Histoire du mariage chrétien
Introduction
Le mariage, dans son acception la plus fondamentale, est une institution universelle, structurant les sociétés humaines par l'organisation de la parenté, la transmission des biens et la perpétuation du groupe. Cependant, lorsque l'on ajoute l'épithète « chrétien », le concept se charge d'une épaisseur théologique, juridique et mystique qui le distingue radicalement de sa matrice sociale et légale originelle. L'histoire du mariage chrétien n'est pas celle d'une doctrine statique, mais le récit dynamique d’une lente et progressive sacralisation, qui a vu l’Église transformer un simple contrat civil romain en un des sept sacrements, dont l'indissolubilité, l'unité, la fidélité et la fécondité sont devenues les piliers inébranlables.
Cette étude se propose d'analyser l'évolution pluriséculaire de cette institution au sein des Églises chrétiennes, s’étendant des premières communautés apostoliques (Ier siècle) jusqu'aux débats contemporains sur la famille et les nouvelles formes d'union. L’entreprise historique nécessite d'articuler trois dimensions : la dimension théologique (la doctrine et la morale), la dimension canonique (le droit et les règles administratives), et la dimension sociologique (les pratiques des fidèles, l’influence des cultures locales et les rapports avec l'autorité civile).
Initialement perçu par les premiers chrétiens comme un état honorable, mais inférieur à la virginité, le mariage va progressivement devenir le pilier de la société médiévale sous l'égide de l'autorité ecclésiastique. Cette montée en puissance est brutalement contestée par les Réformes au XVIe siècle, qui le ramènent à une institution civile et à une aide mutuelle, tandis que l'Église catholique s'arc-boute sur sa sacramentalité. Enfin, l'avènement de la sécularisation politique et juridique (XIXe-XXIe siècles) a obligé l’Église, dans ses diverses confessions, à reconsidérer son rôle face à l’autonomie de l’État et à l’évolution des mœurs.
La problématique centrale de cette dissertation peut se formuler ainsi : Comment l'Église chrétienne a-t-elle réussi à imposer et à maintenir la vision du mariage comme sacrement indissoluble et monogame, malgré les influences concurrentes du droit romain, de l'idéal ascétique, des ruptures protestantes et, plus récemment, des forces conjuguées de la sécularisation et de la redéfinition juridique des liens familiaux ?
Pour y répondre, nous suivrons un plan en quatre mouvements historiques majeurs. Nous étudierons d'abord La formation théologique dans le contexte romain (Ier – Ve Siècles), qui voit l’émergence des principes d’unité et d’indissolubilité face au droit romain. Ensuite, nous analyserons L’Âge de la Sacramentalisation et du Droit Canon (VIe – XVe Siècles), période où l’Église prend le contrôle juridique et théologique de l’institution. La troisième partie sera consacrée aux Fractures de la Réforme et l’Âge classique (XVIe – XVIIIe Siècles), détaillant la divergence entre les modèles catholique et protestant. Enfin, nous aborderons la Sécularisation, Défis Sociaux et Redéfinition (XIXe – XXIe Siècles), examinant l’impact de la laïcité et des débats contemporains.
Partie I : La Formation théologique dans le contexte romain (Ier – Ve Siècles)
Les premiers siècles du christianisme sont cruciaux. Loin d'être une institution immédiatement établie, le mariage chrétien émerge au carrefour de trois traditions puissantes : l'héritage juif, le cadre légal romain et l'enseignement novateur du Christ et des Apôtres. C’est dans cette matrice complexe que les Pères de l’Église ont dû délimiter une éthique conjugale distincte.
Chapitre 1 : Les Fondations scripturaires et apostoliques
Le christianisme primitif ne créa pas le mariage, mais le reforma en lui redonnant son sens originel. Cette réforme s'opère en opposition aux pratiques juives (qui toléraient le divorce) et romaines (qui le considéraient purement contractuel).
1.1. L’Héritage juif et le modèle créationnel
L’Ancien Testament fournit la base de l’union chrétienne en l’ancrant dans le récit de la Création. Le mariage est défini dans la Genèse (1:27 et 2:24) comme l’union d’un homme et d’une femme, destinés à la procréation et à l’unité : « L’homme quittera son père et sa mère et s’attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. » Ce passage, repris par Jésus, deviendra le socle de la doctrine d’unité et de complémentarité. Pour les communautés juives de l'époque, si le mariage était sacré, le divorce restait une pratique légalement reconnue et réglementée, notamment par l'école de Hillel.
En Israël, comme en Mésopotamie, le mariage est une affaire purement civile et n’est sanctionné par aucun acte religieux. La prière et la bénédiction relèvent de la famille.
Dans la bible, la première attestation littéraire de l’existence d’un contrat de mariage écrit se trouve dans le livre de Tobit (200-175 av. J.-C.).
Dans la culture juive, le mariage se scelle en deux étapes. Le premier acte légal est celui de la promesse en mariage ou fiançailles (quiddoushin). Par cet acte, l’homme et la femme s’engagent à la fidélité tout en vivant chacun sous son toit. Plus tard, parfois de douze mois à plusieurs années, se déroule le mariage (nissou’in). La jeune fille quitte alors la maison paternelle et va rejoindre celle de son époux. Les nissou’in marquent le début de la cohabitation du couple et donc le début des relations sexuelles. Un bain de purification (mikvé) précède le mariage.
1.2. L’enseignement révolutionnaire du Christ (Matthieu 19)
Jésus-Christ marque la rupture fondamentale en rejetant la validité du divorce mosaïque. Lorsqu’il est interrogé par les Pharisiens sur la légitimité de répudier sa femme, il renvoie à l’intention divine initiale : « C’est en raison de la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes ; mais au commencement, il n’en était pas ainsi. » (Matthieu 19:8). L’interdiction du divorce est rétablie comme norme absolue. La seule exception possible, la porneia (souvent traduite par « inconduite sexuelle » ou « immoralité »), a donné lieu à des interprétations divergentes au sein des traditions chrétiennes, mais l'esprit général demeure celui de l'indissolubilité.
1.3. Les directives de Saint Paul (1 Corinthiens 7 ; Éphésiens 5)
Saint Paul a joué un rôle essentiel dans l'organisation pratique des premières communautés et dans la théologisation de l'union. Dans sa première lettre aux Corinthiens (chapitre 7), il aborde pragmatiquement les questions du célibat, du devoir conjugal et des mariages mixtes. Tout en prônant le célibat pour le service du Royaume, il reconnaît le mariage comme un remède à la concupiscence : « Mieux vaut se marier que de brûler. (1Co 7,9)»
Cependant, c’est l’épître aux Éphésiens (5:21-33) qui fournit la plus haute conceptualisation théologique, élevant l’union conjugale au rang de mystère (sacramentum dans la Vulgate latine) : « C’est un grand mystère ; je dis cela par rapport au Christ et à l’Église. » Le mariage est désormais une allégorie de l'union parfaite et définitive entre le Christ (l'Époux) et l'Église (l'Épouse), conférant au lien humain une finalité transcendante.
Chapitre 2 : L'institution face au droit romain et à l'ascétisme
Le mariage des premiers chrétiens n'était pas célébré par un rite liturgique formel, mais était un mariage civil valide selon les lois romaines, auquel s'ajoutait une bénédiction ou une reconnaissance de la communauté.
2.1. Le mariage comme contrat (Droit romain)
Le christianisme va se développer dans l’Empire romain avec ses lois et ses coutumes. Quelle est l’influence de ce cadre juridique et social dans le développement de la doctrine chrétienne sur le couple et sur le mariage ?
Dans l’Empire romain, le mariage (les nuptiae) reposait avant tout sur le consentement mutuel (consensus facit nuptias). Il s'agissait d'un contrat privé n'exigeant ni prêtre, ni acte public enregistré par l'État. Il pouvait être facilement dissous par la volonté des époux ou même par un simple changement d'intention. Les chrétiens se sont mariés sous ce régime légal pendant des siècles. Toutefois, leur doctrine de l’indissolubilité les obligeait à maintenir l’union même après un divorce civil prononcé, créant une tension entre la loi de César et la loi de Dieu.
