Un commencement pour la vie
Une radicale nouveauté
L'échange des consentements opère un commencement. L'entité couple n'existe pas avant l'expression publique de l'échange des consentements. Les paroles des époux sont donc essentiellement performatives. Elles ne constatent pas une situation, mais la créent. Les verbes «donner», «recevoir» et «vouloir» appartiennent à la catégorie des verbes performatifs. Ils ne décrivent pas une situation, mais réalisent une performance, accomplissent un événement. Ils mettent en relation des personnes par l'intermédiaire de la chose donnée. L'énonciation performative s'oppose à la simple constatation. Dire «il pleut aujourd'hui» est une constatation qui ne changera pas le temps. Par contre, dire «je me donne à toi» donne corps au verbe. Il transforme l'existence et engage le corps. Il implique le «je» du discours dans la réalité de son énonciation. Le sujet n'est pas étranger à l'événement, mais participe à l'événement. Il ne le subit pas passivement, mais le vit activement. Les énoncés performatifs se caractérisent aussi par leur forme verbale : première personne du singulier du présent de l'indicatif. «Je donne» est un énoncé performatif, alors que «tu donnes» est une constatation; de même que «je donnais». L'échange des consentements emploie précisément le présent à la première personne du singulier. Il ne relate donc pas un événement passé; il ne promet pas que l'engagement sera ratifié dans un avenir hypothétique. Le sacrement se concrétise dans le présent de son énonciation. Il se vit toujours au présent. Le passé est son histoire et sa mémoire, l'avenir la terre de ses projets. En cela, l'échange des consentements est un événement unique pour chaque homme et chaque femme.
L'énoncé performatif, étant un acte, a cette propriété d'être unique. Il ne peut être effectué que dans les circonstances particulières, une fois et une seule, à une date et un lieu définis. Il n'a pas valeur de description ni de prescription, mais encore une fois d'accomplissement. C'est pourquoi il est souvent accompagné d'indications de date, de lieu, de noms de personnes, témoin, etc., bref, il est événement parce qu'il crée l'événement. Etant acte individuel et historique, un énoncé performatif ne peut être répété (E. BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, t. 2, Gallimard, 1966, p. 262).
L'échange des consentements engendre une radicale nouveauté, unique dans l'instant de son énonciation et dans la durée de sa réalisation. Il instaure un temps nouveau. Toute la vie conjugale s'enracine dans cet événement primordial. La parole est à la fois commencement et passage, création et Pâque. L'échange des consentements est à ce titre
un moment de l'eschatologie personnelle où se noue le destin (Georges GUSDORF, La parole, PUF, 1953, p. 115).
La parole crée donc un lien nouveau; elle relie deux partenaires qui ne peuvent désormais plus vivre dans l'ignorance de cette parole. Elle est la source qui donne naissance au couple. Elle est le «trait d'union « entre deux personnes. La parole soude deux libertés dans une même alliance. Paradoxal engagement que celui du mariage : il se propose comme chemin de liberté en un lieu où la liberté individuelle se conjugue au pluriel. La parole crée un nouvel espace de liberté au risque du corps donné et reçu. Chacun renonce à une part de sa demeure propre pour s'investir dans le champ de l'autre. La parole se meut dans cet espace communautaire. Elle y entre et en ressort comme pour mieux se nourrir dans la relation. La parole s'enrichit dans l'espace commun de l'intimité. Elle y acquiert une nouvelle liberté : celle de l'autre.
Une parole au risque du corps
La parole est au commencement de la vie conjugale de l’homme et de la femme. Sous cette apparente banalité se cache l’enjeu même de leur vie conjugale. Que se disent-ils de si important sous la voûte d’une église et en présence d’une communauté attentive à leur parole ?
A travers cette parole, l'homme et la femme prennent le risque de s'engager dans une aventure jalonnée de joies, mais aussi d’embûches. C’est le risque de la création elle-même qui est ici en jeux : créer une seule chair, un pari ambitieux et audacieux. Ce risque se court notamment à l'égard du corps qui, dans la durée, est à la fois le même et différent. Le corps, ainsi que le regard porté sur le corps, se transforment au fil du temps.
Ainsi, la parole donnée à un moment précis de l'existence demeure soumise à l'évolution et aux limites du corps. Le corps d'aujourd'hui n'est pas celui de demain. La relation homme-femme, engendrée par la parole, vit d'un continuel réajustement au corps. La promesse d'amour fidèle, offerte le jour du mariage, doit être ratifiée par un corps en continuel devenir. La parole sacramentelle doit se reformuler dans un incessant mouvement d'incarnation. Car, à travers le temps qui érode les souvenirs, elle court le risque de ne plus être entendue, de ne plus être écoutée, de ne plus être comprise, d'être jugée, enfin d'être condamnée. Le sacrement de mariage est une parole au risque du corps.
Mais le risque de la parole est aussi le dynamisme de la relation. En prenant le risque de se parler, l'homme et la femme posent les fondations de leur aventure. L'affirmation explicite est autrement plus performante que l'acceptation tacite, car elle s'écrit dans la mémoire individuelle et collective. La parole est aussi créatrice de l'événement; c'est elle qui fait que l'homme et la femme sont mariés; c'est elle qui donne le départ officiel, même si dans les faits bien des couples cohabitent avant le mariage. Elle est au commencement de la vie conjugale, de la création du couple, du «nous» qui fonde la relation entre le «je» et le «tu».
En se parlant, l'homme et la femme crée en fait une nouvelle terre où l'amour est sa seule véritable frontière, or l'amour est appelé à un dépassement infini. L'amour est la loi fondamentale autour de laquelle se construit le don de soi. La fidélité, l'unicité et la durée se rattachent à cette loi d'amour hors de laquelle il n'est pas de relation authentique.
Extrait de la thèse.