La divinisation des forces de la nature : entre nécessité symbolique et fondement du religieux
Introduction
Depuis les origines de l’humanité, l’homme se trouve confronté à des phénomènes naturels qu’il ne peut maîtriser : le tonnerre, la foudre, les crues, la sécheresse, le cycle des saisons. Ces manifestations, sources à la fois de vie et de destruction, suscitent crainte et fascination. Pour y répondre, les sociétés humaines ont souvent recours à la divinisation des forces de la nature : attribuer une personnalité, une intention et une puissance surnaturelle au soleil, à la pluie ou aux forêts, afin de leur donner sens et de tenter de les apaiser. Cette pratique se retrouve dans toutes les cultures anciennes : le culte de Râ en Égypte, Zeus maître du ciel en Grèce, Tlaloc dieu de la pluie en Mésoamérique, ou encore les kami du shinto japonais. Mais faut-il voir dans cette divinisation une simple superstition primitive, ou bien une étape nécessaire et fondatrice dans l’histoire des religions ? En d’autres termes, que révèle la divinisation de la nature sur le rapport de l’homme au sacré et à lui-même ? Nous montrerons d’abord que la divinisation de la nature est une réponse immédiate à l’expérience de l’incompréhensible (I), puis qu’elle s’inscrit dans une logique de projection anthropologique et d’organisation sociale (II), avant d’examiner comment cette sacralisation primitive a été transformée et réinterprétée par les grandes traditions religieuses et philosophiques (III).
I. La divinisation comme réponse à l’expérience de l’incompréhensible
La première fonction de la divinisation de la nature est d’apprivoiser l’inconnu.
L’impuissance face aux forces naturelles
Les sociétés préhistoriques, dépourvues d’explications scientifiques, se trouvent à la merci d’événements imprévisibles. Diviniser l’orage ou le fleuve, c’est introduire une intentionnalité dans le chaos.
Des divinités élémentaires
Le soleil, la lune, l’eau, la terre deviennent des entités sacrées, car elles conditionnent directement la survie : ainsi Râ en Égypte ou Déméter en Grèce.
La fonction rituelle et magique
Les sacrifices et les prières constituent une tentative de négociation avec ces forces personnifiées : il s’agit d’entrer en relation avec elles, de les influencer, voire de les maîtriser symboliquement.
Mais si cette divinisation répond à une angoisse existentielle, elle n’est pas seulement un réflexe irrationnel ; elle correspond aussi à un besoin plus profond de projection et d’organisation collective.
II. La divinisation comme projection humaine et outil de cohésion sociale
Une projection anthropomorphique
Selon Feuerbach, « la théologie est une anthropologie inversée » : l’homme projette ses propres qualités et passions sur la nature. Zeus incarne la puissance, Héra la fécondité, Poséidon la colère des mers. Ainsi, la nature devient intelligible à travers le miroir humain.
Un rôle politique et social
Le culte des divinités naturelles fonde la cohésion des cités et des empires. Athènes se réclame d’Athéna, Rome vénère Jupiter et Mars : les dieux naturalisés deviennent garants de l’ordre social et de la légitimité du pouvoir.
Vers un cosmos ordonné
La divinisation des forces conduit progressivement à leur intégration dans des panthéons structurés. De simples forces brutes, elles deviennent des instances hiérarchisées au sein d’un univers symboliquement organisé.
Cette évolution prépare déjà la possibilité d’une transformation : si les forces naturelles peuvent être unifiées sous un ordre divin, elles peuvent aussi être transcendées dans l’idée d’un Dieu unique ou d’une sacralité diffuse.
III. Héritages et transformations de la divinisation naturelle
Le monothéisme comme dépassement
Les traditions abrahamiques ne divinisent plus directement la nature, mais elles continuent d’y voir la manifestation d’un Dieu créateur. Yahvé, Allah ou le Dieu chrétien se présentent comme maîtres des éléments, qui obéissent à leur volonté.
Les religions orientales et la sacralité immanente
Le shinto (Japon), le taoïsme ou certaines formes de bouddhisme ne distinguent pas radicalement le divin et la nature. Les kami, le qi ou les esprits locaux manifestent une continuité entre monde naturel et monde sacré.
Le shintô (神道) est la religion indigène du Japon. En fait, si l’appellation shintô recouvre plusieurs manifestations (shintô villageois, shintô impérial, shintô des sectes, etc.), toutes tournent autour de la notion de kami (神, traduite habituellement par le mot « divinité »). Il y a de multiples kami 神, qui résident dans des sanctuaires shintô, dans des sites particuliers (souvent dans la forêt, mais aussi dans des rochers dans la mer, ou dans des chutes d’eau) ou dans des objets naturels (arbres de plusieurs fois centenaires, etc.). Le shintô est donc une religion polythéiste.