Les mariages les plus anciens sont des mariages cum manu : la jeune épousée passe de l’autorité du père à celle du mari. À partir de 445 avant J.-C., commence à apparaître les mariages sine manu : le père peut ainsi garder le pouvoir sur sa fille. Sous l’Empire (27-476), le mariage se généralise à toute la société ; les deux formes traditionnelles de mariage ont pratiquement disparu. Une nouvelle forme de mariage apparaît : les nuptiae (du verbe nubere, mettre le voile, épouser), fondées sur le consentement mutuel.
Chez les Romains, le mariage est monogame. Par ailleurs, seuls les citoyens libres peuvent se marier ; les esclaves n’en auront la permission qu’à partir de 200 apr. J.-C.L’âge légal est de douze ans pour les filles, quatorze ans pour les garçons.
Avant le mariage, on purifie les époux par un bain lustral, des offrandes et des prières aux dieux. Les fiançailles sont un engagement réciproque des fiancés devant témoins. Le fiancé passe un anneau à l’annulaire gauche de la jeune fille et lui offre des cadeaux (on pense qu'une veine relie l'annulaire gauche au cœur). Les filles possèdent souvent une dot. La veille du mariage, la fiancée revêt une tunique blanche. Le matin du mariage, la fiancée revêt un manteau (palla) couleur safran, chausse des sandales assorties, et se couvre la tête d’un voile orangé sur lequel est posée une couronne de fleurs. Chez les parents de la mariée, on sacrifie sur l’autel domestique et on consulte les auspices. Ensuite, une matrone n’ayant été mariée qu’une seule fois, joint, devant témoins, les mains droites des nouveaux époux (junxtio dextrarum) en signe d’engagement mutuel à vivre ensemble.
Après le festin nuptial, à l’apparition de l’étoile du soir, Vesper, se joue un simulacre d’enlèvement de la mariée. Un cortège, précédé de porte-torches et de joueurs de flûte, chantant des chants d’hyménée et proférant des plaisanteries grivoises, accompagne la mariée jusqu’au domicile de l’époux. On lance aux époux des noix ou des fruits secs, symboles de prospérité et fécondité. Deux amies de la mariée portent le fuseau et la quenouille, symboles de ses vertus domestiques.
Arrivée dans son nouveau domicile, la mariée répond à son mari qui lui demande son identité, par la formule rituelle : « Ubi tu Gaius, ego Gaia » (Où tu seras Gaius, je serai Gaia). Elle décore la porte puis on la soulève pour lui faire franchir le seuil en souvenir de l’enlèvement des Sabines et par souci d’éviter un mauvais présage.
Son mari lui présente l’eau et le feu, symboles de la vie commune et du culte familial, ainsi que les clés de la maison. Elle offre trois pièces de monnaie, l’une à son époux, l’autre au dieu Lare, la dernière au dieu du carrefour le plus proche.
Le droit au divorce et au remariage est peu à peu acquis. Mais dans le Bas-Empire cependant, du fait de l’influence chrétienne, le divorce devient plus difficile puis est interdit.
https://odysseum.eduscol.education.fr/le-mariage-dans-la-societe-romaine
« Ubi tu Gaius, ego Gaia » A priori, c’est une promesse de fusion, le contraire du chacun pour soi : « Là où tu es Gaius, là je suis Gaia. » Il n’y a pas de verbe, comme si la sentence avait un caractère intemporel et éternel. Cette formule rituelle du mariage romain, prononcée par l’épouse, est aussi charmante qu’énigmatique. Les Anciens pensaient qu’il s’agissait d’un simple jeu masculin / féminin : « Que chacun soit avec sa chacune », souligné par le parallélisme ubi / ibi. Mais le prénom Caius/Gaius se rattache à un mot grec qui signifie « le chef, le caïd ». La promise exprimerait-elle, alors, une loyauté d’égale à égal, une fides : « Je serai la maîtresse là où tu seras le maître » ? Ce serait simple et joli. Sauf que Gaia, c’est aussi la déesse de la Terre. L’engagement apparaît alors moins comme une parole d’amoureux que comme une reconnaissance de soumission : « Tu seras mon Seigneur, je serai ta Terre. » Enfin, tout cela est discuté.Mais cette dernière version répond mieux à la conception romaine de mariage, au moins jusqu’à la fin de la République. Les femmes changent simplement de tutelle, passant de l’autorité paternelle à une autre « mainmise », la manus de leur époux, seul habilité à gérer les biens du ménage, à décider de tout dans sa maison et à décréter séparation ou répudiation. Plus tardivement, on aménagea des mariages sine manu, exemptés de cette domination masculine unique. Les femmes pouvaient ainsi conserver leur autonomie financière, et administrer leur fortune comme elles l’entendaient. Xavier Darcos, Dictionnaire amoureux de la Rome antique.
2.2. La valorisation de la virginité et du célibat
Simultanément à la valorisation du mariage, une puissante tendance ascétique s'est développée. Influencés par le Nouveau Testament (la préférence de Paul pour le célibat) et le développement du monachisme, des théologiens comme Tertullien et Saint Jérôme ont loué la virginité comme le chemin de perfection. Tertullien appelait les secondes noces une forme d’« honorable fornication ». Cette hiérarchisation a placé le mariage dans une position ambiguë : il est bon, mais seulement pour ceux qui ne peuvent pas s'engager sur la voie de l'ascèse.
2.3. L’élaboration des premiers rites et la fides
Progressivement, les Églises locales ont cherché à distinguer les unions chrétiennes. Bien qu’il n’y ait pas encore de liturgie standardisée, la présence de l’évêque ou du prêtre, ou du moins l’obtention de leur approbation (Ignace d’Antioche, IIe siècle), est devenue une marque de respectabilité et de légitimité au sein de la communauté. L'accent est mis sur la fidélité (fides), non seulement la fidélité sexuelle, mais la fidélité à l'engagement pris, engageant la parole devant Dieu et la communauté, posant ainsi les bases du mariage comme un acte public de la foi. Ce processus marque le début d'une lente transition, celle qui mènera le mariage du contrat social à l'acte sacramentel.
Le mariage chrétien met plusieurs siècles à prendre forme. Le mariage coutumier païen est la règle. Il se déroule selon la coutume de chaque pays ou de chaque cité. Une lettre anonyme du IIe siècle résume les pratiques des premiers chrétiens :
6. Ils se marient comme tout le monde, ils ont des enfants, mais ils n’abandonnent pas leurs nouveau-nés. 7. Ils partagent tous la même table, mais non la même couche. 8. Ils sont dans la chair, mais ne vivent pas selon la chair. 9. Ils passent leur vie sur la terre, mais sont citoyens du ciel. 10. Ils obéissent aux lois établies et leur manière de vivre l’emporte en perfection sur les lois (Lettre à Diognète, V, 6-10).
Les chrétiens de la primitive Église vivent en société dans le respect des lois établies. Le mariage est une réalité terrestre à vivre dans l’esprit du christianisme. Le mariage chrétien s’en distingue par le seul fait qu’il est célébré entre baptisés.
L’évêque (ou le prêtre) est parfois invité aux noces, mais sa présence demeure très discrète. Il n’y a pas encore de bénédiction nuptiale.
Ignace d’Antioche (vers 107) invite les chrétiens à se marier "avec l’avis de l’évêque, afin que leur mariage se fasse selon le Seigneur et non selon la passion" (Lettre à Polycarpe, 5, 2).
Tertullien (vers 160-220) commente l’avantage de se marier dans le Seigneur : "Comment exalter le bonheur et la grandeur d’un tel mariage ; un mariage uni par l’Église, que confirme l’offrande, que scelle la bénédiction ; les anges le proclament, le Père le ratifie " (Ad uxorem II 8,6.7.9).
Hippolyte (170 – 235), un prêtre
romain, recommandait aux chrétiens, dans un petit manuel de
discipline (La Tradition apostolique, 15), le respect des pratiques
civiles : si un candidat au baptême n’est pas marié, « qu’il garde
la continence ou qu’il se marie selon la loi » — celle de l’empereur
bien entendu. On trouve, sous la plume autorisée du pape Léon
(440-461), une référence plus explicite encore au mariage légal,
le matrimonium justum comme diraient les légalistes. Pour
distinguer du concubinage l’union légitime d’époux chrétiens, l’évêque
romain ne se référait pas à la bénédiction d’un prêtre, mais « à
l’établissement de la dot et aux noces publiques ». Entendons
bien : cette dernière formule emprunte à l’antique tradition du
droit civil qui exigeait la publicité d’un engagement librement
contracté par les époux, tout en laissant aux futurs conjoints
entière liberté pour composer, devant témoins, la cérémonie de
leur union. Léon restait fidèle à l’esprit du Digeste, ce grand
recueil de la jurisprudence romaine, rappelant qu’il n’était point
besoin, pour sceller le mariage, d’invoquer le concubitus, le fait
de coucher ensemble. Nuptias non concubitus facit sed consensus.
