Le mariage, signe efficace de grâce
Les époux sont «fortifiés» par le sacrement de mariage. «La force de ce sacrement» les conduit à une perfection personnelle et une sanctification mutuelle . Qu'elle est cette force donnée par le sacrement et que l'Eglise appelle «grâce».
A - Aperçu historique
Un sacrement se définit traditionnellement comme un «signe efficace de grâce». L'histoire du mariage est précisément celle de sa lente admission comme signe efficace de grâce . Ce n'est qu'au XIIIème siècle, durant la période scolastique, que la collation de la grâce est admise dans le mariage. La réalité charnelle du mariage a freiné cette évolution. La grâce était jugée incompatible avec la passion amoureuse. Les quelques exemples ci-dessous montrent que le mariage est soit un lieu de grâce, soit un lieu de concupiscence.Aux origines de l'Eglise, les Pères de l'Eglise abordent la question du mariage dans une perspective pastorale et pratique. La question de l'efficacité sacramentelle ne se pose pas, car le mariage n'est pas encore considéré comme un sacrement, au même titre que le baptême ou l'eucharistie. Cependant, s'il n'est pas envisagé comme tel, les Pères affirment néanmoins que Dieu procure des grâces aux époux, afin que ceux-ci puissent accomplir leurs devoirs et être fidèles à leur engagement. L'objectif des Pères est que les fidèles puissent compter sur la grâce pour remplir les obligations du mariage chrétien. Leurs préoccupations sont plus souvent d'ordre pratique que théorique; ce qu'ils cherchent, c'est à instruire leurs fidèles des vérités utiles pour diriger leur conduite.
Ainsi Tertullien considère la grâce divine comme une protection face aux épreuves et aux tentations de la vie (Ad uxorem, 2, 7, PL, 1, 1299). Clément d'Alexandrie enseigne que «ceux qui ont en commun la vie, ont également en commun la grâce et en commun le salut (Pédagogue I, 10, 2).» Origène affirme expressément «qu'il y a un charisme en ceux que Dieu a unis sous un même joug (Commentaire sur Matthieu, XIII, 16).» Saint Athanase, dans sa lettre au moine Amoun, compare mariage et virginité; celui qui se marie dit-il «ne recevra pas autant de grâce; il en recevra pourtant; c'est le gain qui rapporte trente pour un Lettre au moine Amoun, PG, 26, 1173).» Le pape Sirice affirme que le mariage est «au commencement fondé sur la grâce divine Lettre 36, PL 20, 602).» Saint Ambroise rappelle aux chrétiens mariés qu'ils doivent rester fidèles l'un à l'autre car «l'infidélité viole la loi de Dieu et fait perdre la grâce (De Abraham, I, 7, PL 14, 442).» Quant à saint Augustin, nulle part, il ne fait mention de la grâce à propos du mariage. Par contre, il développe le concept de signe sacré. Le sacramentum matrimonial est le signe d'une réalité sacrée, celle de l'union du Christ avec son Eglise, que les époux ne peuvent violer (Cf. E. SCHMITT, Le mariage chrétien dans l'oeuvre de Saint Augustin, Thèse de doctorat, Strasbourg, 1979, p. 304).
Ces différentes formules sont très imprécises puisque les Pères ne considèrent pas encore le mariage comme un sacrement signe efficace de grâce. La grâce est considérée comme une force pour lutter contre les tentations et comme un don de Dieu. Mais parallèlement au don de la grâce, le mariage est le lieu réservé pour l'exercice de la concupiscence. A ce titre, il est considéré comme un remède institué. Il a une fonction médicinale. Ainsi, saint Jean Chrisostome considère que «le mariage n'a qu'une fin, empêcher la fornication et c'est pour cela qu'a été institué ce remède (Propter fornictiones uxorem... , I, 33, PG, LI, 213).»
Pour les premiers scolastiques, le mariage est essentiellement signe de grâce, puisqu'il est le signe de l'union du Christ et de l'Eglise, mais ce signe est purement figuratif, il n'est pas cause de grâce. Il ne confère ni ne conserve la grâce. Sa fonction est en fait médicinale. Le mariage concourt au salut d'une manière négative, car il n'est qu'un remède à la concupiscence pour ceux qui ne peuvent résister aux plaisirs de la chair. Telle est l'opinion d'Abélard qui s'exprime ainsi à propos du mariage : «Ce sacrement est un remède au mal, mais il ne confère pas la grâce (Epitome, 31, PL, 178, 1745).»