Une des caractéristiques du shintô est son lien inextricable avec les éléments et forces naturels. Le vent, des arbres ou pierres aux formes spéciales, des chutes d’eau, les forces naturelles qui permettent la croissance des produits du milieu qui sont nécessaires à la survie des humains, etc., sont tous et toutes des manifestations des kami 神. En réalité, selon les croyances, les kami 神 sont dans ces forces et éléments, ils sont essentiellement liés aux objets dans lesquels ils se trouvent. L’arbre, la chute est kami 神. Il y a donc une relation d’immanence entre divinités et forces et objets naturels. On peut même ajouter qu’il y a immanence entre nature, divinités et êtres humains, puisque la relation entre ces trois termes en est une de proximité, d’interpénétration, de participation à un même monde (Bernier 1975). Il n’y pas ici de transcendance (bien que la religion impériale a introduit une notion de transcendance dans cette religion naturaliste, fondée sur l’immanence ; voir Bernier 2010), puisque humains, nature et esprits sont en communion, sur un pied plus ou moins d’égalité. Selon les classifications de l’anthropologie traditionnelle, le shintô serait une forme d’animisme.
Si les kami 神 sont dans la nature, ils peuvent aussi résider dans des humains qui ont des caractéristiques particulières et qui, de ce fait, possèdent des pouvoirs spéciaux. Les chamanes, les ascètes des montagnes en sont des exemples. Dans ces deux cas, il s’agit d’humains avec des pouvoirs qui peuvent être utilisés positivement ou négativement.
Le daoïsme est une doctrine variée, avec des aspects ésotériques, qui insiste sur la Voie (dao 道), une Voie qui se fonde sur la conformité du comportement humain avec la nature. Les humains doivent pour être heureux intégrer la Voie. Le dao 道 se définit en relation à l’énergie (chi ou qi, 氣) qui est la réalité fondamentale, à la division entre yīn 陰 et yáng 陽, principes féminin et masculin, passif et actif, opposés, complémentaires et qui s’interpénètrent, et aux cinq éléments : le bois, le feu, la terre, le métal et l’eau. Un des principes du daoïsme définit le corps humain comme en lien direct avec la nature, directement influencé par les transformations du monde naturel, à travers les flux d’énergie, yīn 陰 et yáng 陽, et les cinq éléments qui correspondent aux organes du corps humain. Un dicton daoïste dit : « la nature peut se passer de l’homme, mais l’homme ne peut se passer de la nature » (Lao Tzu, Tao Te Ching : 25). Le lien entre humains et nature passe donc par l’énergie (chi ou qi, 氣), qui est en dehors du corps mais aussi en lui. Étant lié de façon essentielle à la nature, en particulier à travers l’énergie, l’être humain est habité par les cycles naturels temporels et influencé par l’organisation de l’espace. Le temps est défini selon un calendrier complexe, alors que l’espace peut être organisé par la géomancie (organisation de l’espace externe des maisons) et le feng shui (風水 organisation de l’espace interne), tous deux fondés sur les flux d’énergie.
Le calendrier chinois se fonde sur les éléments fondamentaux tels qu’élaborés par le daoïsme, c’est-à-dire l’énergie (chi ou qi, 氣), le yīn 陰et le yáng 陽, et les cinq éléments. L’énergie est toujours en mouvement, ce qui fait que le monde change constamment.
Bernard Bernier. Voir le lien dans la bibliothèque.
La modernité et la redécouverte écologique
Si la science moderne a désenchanté la nature en la réduisant à des lois physiques, les spiritualités contemporaines redécouvrent une dimension sacrée du vivant (Gaïa, écospiritualité, néo-paganisme). Ainsi, la divinisation de la nature n’a pas disparu, elle s’est transformée.
L’encyclique Laudato si' du pape François est consacrée aux questions environnementales et sociales, à l’écologie intégrale, et de façon générale à la sauvegarde de la Création. Elle a pour sous-titre « sur la sauvegarde de la maison commune ». Dans cette encyclique, le pape critique le consumérisme et le développement irresponsable tout en dénonçant la dégradation environnementale et le réchauffement climatique provoqué par l’activité humaine. Le texte s’appuie sur une vision systémique du monde et appelle le lecteur à repenser les interactions entre l’être humain, la société et l’environnement.
Conclusion
La divinisation des forces de la nature constitue l’une des matrices originelles du religieux. Elle exprime d’abord la tentative de donner un sens à l’imprévisible, puis elle devient projection de l’humain et fondement du lien social. Loin d’être un vestige primitif, elle se prolonge et se réinterprète dans les grandes traditions monothéistes et dans les spiritualités contemporaines.
Ainsi, diviniser la nature, c’est en réalité diviniser le rapport de l’homme au monde : reconnaître que, face à l’immensité et à l’ambivalence des forces naturelles, l’homme cherche toujours à inscrire sa fragilité dans un horizon de sens.