Contrairement à nos habitudes de langage et de pensée, le droit
ne parlait pas de consommation, mais de consentement
matrimonial. Pour le reste, le pape suivait attentivement l’évolution
de la loi impériale ; il mentionnait la dot, une pratique courante
que, depuis peu de temps, l’empereur Majorien avait rendue
obligatoire. À deux siècles de distance, les prescriptions concrètes
du pape s’accordent avec ·> celles du prêtre Hippolyte. Elles ne
semblent guère définir un mariage chrétien indépendant des
règles civiles. Dans cette société de plus en plus gagnée à la foi
nouvelle, mais toujours attachée aux structures traditionnelles
du droit civil, il est seulement question de surveiller le mariage
des chrétiens.
Mais l’intervention de l’Église se manifeste surtout dans la christianisation
de la cérémonie nuptiale, dont le clergé socialise peu
à peu les rites. On ne mesure pas assez l’importance capitale
de cette transformation amorcée sous l’Empire chrétien. Car à
l’exception de quelques actes juridiques, les païens ne connaissent
qu’une fête familiale, dont l’usage règle le déroulement. À l’origine,
les chrétiens n’ont presque rien changé. Une matrone, la pronuba,
rapprochait les mains droites des deux conjoints : ceux-ci
accomplissaient le rite traditionnel (dextrarum junctió) qui scellait
l’engagement réciproque. Ce geste symbolisait si bien l’union conjugale
qu’une image des époux se donnant la main illustrait assez
souvent des sarcophages où reposaient le mari et la femme. Les
chrétiens utilisèrent, au début du ive siècle, ces cuves sculptées
pour des païens, sans aucun trouble de conscience ; et cela, malgré
la présence sur l’image d’une divinité païenne, la Concordia placée
entre les époux comme une pronuba. Puis, ils exigèrent une interprétation chrétienne de la scène, en faisant disparaître la
Concorde païenne.
Mais l’intervention du prêtre est plus active encore. La jeune
épousée qui porte déjà un voile, le flammeum, d’un jaune rougeoyant, doit recevoir un autre voile étendu au-dessus de sa tête
couverte. La pratique est tellement ancienne que le verbe latin
nubere qui veut dire « couvrir », à proprement parler, a fini par
signifier « prendre mari ». À cette velatio, l’Église participe, assure
le pape Sirice, sans préciser si le prêtre est acteur ou simplement
témoin. En tout cas, le geste païen s’est si bien introduit dans
la pratique chrétienne que la remise du voile finit par symboliser,
dès le ive siècle, le mariage des vierges consacrées. Il n’est pas
sûr que les chrétiens de Rome aient pensé au rituel juif qui faisait
étendre un voile au-dessus des deux époux. C’est le geste païen
prévoyant seulement une velatio de la femme, que christianise la
présence du prêtre.
Ainsi, les noces cessent d’être une cérémonie purement privée :
elles se déroulent devant ces représentants du peuple chrétien,
les clercs, qui rendent de plus en plus activement témoignage de
la présence ecclésiale. Car toutes les attestations s’accordent :
celle du poète, Paulin, celle du théologien, l’Ambrosiaster, et
surtout l’avis officiel rapporté par les papes, Sirice, Innocent ;
dès le IVe siècle au moins, le prêtre donne sa bénédiction aux
époux. Certes, les rigoristes voudraient réserver cette prière à ceux
qui convolent pour la première fois ; mais il n’est pas sûr qu’on
ait longtemps suivi leur avis (si même on le suivit). Au vie siècle,
en tout cas, le pape Pelage atteste que l’Église bénissait sans
réticence le mariage des veufs. Une preuve plus éclatante de la
socialisation de cette cérémonie, originairement païenne et privée,
est donnée lorsque la cérémonie se déplace de la demeure familiale
à l’église. Le transfert s’imposa peu à peu, dès lors que le prêtre
donnait sa bénédiction au cours d’une assemblée liturgique.
L’auteur anonyme d’un traité théologique (le Praedestinatus),
sûrement un contemporain du pape Sixte (432-440), mentionne pour
la première fois la messe de mariage. Les recueils de formules
liturgiques, en particulier ceux qu’une tradition incertaine prêtait
au pape Léon (sacramentaire léonien) ou au pape Gélase (s.
gélasien), ont conservé le souvenir de ces premiers textes composés
pour les noces chrétiennes, témoins d’autant plus précieux qu’il
faut attendre le ixe siècle et une lettre du pape Nicolas Ier pour
recueillir une description précise du rituel. Mais même les
formules anciennes, celle du Léonien, sont difficiles à dater et la
vraisemblance place leur origine au vie siècle plus aisément qu’au
Ve. On retiendra, en tout cas, que ces textes continuent de refléter
les grands thèmes d’une théologie romaine du mariage, évoquée
au début de cette enquête. Dans sa prière publique, l’Église
rappelait la bénédiction d’une union indissoluble, et elle en
soulignait la valeur positive qu’illustrait déjà (comme l’attestent les
lectionnaires) la lecture des textes saints, les Noces de Cana, la
parabole du banquet nuptial. Enfin, cette prédication donnée aux
nouveaux époux et aussi à tout le peuple, devenu témoin de
l’union, insistait sur la fécondité du mariage, devenant saintement
fécond pour l’accroissement de l’Église elle-même. Les intentions
de cette pastorale, qui organise l’engagement public des époux,
sont claires : le clergé ne s’inquiète pas seulement de christianiser
les rites d’une festivité familiale. La publicité des noces
chrétiennes a valeur pédagogique et elle rend plus difficile ce divorce
que permet la loi civile. Mais cette publicité n’a qu’une valeur
pastorale. L’Église n’entend pas donner à la cérémonie une valeur
officielle : pour le pape Léon, le mariage ne peut être scellé que
par des procédures qui relèvent du droit public. Mais les
perspectives changent dès que vacillent les structures de l’Empire en
Occident : dès la fin du Ve siècle, alors qu’un roi barbare a
remplacé l’empereur, le pape Gélase (Ve) est tout prêt de
considérer que la bénédiction sacerdotale suffit à ratifier l’union
légitime. Ayant établi cette cérémonie, l’Église est prête à assurer
une suppléance. Charles Pietri. Voir le lien dans la bibliothèque.
2.4. La participation de l'Église
À partir du troisième siècle, l’Église approuve le mariage qui avait été célébré en recevant les époux à l’eucharistie et en leur donnant la bénédiction afin de sanctifier leur union. Selon C. Tibiletti « La prière et la bénédiction des prêtres ont pour but de consolider l’union nuptiale … Elles prennent la place des prières et des sacrifices dans les mariages païens » (Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, p. 1548).
Le premier témoignage d’une bénédiction nuptiale véritablement liturgique date de l’époque du pape Damase (366-384) et figure dans les œuvres du pseudo-Ambroise (Ambrosiaster). La célébration du premier mariage prend la forme d’une simple bénédiction.
Au Ve siècle, Paulin de Nole décrit un rite liturgique alors en vigueur « Les époux reçoivent dans l’Église la bénédiction de l’évêque qui met leurs têtes sous le lien conjugal, et il étend sur eux le voile en les sanctifiant par la prière » (Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, p. 1548).
Progressivement, le prêtre participe plus activement. À Rome et à Milan, il bénit les époux dont la tête est recouverte d’un voile. En Orient, il bénit la couronne des époux. En Gaule et en Espagne, il est invité à donner la bénédiction aux deux époux dans la chambre nuptiale. Puis il remplace le père pour le geste de la jonction des mains : c’est désormais le prêtre qui met la main de l’épouse dans celle de l’époux.
Pendant des siècles, L'Eglise prend la défense des femmes et répète que la femme a le droit de décider, qu'un homme ne peut pas la prendre de force, qu'un père ne peut pas la marier contre son gré. Un exemple parmi d’autres : vers 1070, Arnoul, évêque de Soissons, écrit à Guy, seigneur de Châtillon-sur-Marne, qui veut marier sa fille à un homme dont elle ne veut pas : « Cela est interdit par l’autorité canonique. Par conséquent, je vous ordonne de la donner à l’homme qu’elle aime. » (De s. Arnulfo confessore, Acta Sanctorum, Anvers, 1737, t. 37, col. 241a A, XXVIII, § 52, p. 1259-1260).