Les canonistes rejettent également la collation de la grâce dans le mariage. Dans tous les rapports conjugaux, il y aurait une part de volupté et de concupiscence. Dès lors, comment le mariage qui autorise et comporte des désirs et des actes entachés de turpitude peut-il être source de grâce ? Le mariage n'est par conséquent qu'un signe figuratif. C'est ce qu'exprime clairement Rufin dans sa Summa Decretorum composée vers 1158 (Summa Decretorum, causa 32, q. 2, Singer, p. 481). La suspicion à l'égard de la sexualité n'est d'ailleurs pas l'apanage des canonistes. Bien des théologiens et pasteurs ont dénigré la sexualité, ce qui a eu pour effet de retarder, non pas l'entrée du mariage dans le septénaire sacramentel, mais sa reconnaissance comme un signe efficace de grâce.
C'est dans le courant du XIIIème siècle que le mariage est reconnu comme un sacrement signe efficace de grâce, même si l'idée de remède reste sous-jacente. La première évolution sensible vient de Guillaume d'Auxerre : le mariage ne confère pas la grâce, mais, précisément parce qu'il est un remède contre le mal, il conserve dans la grâce de Dieu. Il est une sorte de médecine préventive (Summa, fol. 275). La formule purement négative, soulignant exclusivement l'idée de préservatif contre le péché, est transformée en un sens plus positif. Alexandre de Halès expose dans une certaine mesure l'efficacité du mariage sacramentel. Le mariage ne peut pas conférer la grâce en tant que réalité terrestre, mais dans la mesure où il compte parmi les sept sacrements, il doit donner la grâce parce que la caractéristique commune des sept rites en question est d'être signe et cause de la grâce (Glossa in Sent., IV, d. 26, c. 7).
D'autres théologiens du XIIIème siècle comme Bonaventure ou Hugues de Saint-Cher voient dans la bénédiction nuptiale la source de la grâce. Saint Bonaventure soutient que le mariage confère une certaine grâce à ceux qui en sont dignes (Dist. XXVI, a. 2, q. 2). Cette grâce constitue un remède contre l'inconstance ou manque de foi, la luxure qui exclut la procréation et l'instabilité qui exclut le sacrement. Cependant le mariage ne confère pas la grâce comme les autres sacrements. La grâce sacramentelle revient au mariage non seulement en raison de la bénédiction nuptiale, mais également en raison de la manifestation du consentement matrimonial (Dist. XXVI, a. 2, q. 2). Albert le Grand reprend tout d'abord les différentes thèses antérieures. Pour lui, il ne peut y avoir qu'un désaccord verbal entre ceux qui nient la grâce et ceux qui professent que le mariage éloigne du mal mais n'ordonne pas vers le bien. En effet, cette grâce empêche le règne de la concupiscence; elle la contient dans les bornes prescrites par les fins et l'honnêteté du mariage (In IVum Sent., dist. XXVI, a. 14, q. 2, ad 1um). Le mariage ne fait donc pas qu'éloigner du mal comme le ferait un simple remède, ce serait là une vision purement négative du mariage, mais il est aussi une source de grâces sanctifiantes qui orientent l'être vers le bien. Par ailleurs, loin d'exciter l'appétit charnel, le mariage le contient dans ses limites et empêche ses dérivations (S. THOMAS, In IV Sent., dist. XXVI, q. 2, a. 3, 4).
Ces différents éclaircissements ouvrent la voie à la doctrine définitive. Albert le Grand considère comme très probable le fait que le mariage confère la grâce (In IV Sent., dist. XXVI, a. 14, q. 2, 1). Saint Thomas confirme cette thèse en apportant des précisions complémentaires. Dès le premier article de la question De matrimonio secundum quod est sacramentum, il réfute les arguments de ceux qui considèrent que le mariage est un simple signe : c'est parce que le mariage applique à l'homme, au moyen de signes sensibles, un remède sanctifiant opposé au péché, qu'il est sacrement. Saint Thomas juge avec faveur l'opinion des théologiens qui enseignent la collation de la grâce et enseigne lui-même que cette doctrine est la plus probable (In IV Sent., dist. XXVI, q. 2, a. 1).
Ceci met un terme à l'évolution de la doctrine bien qu'il subsiste quelques réticences après saint Thomas. Le concile de Trente ne fera que consacrer ces développements dans une définition dogmatique (Cf. Ch. HEFELE, H. LECLERCQ, Histoire des conciles, t. 10, 1ère partie, Letouzey et Ané, 1938, p. 548: «Si quelqu'un dit que le sacrement de mariage ne confère pas la grâce, qu'il soit anathème.»). Mais cette définition n'ôte pas au mariage sa finalité de remède. Au XVIIème siècle, saint François de Sales affirme encore cette vision négative du mariage : «Il est vrai que la sainte licence du mariage a une force particulière pour éteindre le feu de la concupiscence... Le mariage a été béni et ordonné en partie pour remède à la concupiscence et c'est sans doute un très bon remède, mais violent néanmoins, et par conséquent très dangereux s'il n'est pas discrètement employé (F. DE SALES, Introduction à la vie dévote, 3è p., ch. 12, pp. 179-180).» La passion amoureuse du corps de l'autre n'est en fait reconnue comme licite et bonne qu'au XXème siècle.
