Peut-on tout pardonner ?
Ultime question de cette étude : peut-on tout pardonner ? Comme nous l’avons vu, le pardon est un processus entre deux personnes qui les libère de la vengeance et de la haine. Mais des circonstances peuvent empêcher le pardon d’aboutir. Si tout peut être pardonné, tout n’est pas pardonné.
Le pardon ne demande pas si le crime est digne d’être pardonné, si l’expiation a été suffisante, si la rancune a assez duré […]. Il n’y a pas de faute si grave qu’on ne puisse en dernier recours, la pardonner. Rien n’est impossible à la toute-puissante rémission ! Le pardon, en ce sens peut tout. Là où le péché abonde, dit Paul, le pardon surabonde. […] S’il y a des crimes tellement monstrueux que le criminel de ces crimes ne peut même pas les expier, il reste toujours la ressource de les pardonner, le pardon étant fait précisément pour ces cas désespérés et incurables. Vladimir Jankélévitch, Le pardon, Aubier, p.203.
Le pardon ne peut être accordé que s’il est demandé…Dans l’hypothèse où cette grâce n’est pas réclamée, le pardon n’est plus possible. Cependant il ne tient pas aux limites de celui qui pardonne mais à la liberté de celui qui ne veut pas être pardonné… La liberté humaine possède le dernier mot pour accueillir ou refuser le pardon. Rien n’est impardonnable mais tout ne peut être pardonné. L’acte de pardonner est toujours possible mais le refus d’être pardonné aussi (Jacques RICOT, Peut-on tout pardonner ? Editions Pleins Feux, 1998, p 66-67).
Mais je ne voudrais pas dire que le pardon se résume à l’addition du travail de souvenir et du travail de deuil. Il s’ajoute à l’un et l’autre. Et en s’ajoutant, il apporte ce qui en lui n’est pas travail, mais précisément don. Ce que le pardon ajoute au travail de souvenir et au travail de deuil, c’est sa générosité. Mais si le pardon est plus que travail, c’est d’abord parce que le premier rapport que nous avons avec lui consiste non à l’exercer, à le donner, comme on dit, mais à le demander, le pardon est d’abord ce qui se demande un autre et d’abord à la victime. Or, qui se met sur le chemin de la demande de pardon doit être prêt à entendre une parole de refus. Entrez dans l’aire du pardon. C’est accepter de se mesurer à la possibilité toujours ouverte de l’impardonnable. Pardon demandé n’est pas pardon dû. C’est au prix de ses réserves que la grandeur du pardon se manifeste. En lui se découvre toutes l’étendue de ce qu’on peut appeler l’économie du don. Si l’on caractérise celle-ci par la logique de surabondance qui distingue l’amour de la logique de réciprocité de la justice. Paul Ricœur, Le pardon peut-il guérir, Esprit, 1995.
La question devient cruciale lorsque l’on ne peut pas réparer. La mort d’un enfant, un handicap à vie, une entreprise ruinée par malveillance, des médisances et des mensonges au cours de procès, et tant d’autres choses encore. Lorsque la dette est impayable, que peut-on faire ? Nous savons que Jésus nous demande de pardonner sans limite. Mais bien souvent, si nous comprenons la demande, nous n’avons pas la volonté ou le courage.
Hans Urs von Balthasar : « Nous avons le devoir d’espérer pour tous ». Ce qui en d’autres termes revient à dire que nous espérons le pardon pour tous. Et son argument est le suivant : « Au nom de quoi puis-je refuser à d’autres ce que j’espère tant pour moi-même, à savoir le salut ». Au nom de ma sainteté plus grande ? Argument impossible pour le chrétien qui fait profession d’humilité. Au nom de son péché plus grand que tous les miens ? Certes, il y a des degrés dans le mal. Mais qu’est-ce que je sais du mal que j’ai vraiment fait autour de moi alors que j’ai peut-être tant reçu pour faire le bien ?
En définitive, je choisis avec le Christ de tout pardonner pour espérer pouvoir être pardonné un jour moi aussi par le Père de toute miséricorde. Car c’est bien à la mesure dont j’aurais usé pour les autres que je serai jugé moi-même. Personne ne peut dire s’il y arrivera. Mais la seule façon d’y parvenir c’est de ne pas s’interdire cette solution. Bruno Feillet. Voir le lien dans la bibliothèque.
Comment alors définir l’impardonnable ? Notre réflexion nous conduit à concevoir
que l’impardonnable est une notion éminemment personnelle, qu’il se définit dans l’univers
privé de chaque personne, cas par cas. Sauf rares exceptions, chaque personne a une zone,
un seuil, où l’impardonnable tient lieu ou peut apparaître. Nous croyons que lorsqu’un mal
subi projette une personne dans l’abîme de la douleur, elle y rencontre l’impardonnable.
Au fond de l’abîme, le pardon apparaît comme une impossibilité. Et le mal subi demeure
impardonnable jusqu’au jour, s’il advient, où la personne s’ouvre à la possibilité de
pardonner. Tous les auteurs cités ont raison : oui, il y a de l’impardonnable. Et c’est ce
qu’on ne veut pas, qu’on ne peut pas, qu’on ne réussit pas à pardonner. Mais c’est aussi
vrai, comme l’attestent Derrida et Ricœur, que le pardon ne concerne que l’impardonnable,
car ce qui est pardonnable est effectivement déjà pardonné. L’impardonnable ne réfère pas
forcément à des crimes horribles, selon notre définition tout mal subi injustement peut se
qualifier d’impardonnable. L’impardonnable reste impardonnable, jusqu’au moment où un
désir de pardon vienne faire choir le -im.
L’impardonnable détermine une situation qui, dans notre matrice, maintient la
position de l’offensé près du fond de l’abîme, là où le mal subi l’a projeté. L’ouverture au
pardon débutera à la fois un mouvement ascendant de sortie de l’abîme et d’intuition de
transcendance, et un mouvement horizontal vers le pardon et la réconciliation. Ces
déplacements peuvent prendre beaucoup de temps, en contrefaçon à la profondeur de
l’abîme et l’épaisseur de l’impardonnable. L’exemple de Jankélévitch face à la Shoah est
probant. Voilà un grand esprit qui dut lutter jusqu’au terme de sa vie pour ré-apercevoir la
possibilité, la lueur du « pardon pur » qui transforme l’impardonnable en pardonnable.
Richard Lalonde. Voir le lien dans la bibliothèque.