Partie II : L’âge de la sacramentalisation et du droit canon (VIe – XVe Siècles)
La période médiévale marque l’apogée de l'influence ecclésiastique sur la vie matrimoniale. Avec l’effondrement de l’autorité civile romaine en Occident, l’Église se substitue progressivement à l’État dans l’encadrement juridique du mariage. Le mariage est alors hissé au rang de sacrement (bien qu'il faudra attendre le XIIe siècle pour sa reconnaissance officielle), et l’essentiel de sa doctrine moderne est fixé. Cette période voit l’institution devenir un instrument central de l’ordre social et moral de la Chrétienté.
Chapitre 3 : La mainmise de l’Église sur le mariage
Le Moyen Âge est la période où l'Église, par le biais du droit canonique, établit sa juridiction exclusive sur le mariage, le sortant définitivement de la sphère du contrat civil pour l'ancrer dans celle de la foi et de la morale.
3.1. Le déclin du droit civil et l'émergence des tribunaux ecclésiastiques
Avec la désagrégation des structures impériales romaines et l'établissement des royaumes barbares, le droit matrimonial laïc s’affaiblit et se fragmente. Les coutumes germaniques, souvent tolérantes envers la polygamie ou la répudiation entrent en concurrence avec l'idéal chrétien. Pour préserver la doctrine chrétienne de l'unité et de l'indissolubilité, l’Église commence à juger elle-même les causes matrimoniales. Dès le IXe siècle, avec la renaissance carolingienne, les tribunaux épiscopaux acquièrent progressivement une juridiction quasi exclusive sur toutes les questions relatives au mariage : validité, rupture (séparation de corps et non divorce), et légitimité des enfants. Le mariage devient avant tout une affaire spirituelle, régie par le droit canonique, dont les principes sont codifiés dans les collections de décrétales et, plus tard, dans le Décret de Gratien (milieu du XIIe siècle) . Cette substitution de juridiction fait de l’Église non seulement le gardien théologique, mais aussi l’administrateur juridique de la vie conjugale.
3.2. Les Pères de l’Église et les « Biens » du mariage : Saint Augustin
L’œuvre d'Augustin d'Hippone (IVe-Ve siècles), en particulier son traité De bono coniugali, est fondamentale, car elle structure la théologie matrimoniale pour les mille ans suivants. Augustin établit les « trois biens » (tria bona) qui justifient et légitiment le mariage, le sortant de sa perception purement négative (remède à la concupiscence) :
- La Procréation (proles) : Le premier but, la mise au monde et l’éducation des enfants.
- La Fidélité (fides) : La chasteté conjugale, l'exclusion de l'adultère et l'unité de l'union (monogamie).
- Le Sacrement (sacramentum) : L'indissolubilité du lien, signifiant l'union perpétuelle du Christ et de l'Église. Ce bien est ce qui fait l'essence propre du mariage chrétien, le rendant valide et permanent.
Cette tripartition augustinienne fournit un cadre moral complet, permettant de concilier la réalité terrestre (la procréation et la vie charnelle) avec l'idéal spirituel (l'indissolubilité et le mystère). Elle deviendra la doctrine officielle du mariage dans l'Église latine jusqu'au XXe siècle.
3.3. Les empêchements et les interdits : La réglementation de l’union
- Pour exercer son contrôle sur l'institution, l’Église médiévale développe une complexe machinerie de « lois matrimoniales » et d’« empêchements » (impedimenta). Ces interdictions visent à garantir la moralité de l'union et à affirmer la puissance régulatrice de l’Église :
- Empêchements de consanguinité et d'affinité : Le droit canonique étend démesurément le degré de parenté interdisant le mariage (jusqu’au septième degré en calcul romain, soit le quatrième degré canonique). Ces règles, d'une complexité extrême, avaient pour double effet de renforcer le contrôle de l’Église (qui pouvait accorder des dispenses) et de forcer l'élargissement des réseaux sociaux, les familles étant obligées de chercher des conjoints au-delà du cercle très proche.
- Les vœux et l'ordre : Le vœu de chasteté (pour les moines, moniales, et plus tard, le clergé latin) constitue un empêchement dirimant, annulant toute tentative de mariage. L'imposition du célibat aux prêtres en Occident (réformes grégoriennes, XIe-XIIe siècles) renforça la distinction entre le statut clérical et l'état conjugal.
- Le mariage clandestin : Le plus grand défi juridique était celui du mariage conclu uniquement par consentement mutuel privé et secret (matrimonium clandestinum). Bien que valide (car le consentement faisait le mariage, selon la tradition romaine), il était pastoralement désastreux (problèmes de succession, polygamie secrète). Les conciles médiévaux ont multiplié les efforts pour exiger une forme de publicité, jetant les bases des bans et de la présence du prêtre, une exigence qui ne sera définitivement fixée qu'au Concile de Trente.
En centralisant la doctrine augustinienne et en élaborant un droit complexe sur les empêchements, l'Église, à la fin du premier millénaire, avait achevé de s'approprier le mariage, transformant une simple affaire privée en un acte public de la foi soumis à sa seule autorité.
Chapitre 4 : La consécration du sacrement
Si le contrôle juridique était acquis dès le haut Moyen Âge, c’est à l’ère de la scolastique que le mariage reçoit sa pleine définition théologique en tant que Sacrement, fixant ainsi son statut mystique et sa place définitive dans la sotériologie chrétienne.
4.1. Les décrets des conciles (Latran IV, 1215) : La nécessité de la publicité
L'un des tournants majeurs dans la réglementation matrimoniale fut le Quatrième Concile du Latran, convoqué par le Pape Innocent III en 1215. Ce concile chercha à moraliser et à formaliser la pratique de la foi. Concernant le mariage, ses décrets eurent pour objectif principal de prévenir les mariages clandestins et les unions illicites.
Le Concile exigea l'établissement de la publication des bans (denuntiationes) : les mariages devaient être annoncés publiquement dans les églises locales pour permettre à quiconque de signaler un empêchement (consanguinité, vœu, etc.). Bien que le consentement reste l'élément constitutif du mariage, cette exigence de publicité marquait une étape décisive dans le contrôle de l'Église. Elle permettait d'assurer la validité et la légitimité de l'union avant qu'elle ne soit contractée, renforçant l'autorité des tribunaux ecclésiastiques pour juger et annuler les unions faites en dépit de ces règles de forme.
4.2. La théologie scolastique : Le mariage parmi les sept sacrements
Quel acte réalise le sacrement de mariage ? Le consentement ? La dénédiction ? L'union sexuelle ?
En 860, Hincmar, archevêque de Reims, affirme que le consentement mutuel ne suffit pas à réaliser le sacrement. Selon lui, il faut en outre que le mariage soit consommé.
Il y a mariage légitime entre gens de même condition quand la jeune fille demandée en
mariage à qui de droit - parents ou tuteur -, fiancée dans les formes, dûment dotée, unie
en noces publiques par les liens du mariage, devient un seul corps et une seule chair
avec son mari comme il est écrit : ils seront deux en une seule chair.
Hincmar de Reims (806-882), Lettre 22, nuptiis Stephani.
Les noces ne contiennent pas en elles le sacrement du Christ et de l'Église si, comme le dit le bienheureux Augustin, elles ne sont pas vécues conjugalement, c'est-à-dire si l'union sexuelle ne les a pas suivies. Hincmar de Reims, P.L., 126, col. 1.
En 866, dans sa Réponse aux Bulgares qui l’interrogent sur l’importance de cérémonies religieuses (prière et bénédiction), qui selon certains constituent les éléments constitutifs du mariage, le Pape Nicolas Ier répondit : " Le seul consentement de ceux dont on envisage l’union doit suffire selon les lois. S’il arrivait que ce seul consentement fasse défaut dans le mariage, tout le reste, même réalisé avec l’union charnelle, est inutile " (D 334).
L’évolution constatée aux siècles précédents s’accentue et donne au mariage une image de plus en plus ecclésiastique : l’échange des consentements se fait à la porte de l’église ; le rôle du prêtre prend de l’importance ; le père de la mariée remet l’épouse au prêtre qui la confie lui-même à son mari en disant : « Je vous unis par le mariage ».