La grâce du mariage
La grâce est une participation à la communauté de vie et d'amour qui unit le Christ à l'Eglise. Jésus-Christ est la grâce vivante qui se donne à voir et à vivre dans le sacrement. La nature de la grâce ne diffère pas d'un sacrement à un autre. C'est toujours le même Christ qui se donne dans le sacrement. Elle se diffuse différemment en fonction de la vocation propre à chaque sacrement. Pour le mariage, elle permet aux époux de vivre en leur corps, la mission et la vocation attachées à l'union conjugale. La grâce interpelle les partenaires dans leurs modalités d'expressions corporelles. Mais l'agir éthique n'est pas soumis aveuglément à la grâce. Le corps ne devient pas une marionnette soumise à un déterminisme gracieux. La grâce sacramentelle n'est pas davantage une potion magique, un remède miracle contre les tentations et les échecs. Le sacrement de mariage n'est pas un parapluie contre les écueils. Il est un engagement avec Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme. Jésus-Christ n'est pas uniquement un témoin, mais un partenaire vivant et présent lorsque deux personnes sont unies en son nom.La grâce sacramentelle du mariage est une force d'aimer. Elle est une présence agissante dans le don de soi. Jésus-Christ ne donne pas ce qui manque, mais rejoint l'homme et la femme dans leur prière. Il se donne. La grâce ne relève pas de l'avoir, mais de l'être. Elle ne tombe jamais dans la catégorie d'un «cela» disponible. La grâce est le don que Dieu fait de lui-même pour que l'homme et la femme deviennent eux-mêmes. Elle est en quelque sorte l'essence de la rencontre avec Dieu. Elle est le signe visible et sensible de l'invisibilité du Christ présent dans la relation sacramentelle homme-femme.
Le sacrement de mariage est un événement de grâce. Le Christ ressuscité se propose comme partenaire de l'alliance humaine, afin d'intégrer celle-ci dans l'alliance de Dieu avec l'humanité. Il appelle l'homme et la femme à un changement d'existence. L'initiative lui revient, car le mariage n'est que la réponse humaine à la volonté divine inscrite dans la création. La grâce du mariage ne se conçoit que dans ce rapport de médiation dans lequel Jésus-Christ établit toute relation «je-tu» dans un devenir unique :
Donner une valeur vraiment personnelle à la relation Je-Toi établie entre des hommes, de sorte que se réalise, dans ce don constant un acte unique, qui ne saurait être répété, non pas une illusion érotique, mais une pure vérité : cela ne peut être accompli que par le Dieu personnel Lui-même, dont l'amour est vérité et dont la vérité est amour .
La grâce se propose comme alliance que l'homme et la femme sont appelés à ratifier. Le couple est interpellé par une parole d'alliance qui demande à s'écrire dans le corps. La grâce est la parole de Dieu au risque du corps. Elle se propose comme une perpétuelle métanoïa du corps dans la parole de Dieu. Le verbe fait chair interpelle la chair humaine. La grâce n'est plus une loi gravée sur une table de pierre, mais une parole imprimée dans un corps de chair. La loi n'est pas supprimée, mais transformée par l'Esprit en parole vivifiante.La grâce ne renie pas la liberté humaine, mais la façonne. L'homme et la femme ne sont pas rivés à un partenaire autoritaire et despotique. La grâce libère la liberté en l'orientant vers le don absolu.
La grâce ne force ni ne supplante la liberté : elle donne bien plutôt à celle-ci le pouvoir de s'engendrer à elle-même selon la vérité du dessein de Dieu pour l'homme .»
La grâce donne sens à la liberté en la guidant vers la liberté infinie de Dieu.La grâce révèle des talents jusqu'alors enfouis pour les mettre au service du Christ. Dieu rend l'homme participant à la construction du royaume. La grâce saisit le corps, le convertit ou le guérit afin qu'il rende témoignage à la parole du Christ. La grâce qui ouvre les yeux aux disciples d'Emmaüs ou celle qui ferme les yeux de Paul, plonge le corps dans le mystère pascal du Christ. Elle intègre le corps du croyant dans l'économie du salut, dans un processus de continuité et de discontinuité : continuité parce que c'est bien le même corps avant et après l'événement de grâce; discontinuité parce que ce corps est désormais enveloppé d'un sens nouveau. Paul possède toujours la même ardeur, mais, celle qui avant était au service de la persécution, est maintenant dévouée à l'annonce de l'évangile. La grâce convertit les talents du corps pour les accorder au corps du Christ.
Extrait de la thèse.