier le profane et le sacré. Pour Émile Durkheim :
Les choses sacrées sont celles que les interdits protègent et isolent, et les choses profanes étant celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent rester à l’écart des premières. La relation (ou l’opposition, l’ambivalence) entre Sacré et Profane est l’essence du fait religieux.
Selon l’expression de Rudolf Otto, le sacré désigne la manifestation du « tout autre », c’est-à-dire d’une réalité transcendante qui n’appartient pas au monde immanent ou profane.
Est sacré ce qui est pris dans une enceinte délimitée et se trouve par là distingué de tout ce qui est extérieur à cette limite. L’enceinte du temple, de l’église, de la mosquée ou de la synagogue fixe la limite du sacré. L’intérieur est régi par des règles particulières, par exemple le silence ou la tenue vestimentaire. Le lieu de culte constitue une ouverture vers le monde sacré.
Pour Mircea Eliade, c’est autour de la conscience de la manifestation du sacré que s’organise le comportement de l’homo religiosus. Découvrir la dimension sacrale du monde est le propre de l’homo religiosus, pour qui le profane n’a de sens que dans la mesure où il est révélateur du sacré. La relation entre le sacré et le profane n’est pas d’opposition, mais de complémentarité, car le profane est vu comme une hiérophanie.
16 Le sacré se manifeste toujours comme une réalité d'un tout autre ordre que les réalités « naturelles ». Le lan-gage peut exprimer naïvement le tremendum, ou la majestas, ou k mysterium fascinans par des termes empruntés au domaine naturel ou à la vie spirituelle profane de l'homme. Mais cette terminologie analogique est due justement à l'incapacité humaine d'exprimer le ganz andere : le langage est réduit à suggérer tout ce qui dépasse l'expérience naturelle de l'homme par des termes empruntés à celle-ci même. Après quarante ans, les analyses de R. Otto gardent encore leur valeur; le lecteur trouvera profit à les lire et d les méditer. Mais, dans les pages qui suivent, nous nous situons dans une autre perspective. Nous voudrions pré-senter le phénomène du sacré dans toute sa complexité, et non pas seulement dans ce qu'il comporte chrrationneL Ce n'est pas le rapport entre les éléments non-rationnel et rationnel de la religion qui nous intéresse, mais le sacré dans sa totalité. Or, la première définition que l'on puisse donner du sacré. c'est qu'il s'oppose au profane. Les pages qu'on va lire ont pour dessein d'illustrer et de préciser cette opposition entre le sacré et le profane.
Lorsque le sacré se manifeste. L'homme prend connaissance du sacré parce que celui-ci se manifeste, se montre comme quelque chose de tout à fait digèrent du profane. Pour traduire l'acte de cette manifestation du sacré nous avons proposé le terme hiérophanie, qui est commode, d'autant plus qu'il n'im-plique aucune précision supplémentaire : il n'exprime que ce qui est impliqué dans son contenu étymologique, à savoir que quelque chose de sacré se montre à nous. On pourrait dire que l'histoire des religions, des plus primiti-ves aux plus élaborées, est constituée par une accumula-tion de hiérophanies, par les manifestations des réalités sacrées. De la plus élémentaire hiérophanie : par exem-ple, la manifestation du sacré dans un objet quelconque, une pierre ou un arbre, jusqu'à la hiérophanie suprême qui est, pour un chrétien, l'incarnation de Dieu dans Jésus-Christ, il n'existe pas de solution de continuité. C'est toujours le même acte mystérieux : la manifestation de quelque chose de « tout autre », d'une réalité qui n'appartient pas à notre monde, dans des objets qui font partie intégrante de notre monde « naturel », « pro-fane ». L'Occidental moderne éprouve un certain malaise devant certaines Armes de manifestations du sacré : il lui est difficile d'accepter que, pour certains êtres humains, le sacré puisse se manifester dans des pierres ou dans des arbres. Or, comme on le verra bientôt, il ne s'agit pas d'une vénération de la pierre ou de l'arbre en eux-mêmes. La pierre sacrée, l'arbre sacré ne sont pas adorés en tant que tels; ils ne le sont justement que parce qu'ils sont des hiérophanies, parce qu'ils « montrent » quelque chose qui n'est plus pierre ni arbre, mais le sacré, le ganz andere.
Le sacré et le profane On n'insistera jamais assez sur le paradoxe que constitue toute hiérophanie, même la plus élémentaire. En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d'être lui-même. car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacrée reste une pierre; apparemment (plus exacte-ment : d'un point de vue profane) rien ne la distingue de toutes les autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au con-traire en réalité surnaturelle. En d'autres termes, pour ceux qui ont une expérience religieuse, la Nature tout entière est susceptible de se révéler en tans que sacralisé cosmique. Le Cosmos dans sa totalité peut devenir une hiérophanie.
On insistera jamais assez sur le paradoxe que constitue toute hiérophanie, même la plus élémentaire. En manifestant le sacré, un objet quelconque devient autre chose, sans cesser d’être lui-même, car il continue de participer à son milieu cosmique environnant. Une pierre sacré reste une pierre ; apparemment (plus exactement : d’un point de vue profane) rien ne la distingue de toutes les autres pierres. Pour ceux auxquels une pierre se révèle sacrée, sa réalité immédiate se transmue au contraire en réalité surnaturelle. En d’autres termes, pour ceux qui ont une expérience religieuse, la Nature tout entière est susceptible de se révéler en tant que sacralité cosmique. Le Cosmos dans sa totalité peut devenir une hiérophanie…
Tout espace sacré implique une hiérophanie, une irruption du sacré qui a pour effet de détacher un territoire du milieu cosmique environnant et de le rendre qualitativement différent. Lorsque à Caran, Jacob vit en songe l’échelle qui atteignait le ciel et sur laquelle les anges montaient et descendaient, et entendit le Seigneur au sommet, qui disait : « Je suis l’Éternel, le Dieu d’Abraham », il s’éveilla saisi de crainte et s’écria : « Combien ce lieu est redoutable ! C’est bien ici la maison de Dieu : c’est la porte des cieux ! » Il prit la pierre dont il avait fait son chevet, il l’érigea en monument, et il versa de l’huile sur son sommet. Il appela cet endroit Béthel c’est-à-dire « Maison de Dieu » (Gn 28,12-19). Le symbolisme contenu dans l’expression « Porte des cieux » est riche et complexe : la théophanie consacre un lieu par le fait même qu’elle le rend « ouvert » vers le haut, c’est-à-dire communiquant avec le Ciel, point paradoxal de passage d’un mode d’être à un autre (Mircea ELIADE, Le sacré et le profane, Gallimard, 1965, p. 16-18 ; 29-30).