Que d’abord le prêtre vienne devant la porte de l’église, vêtu de l’aube et de l’étole, avec l’eau bénite. Ayant aspergé les époux, il les interrogera avec sagesse pour savoir s’ils veulent s’épouser conformément à la loi ; il s’informera s’ils ne sont pas parents, et il leur enseignera comment ils doivent vivre ensemble dans le Seigneur. Après cela, qu’il dise aux parents, selon la coutume, de donner leur fille à l’époux, et à celui-ci de lui donner sa dot, dont il fera lire l’écrit en présence de tous les assistants ; qu’il la lui fasse aussi épouser avec un anneau béni au nom de la Sainte Trinité, qu’il lui mettra la main droite, et lui fasse don de quelques pièces d’or ou d’argent selon ses moyens. Qu’ensuite le prêtre fasse la bénédiction qui est marquée dans les livres, laquelle étant achevée, ils entreront dans l’Église et il commencera la messe. Extrait d’un Missel de l’abbaye Saint-Melaine de Rennes (début du XIIe siècle), traduction d’après C. Chardon, Histoire des sacrements (1745), p. 1026
La définition doctrinale du mariage fut achevée par les Maîtres de la scolastique au XIIe siècle. C'est à cette époque que le mariage est officiellement intégré dans la liste des sept sacrements, une classification popularisée par Pierre Lombard dans ses Sentences (milieu du XIIe siècle). Pour la première fois, la grâce propre de Dieu était explicitement associée à l'union conjugale.
En 1140, le décret de Gratien souligne les deux conditions du sacrement de mariage : le consentement et la consommation. Quand elles sont réunies, le mariage est indissoluble.
On doit savoir que le mariage est conclu par l’échange des consentements, qu’il est accompli par l’union charnelle. Il s’ensuit qu’entre l’époux et l’épouse il y a mariage, mais seulement conclu ; entre des époux qui ont consommé l’union, le mariage et ratifié. Gratien (XIIe siècle), Décret.
Au XIIe siècle, Pierre LOMBARD accepte le mariage comme sacrement. Pour lui, le mariage a seulement une fonction médicinale, il offre un remède à la concupiscence.
Parmi les sacrements, les uns -comme, par exemple, le baptême- fournissent un remède contre le péché et apportent le soutien de la grâce destinée à nous aider. D’autres - comme le mariage- ne sont là que pour fournir des remèdes. D’autres encore -comme l’eucharistie et l’ordre- nous offrent le soutien de la grâce et de leur vertu propre. Pierre Lombard (1160), Sentences IV d 2 c 1.
Dans un texte du Concile de Vérone (1184), le mariage est mentionné parmi les sacrements. C’est la première fois qu’il est ainsi qualifié de sacrement dans un document officiel de l’Église.
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Le débat scolastique principal, qui opposa les écoles de Paris (représentée par Pierre Lombard) et de Bologne (représentée par Gratien), concernait le moment précis où le sacrement était réalisé :
- École du consentement (consensus) : Défendue notamment par Pierre Lombard et adoptée par la Curie romaine, elle stipulait que c'est l'échange des paroles de consentement (verba de praesenti) qui crée le lien matrimonial indissoluble.
- École de la consommation (copula) : Soutenue par l'école de Bologne, elle affirmait que le mariage n'est parfait et indissoluble qu'après l'union charnelle.
C'est finalement la doctrine du consensus qui prévalut en Occident (sauf pour le mariage des non-baptisés), solidifiée par les Papes. Thomas d'Aquin a synthétisé cette doctrine en affirmant que le mariage est un sacrement qui signifie l'union du Christ et de l'Église par le consensus et qui réalise cette union par la copula. Le sacrement est conféré par les époux eux-mêmes (le fait générateur juridique et humain du sacrement étant le consentement), le rôle du prêtre étant de recevoir la parole des époux, de bénir l'union au nom de l'Église.
4.3. Les Pratiques rituelles médiévales : De l'échange de vœux au rituel du seuil
La sacralisation théorique du mariage a été accompagnée par le développement de rituels publics. Bien que le prêtre ne fût pas encore requis pour la validité de l'union, sa présence devint essentielle pour sa légitimité sociale.
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Le rituel médiéval se déroulait souvent en plusieurs étapes, fusionnant coutumes germaniques et exigences ecclésiastiques :
- Les fiançailles (sponsalia) : Une promesse solennelle de mariage future, souvent accompagnée d'un échange d'anneaux ou d'un contrat financier. Bien que distincte du mariage lui-même, la rupture injustifiée des fiançailles pouvait entraîner des sanctions ecclésiastiques.
- L'échange des vœux (matrimonium) : L'étape cruciale où le consentement est échangé, souvent au seuil de l'église (à la porte), symbolisant le passage de l'état séculier à l'état sacramentel. C'est ici qu'intervenait la bénédiction nuptiale, souvent suivie de la messe.
- Le rituel du lit (thalamus) : Dans certaines cultures, la communauté (le prêtre inclus) escortait le couple jusqu'au lit conjugal pour bénir la couche et confirmer l'attente de la procréation, insistant sur la finalité physique et spirituelle du mariage.
À la fin du Moyen Âge, le mariage chrétien était devenu une institution puissante, strictement encadrée par le droit canon, théologiquement définie comme un sacrement indissoluble, et socialement marquée par une liturgie publique et obligatoire dans l'ensemble de la chrétienté latine.
4.4. Consolidations juridiques et sacramentelles
Le concept juridique de « nullité » du mariage est élaboré aux conciles de Latran I (1123) et II (1139).
Lors du synode de Vérone de 1184, le mariage fut associé pour la première fois à l’eucharistie, au baptême, à la pénitence et « aux autres sacrements ecclésiastiques ». Sa sacramentalité sera ensuite explicitée dans la profession de foi prévue pour l’Église orientale par le concile de Lyon II de 1274. Mais ce sacrement suscite de nombreux débats qui concernent, entre autres, comme on vient de le voir, la production de la grâce. Le XIIe siècle est dominé par la position selon laquelle le mariage ne confère pas la grâce, problème qu’avait tenté de résoudre Hugues de Saint-Victor († 1141) en distinguant le lien d’amour spirituel, considéré comme le sacramentum maximum, auquel on pouvait attribuer un effet de grâce, et l’union charnelle, qui était le sacramentum minimum, pur remède à la concupiscence. Il faudra attendre l’œuvre d’Alexandre de Halès († 1245) pour voir s’affirmer l’existence d’une grâce susceptible de vaincre, du moins de diminuer la corruption de la concupiscence qui résulte du péché originel. Marta Madero. Voir le lien dans la bibliothèque.
Voir l’étude particulière sur la grâce.
Le concile de Latran IV en 1215 proclame avec solennité que "les époux sont appelés à la béatitude éternelle, tout comme ceux qui se sont consacrés à la virginité." La publication des bans devient obligatoire pour révéler les empêchements et combattre les mariages clandestins.
En 1215, la réflexion sacramentelle et matrimoniale est affinée par les Pères conciliaires réunis pour la quatrième fois à Latran. Le cadre paroissial y est renforcé comme lieu exclusif d’administration des sacrements, tandis que l’action pastorale dévolue au prêtre est précisée. La procédure judiciaire est repensée grâce à l’introduction de la procédure d’enquête dans les tribunaux épiscopaux. Par ailleurs, la promulgation du canon Cum Inhibitio infléchit durablement l’approche des mariages clandestins en établissant un cadre normatif que relaient ensuite, en les adaptant au besoin, les législations synodales locales. Ce canon 51 précise que les mariages clandestins sont interdits et qu’aucun prêtre ne pourra y participer sous peine d’une suspense d’office de trois ans. Carole Avignon. Voir le lien dans la bibliothèque.
Durant cette période du Moyen Age, l’Eglise revendique une compétence juridique sur le mariage et décrète que le consentement et la remise du voile à la mariée se fassent expressément en présence du prêtre (IXe-XIe siècles) , dans l’Eglise ou, le plus souvent, devant les portes de l’Eglise, comme l’indiquent divers rituels des XI-XIVe siècles. Suit la célébration de la messe avec la bénédiction de la mariée. Pour lui donner la plus large publicité possible, il a été convenu que la cérémonie aurait lieu non plus dans la maison de la mariée, mais devant le portail de l’Église. Ce qui était fait auparavant par le père ou le tuteur, l’est désormais par le prêtre, avec des paroles comme celles-ci : "Je te donne X pour épouse " (Rituel de Meaux). Entre le XVe et le XVIe siècle se répand la formule : "Et moi je vous unis…", que certains considéreront comme la forme sacramentelle du mariage.
En 1439, le Concile de Florence affirme que la cause efficiente du mariage est « régulièrement le consentement mutuel » (décret aux Arméniens). À cette époque, existe - chez les chrétiens d’Occident - une volonté de réunir les Églises d’Orient et d’Occident pour affirmer le caractère sacramentel du mariage chrétien. Pour les Églises d’Orient, « la bénédiction seule fait le mariage ». Ce même décret aux Arméniens affirme aussi la triple dimension du mariage : procréation, fidélité, indissolubilité. À cette époque, le rite de l’eucharistie -pain et vin partagés- est intégré dans la célébration du sacrement de mariage.
Partie III : Les fractures de la Réforme et l’âge classique (XVIe – XVIIIe Siècles)
Le XVIe siècle représente une rupture majeure. La Réforme protestante, remettant en cause l'autorité ecclésiastique et la doctrine des sacrements, fractura le modèle matrimonial occidental. Tandis que le monde catholique, par le Concile de Trente, réaffirmait et durcissait la sacramentalité et l'indissolubilité, les Églises réformées rétablissaient le mariage comme une institution civile et sociale, administrée par l'État ou des consistoires mixtes. Cette divergence crée deux modèles de l'union chrétienne qui vont coexister et s'opposer durant l'Âge classique.
Chapitre 5 : Les modèles protestants de l’union
Le rejet de la tradition par les Réformateurs conduit à un retour aux seules Écritures (Sola Scriptura), démantelant le complexe échafaudage théologique et canonique médiéval qui avait fait du mariage un sacrement.
5.1. Luther et la désacralisation du mariage
Martin Luther fut le premier à attaquer la nature sacramentelle du mariage. Dans son traité de 1520, La Captivité babylonienne de l'Église, il rejette le mariage comme sacrement au motif qu'il n'a pas été institué directement par le Christ avec une promesse de grâce, et que l'épître aux Éphésiens (5:32) utilise le terme mysterium (mystère), mal traduit en sacramentum par l'Église romaine.
Pour Luther, le mariage redevient une chose extérieure et temporelle (res externa et corporalis), c'est-à-dire une affaire relevant de l'autorité civile et non spirituelle. Son but principal n'est plus l'indissolubilité mystique, mais le remède à la concupiscence et l'aide mutuelle entre époux. En conséquence, les questions matrimoniales (validité, formalités) sont transférées des tribunaux ecclésiastiques aux magistrats civils, marquant le début de la laïcisation du droit matrimonial dans les territoires réformés.
Martin Luther écrit: « Parce que le mariage et la vie du couple sont des affaires du domaine civil, il n’appartient pas à nous autres ecclésiastiques ou ministres du culte d’y établir un certain ordre ou de leur imposer des règlements, mais en la matière, nous laissons à chaque pays ses coutumes et ses habitudes. Certains conduisent deux fois la mariée à l’église, une fois le soir et une fois le matin, d’autres ne le font qu’une fois. D’autres annoncent le mariage et en publient les bans du haut de la chaire deux ou trois semaines avant la date fixée. Tout cela et d’autres usages de ce genre, j’en laisse le soin aux seigneurs et au magistrat ; qu’ils agissent comme ils l’entendent. Cela ne me regarde pas. Mais si on nous demande de bénir les conjoints sur le préau ou dans l’église, de prier pour eux et de les unir par le mariage, nous avons le devoir de le faire. C’est pourquoi j’ai composé ces paroles et cette manière d’opérer pour ceux qui ne savent pas mieux faire … » (La foi des Églises luthériennes, confessions et catéchismes, Paris, Cerf et Genève, Labor et Fides, 1991, p. 320).
5.2. Calvin et le mariage comme contrat de droit commun
Jean Calvin, à Genève, renforce la perspective civile. Pour lui, le mariage est une institution sociale établie par Dieu dès la Création, mais sa gestion relève de la police et de l'ordre public, donc de l'État. Il valorise l’union comme un lieu d'amitié, de compagnie et de soutien mutuel, éloignant définitivement l'idée médiévale d'une nécessité justifiée par la seule faiblesse de la chair. L'Église Réformée conserve un rôle moral et pastoral, à travers les Consistoires, des organes mixtes (pasteurs et anciens laïcs) qui appliquent la discipline ecclésiastique et jugent la moralité conjugale (adultère, délaissement). Cependant, le lien matrimonial lui-même est considéré comme un contrat de droit commun, rendant sa dissolution possible dans certaines conditions extrêmes.
5.3. La réhabilitation du divorce et ses motifs
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La conséquence la plus spectaculaire de la Réforme fut la réintroduction du divorce, strictement interdit par l'Église catholique. Les Réformateurs se fondent sur deux motifs principaux, qu'ils estiment tirés des Écritures :
- L'adultère (porneia) : Interprétant l'exception de Matthieu 19 comme autorisant la rupture en cas d'infidélité grave, les églises protestantes reconnaissent l'adultère comme une cause de dissolution du lien, car il brise l'essence même de la fides (fidélité) contractuelle.
- Le délaissement abusif ou malicieux (défini par le Privilège Paulin) : Basé sur 1 Corinthiens 7:15, qui permet à un chrétien d'être délié si son conjoint non-croyant le quitte. Les Réformateurs ont étendu cette disposition à la désertion volontaire et malicieuse d'un époux, jugeant que le refus de la cohabitation et du devoir conjugal anéantit l'essence contractuelle du mariage.
Dans ces systèmes, le divorce met fin au lien matrimonial, permettant aux époux d'entamer une nouvelle union, ce qui représente une opposition irréconciliable avec l'indissolubilité catholique.
Chapitre 6 : La Contre-Réforme et le Concile de Trente : La forme sacerdotale
Face aux attaques théologiques des Réformateurs qui désacralisaient le mariage, l’Église catholique convoqua le Concile de Trente (1545-1563), dont la vingt-quatrième session fut spécifiquement dédiée à la doctrine du mariage. Trente fut à la fois un acte de défense dogmatique et une réforme disciplinaire majeure.
6.1. Réaffirmation dogmatique et condamnation du divorce
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La réponse dogmatique fut sans ambiguïté : le Concile réaffirma solennellement que le mariage est un des sept sacrements de la Nouvelle Loi, conférant la grâce, et institué par le Christ lui-même. Ses canons anathématisèrent sans appel les doctrines protestantes :
- Canon 1 : Condamne quiconque dit que le mariage n'est pas un sacrement institué par le Christ.
- Canon 7 : Réaffirme l'origine divine de l'interdiction de divorce. Il maintient l'indissolubilité absolue du lien, même en cas d'adultère, ne permettant qu'une séparation de corps (a thoro et mensa), les époux restant unis aux yeux de Dieu et ne pouvant pas se remarier tant que l'autre conjoint est vivant.
L'Église catholique figeait ainsi la doctrine médiévale : le mariage est un lien indissoluble, contracté par le consentement des époux, mais élevé par le Christ au rang de sacrement.
6.2. Le Décret Tametsi (1563) : Fin des mariages clandestins
La plus grande réforme disciplinaire du Concile fut l'adoption du décret Tametsi sur la forme de la célébration. Ce décret visait à mettre fin au fléau des mariages clandestins, qui, bien que valides selon la loi canonique antérieure (le consentement seul suffisait), étaient source d'innombrables désordres sociaux et successoraux.
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Le décret Tametsi stipulait que, pour être valide (et non plus seulement licite), le mariage devait désormais être contracté :
- Devant le curé propre (le prêtre de la paroisse des contractants).
- En présence de deux ou trois témoins.
Sans cette nouvelle forme substantielle (la présence du prêtre et des témoins), le mariage était désormais considéré comme nul et non avenu. Pour la première fois dans l'histoire de l'Église, l'intervention d'un ministre ordonné et la publicité formelle devenaient des conditions de validité du sacrement. Si le consentement restait la cause efficiente de l'union (les époux étant les ministres du sacrement), le Tametsi en fit la condition sine qua non pour l'existence légale de ce sacrement.
6.3. La Consolidation de la Juridiction ecclésiastique
En imposant la forme tridentine, l'Église catholique renforça considérablement son contrôle sur l'institution matrimoniale dans les pays qui adoptèrent le Concile. L'administration du mariage fut retirée de la sphère de la volonté privée des époux pour être placée sous l'autorité directe de l'évêque et du curé.
Cette consolidation juridique contrastait fortement avec la laïcisation rapide du mariage dans les États protestants. Dans le monde catholique, le mariage restait exclusivement soumis aux tribunaux ecclésiastiques, qui étaient seuls compétents pour juger de sa validité (nullité) ou de sa dissolution (uniquement en cas de décès ou pour le privilège paulin, très restreint). La réforme tridentine a ainsi permis au modèle sacramentel de survivre et de prospérer durant tout l'Âge classique, malgré l'émergence des États modernes.
Chapitre 7 : L’émergence de l’État et la séparation des sphères
Bien que l’Église catholique ait consolidé sa juridiction interne par le Concile de Trente, les États d’Europe, y compris catholiques, ont commencé à affirmer leur souveraineté sur le droit et les institutions, conduisant à une dualité entre l’institution religieuse et le contrat civil.
7.1. L’Absolutisme et la subordination de l’Église (Gallicanisme, Fébronianisme)
L’Âge classique est marqué par la montée de l’absolutisme monarchique, où le souverain cherche à contrôler toutes les institutions de son royaume, y compris l’Église (via des doctrines comme le Gallicanisme en France ou le Joséphisme en Autriche). Cette tendance a eu des répercussions directes sur le mariage. Les monarques ont commencé à revendiquer la compétence exclusive de l’État sur les aspects temporels du mariage : les effets civils, la succession, le patrimoine.
Même si le sacrement restait géré par l’Église (dans les pays catholiques), l’État commençait à s’immiscer. En France, par exemple, l’ordonnance royale de 1579 (article 40) rendait les registres paroissiaux obligatoires, exigeant que l’enregistrement du mariage par le curé serve de preuve légale pour l’État, transformant le ministre religieux en une sorte d’officier d’état civil de fait. C’était un premier pas vers la reconnaissance de la primauté de l’autorité étatique.
7.2. L’Influence du Droit naturel et des Lumières
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Les philosophes des Lumières (XVIIe et XVIIIe siècles) ont théorisé le mariage non plus comme un sacrement, mais comme un contrat de droit naturel. Des penseurs comme Grotius ou Pufendorf ont affirmé que le mariage est une institution qui précède la Révélation et doit donc être régie par les lois universelles de la raison.
Cette vision sécularisée avait des implications majeures :
- Laïcité du lien : Le mariage est fondé sur le consentement et l’engagement civil.
- Possibilité de divorce : Si c’est un contrat humain, il peut être résilié par l’autorité humaine, ce qui rouvre la porte au divorce total.
Ces idées sont restées théoriques pendant la majeure partie de l’Âge classique, mais elles ont fourni le socle idéologique qui allait permettre les grandes révolutions juridiques à la fin du XVIIIe siècle.
7.3. Les premières tentatives de mariage civil et de divorce d’État
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Vers la fin du XVIIIe siècle, ces pressions se concrétisent dans les politiques d’État :
- Le Mariage civil en Prusse (1751) : Le Landrecht prussien, influencé par les Lumières, introduit la notion que la compétence sur le mariage appartient d’abord à l’État, posant les bases d’une célébration laïque.
- La Révolution française (1791) : L’Assemblée constituante décrète que « La loi ne considère le mariage que comme un contrat civil. » C’est la première grande rupture légale et politique avec la tradition ecclésiastique.
Ce tournant, bien que souvent annulé ou modéré (comme le retour partiel du contrôle ecclésiastique en France sous la Restauration), signe la fin du monopole juridique de l’Église. L’institution chrétienne du mariage est contrainte d’entrer en concurrence avec l’institution civile, une dualité qui va définir l’ère contemporaine.
Partie IV : Sécularisation, défis sociaux et redéfinition (XIXe – XXIe Siècles)
L’ère contemporaine est celle de la généralisation du modèle civil du mariage, retirant aux Églises leur monopole légal. Cette période est marquée par une profonde diversification des formes familiales et une remise en question globale du statut de l’union, obligeant les différentes confessions chrétiennes à adapter leur pastorale et, pour certaines, leur doctrine, face aux mutations sociétales.
Chapitre 8 : Le triomphe du droit civil (XIXe – Début XXe Siècle)
Le XIXe siècle voit le modèle du mariage civil obligatoire se généraliser, notamment par l’influence du Code Napoléon, qui consacre la primauté du lien étatique.
8.1. Le Code Napoléon et l’obligation du mariage civil préalable
Les principes révolutionnaires français sont institutionnalisés et exportés à travers l’Europe par le Code civil des Français (1804). Ce Code formalise la rupture juridique avec l’Église : seul le mariage civil est légalement reconnu par l’État. La cérémonie religieuse, désormais facultative, doit impérativement suivre la cérémonie civile. C’est l’État qui définit la réalité juridique de l’union. Ce modèle se propage dans de nombreux pays européens et latino-américains, créant un système dual : un contrat légal pour l’État, un sacrement (ou une alliance) pour l’Église.
8.2. La Réaction catholique et le droit canonique de 1917
En 1880, Léon XIII affirme l’identité entre le contrat et le sacrement.
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Face à cette sécularisation irréversible, l’Église catholique est contrainte d’adapter son propre droit sans renoncer au dogme de l’indissolubilité. Le Code de Droit canonique (CIC) de 1917 affirme deux principes majeurs :
- Juridiction exclusive : L’Église maintient sa juridiction exclusive sur le sacrement du mariage entre baptisés catholiques.
- Maintien de la Forme canonique : Elle réaffirme la nécessité de la présence du prêtre et des témoins pour la validité de l’union pour les catholiques (principe du Tametsi), refusant que le mariage civil puisse être considéré comme un acte suffisant.
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Le code droit canonique précise que :
- C. 1013-§1 : la fin première du mariage est la procréation et l'éducation des enfants ; la fin secondaire est l'aide mutuelle et le remède à la concupiscence.
- C. 1016 : le mariage des baptisés est régi non seulement par le droit divin, mais aussi par le droit canonique, sauf la compétence du pouvoir civil au sujet des effets purement civils de ce mariage
Cette dualité crée des tensions, l’Église dénonçant la légitimité du divorce civil tout en tolérant, par nécessité, l’existence de l’état civil. L’Église engage alors une bataille politique pour des mariages concordataires (comme en Italie), où l’union religieuse produit automatiquement des effets civils.
8.3. L’Évolution des procédures de nullité
Ne pouvant concéder la dissolution d’un sacrement valide, l’Église catholique développe et complexifie sa seule porte de sortie : la déclaration de nullité (annulment). Cette procédure ne dissout pas l’union, mais déclare qu’elle n’a jamais existé en raison d’un vice de consentement ou d’un empêchement dirimant au moment de l’échange des vœux. Bien que juridiquement distincte du divorce, l’augmentation des causes de nullité (notamment pour incapacité psychologique dans la seconde moitié du XXe siècle) devient la principale stratégie de l’Église pour répondre aux réalités humaines des unions brisées sans trahir l’indissolubilité.
Chapitre 9 : L’Évolution doctrinale catholique (Vatican II et post-concile)
Le XXe siècle, particulièrement avec le Concile Vatican II, marque un tournant dans la théologie catholique du mariage, qui rééquilibre la hiérarchie des fins matrimoniales.
9.1. La Réorientation du Concile Vatican II (Gaudium et Spes, 1965)
La Constitution pastorale Gaudium et Spes opère un rééquilibrage fondamental de la doctrine augustinienne des « trois biens ». Sans jamais rejeter la Procréation (proles) comme fin essentielle, le Concile élève la valeur de l’amour conjugal et de la Communauté de vie et d’amour (consortium totius vitae) au rang de fin première : « Le mariage n’est pas institué en vue de la seule procréation... Le vrai amour conjugal sera tenu pour d’autant plus noble qu’il est exercé d’une façon plus complète. » (GS, 49).
Cette réorientation théologique a pour but de sanctifier la relation et l’épanouissement mutuel des époux, et non plus seulement sa fonction procréatrice, offrant une base plus solide pour le dialogue avec les sociétés modernes qui valorisent l’individu et l’affectivité.
9.2. Les Débats sur le contrôle des naissances (Humanae Vitae, 1968)
L’émergence de la contraception moderne provoque une crise morale au sein de l’Église. L’encyclique Humanae Vitae du Pape Paul VI réaffirme la doctrine traditionnelle selon laquelle tout acte conjugal doit rester intrinsèquement ouvert à la transmission de la vie. Elle condamne explicitement la contraception artificielle comme un mal intrinsèque, car elle rompt le lien inséparable entre les deux significations fondamentales de l’acte conjugal : l’union et la procréation. Cette encyclique a créé une des divisions les plus profondes de l’Église moderne, le clergé et une partie des laïcs contestant la faisabilité pratique et la rigueur de cette morale, en contradiction avec l’appel de Vatican II à une Paternité Responsable.
9.3. La flexibilité despProcédures de nullité (Code de 1983 et Mitis Iudex Dominus Iesus, 2015)
Suite à Vatican II, le droit canon est réformé. Le Code de 1983 reconnaît des causes de nullité basées sur l’incapacité psychologique de l’un des conjoints à assumer les obligations essentielles du mariage (le defectus consensus). Plus récemment, le Pape François, par le Motu Proprio Mitis Iudex Dominus Iesus, a simplifié et accéléré drastiquement les procédures de nullité (suppression du jugement double, processus bref diocésain), soulignant la nécessité d’une pastorale de la miséricorde pour ceux dont l’union n’a jamais été valide canoniquement. Ces réformes, bien que disciplinaires, témoignent de la reconnaissance de la complexité des situations humaines face au sacrement.
9.4. Nouveau rituel (2005)
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Un nouveau rituel est mis en place en 2005.
- Les cinq bénédictions nuptiales du rituel latin comportent toutes une prière pour que l’Esprit Saint donne aux nouveaux époux sa force et sa grâce (n° 284-288). De plus, le prêtre ou le diacre qui prononce cette prière tient les mains étendues au-dessus des nouveaux époux.
- Le rituel français propose le choix entre trois formules pour l’échange des consentements.
Chapitre 10 : Les défis contemporains et la fragmentation du modèle (Fin XXe – XXIe Siècles)
La période la plus récente est celle de la diversification des modèles familiaux et de l’autonomie totale du droit civil, forçant les Églises à une réponse différenciée et souvent douloureuse.
10.1. La diversification des unions civiles et la redéfinition légale
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Le modèle chrétien hétérosexuel, monogame et indissoluble est confronté à la création de formes de vie commune promues et régies par l’État :
- Unions Libres et Cohabitation : Pratique massive qui marginalise le mariage formel.
- Partenariats Civils (PACS, Unions Enregistrées) : Offrant des droits partiels sans l’engagement mystique du mariage.
- Mariage de Même Sexe : La légalisation du mariage homosexuel dans de nombreux pays occidentaux consacre la scission totale entre la définition légale du mariage (basée sur l’affection, l’égalité et les droits) et la définition chrétienne (basée sur la différence des sexes et la procréation). Les Églises maintiennent leur opposition dogmatique, tout en cherchant des voies d’accueil pour les personnes homosexuelles.
10.2. Les débats pastoraux sur la famille et les divorcés-remariés
Face à l’explosion du divorce civil, la question du statut des divorcés civilement remariés est devenue le défi pastoral le plus urgent pour l’Église catholique. L’indissolubilité empêchant l’accès à l’Eucharistie pour ceux vivant dans ce que le droit canon appelle un « état de péché objectif ». Les Synodes sur la Famille (2014-2015) et l’exhortation apostolique Amoris Laetitia (2016) du Pape François n’ont pas modifié la doctrine, mais ont ouvert la voie à un discernement pastoral et à un accompagnement spirituel personnalisé. Ce document autorise, sous conditions et à l’issue d’un cheminement avec un prêtre, la réintégration aux sacrements pour certains divorcés remariés, privilégiant la miséricorde et la conscience sur la stricte application de la loi.
10.3. Les Églises protestantes et la négociation avec les mœurs
Les Églises issues de la Réforme, déjà accoutumées au divorce et à la juridiction civile, ont généralement adopté une approche plus pragmatique. De nombreuses Églises protestantes majeures (luthériennes, anglicanes libérales, presbytériennes) ont révisé leurs positions théologiques pour accepter et bénir les unions de même sexe et ordonner des ministres mariés ou unis civilement. Ces décisions reflètent une priorité accordée à l’inclusion, à l’amitié conjugale et à la reconnaissance de la fidélité dans le pacte plutôt qu’au modèle exclusif et indissoluble du sacrement catholique.
Conclusion
L’histoire du mariage chrétien est celle d’une tension constante entre l’idéal théologique (indissolubilité, unité, sacrement) et la réalité socio-légale (divorce, pluralisme, contrat). Commencée comme un simple contrat élevé par la morale de l’Église primitive, l’union est devenue, au Moyen Âge, le domaine exclusif de l’Église, atteignant son apogée en tant que sacrement obligatoire et indissoluble. Cette hégémonie a été brisée par la Réforme, qui l’a ramenée au contrat civil, et définitivement détruite par la sécularisation de l’État. Aujourd’hui, la vision chrétienne du mariage s’inscrit dans un paysage où les définitions légales, sociales et sacramentelles sont fondamentalement déconnectées.
L’Église, dans ses diverses confessions, maintient la valeur spirituelle spécifique de son union, qu’elle soit une alliance (Protestantisme) ou un sacrement indissoluble (Catholicisme), tout en cherchant des réponses pastorales complexes à la fragilité humaine et aux nouvelles formes d’engagement légal établies par l’État.
Bibliographie sélective
Cette bibliographie est structurée en trois sections : les Sources primaires (textes fondateurs, droit canonique et documents magistériels) et les Sources secondaires (ouvrages de référence et études historiques), les sites internet.
I. Sources primaires (Textes fondateurs et documents officiels)
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Ces sources constituent les piliers de la doctrine et du droit matrimonial chrétien à travers les âges.
A. Écritures Saintes
- Bible, L’Ancien et le Nouveau Testament.
- Genèse (1:27, 2:24) : Fondement de l’unité et de la complémentarité.
- Matthieu (19:3-9) : Le rejet du divorce et la restauration de l’indissolubilité par le Christ.
- Éphésiens (5:21-33) : Le mariage comme « grand mystère » (sacrement/symbole de l’union Christ-Église).
- Augustin d’Hippone, Saint. De bono coniugali (Sur le bien du mariage), IVe siècle. (Texte fondateur sur les tria bona : Proles, Fides, Sacramentum).
- Concile de Trente (1545-1563). Canons et décrets de la Session XXIV sur le sacrement du mariage. (Réaffirmation de la sacramentalité, adoption du décret Tametsi).
- Code de Droit Canonique (CIC).
- Code de 1917 : Fixe le droit matrimonial post-tridentin face à la sécularisation.
- Code de 1983 : Introduit la notion de consortium totius vitae et développe la doctrine de la nullité.
- Paul VI, Pape. Humanae Vitae (Encyclique sur la régulation des naissances), 1968. (Réaffirme le lien inséparable entre les fins unitive et procréative).
- Concile Vatican II (1962-1965). Gaudium et Spes (Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps), 1965. (Rééquilibre les fins du mariage en faveur de l’amour conjugal).
- François, Pape. Amoris Laetitia (Exhortation apostolique post-synodale sur l’amour dans la famille), 2016. (Ouvre la voie au discernement pastoral pour les divorcés-remariés).
- Luther, Martin. La Captivité babylonienne de l’Église (1520). (Rejet du mariage comme sacrement).
- Calvin, Jean. Institution de la religion chrétienne (1536-1560), Livre IV. (Définit le mariage comme une institution civile et un pacte, non un sacrement).
II. Sources secondaires (Ouvrages de référence)
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Ces ouvrages sont essentiels pour comprendre l’évolution historique, sociologique et théologique du mariage en Occident.
A. Histoire du Droit et Institutions
- Gaudemet, Jean. Le Mariage en Occident : Les mœurs et le droit (Paris : Les Éditions du Cerf, 1987).
- Ouvrage fondamental sur l’influence du droit romain, l’établissement du droit canonique, et le rôle de l’Église jusqu’au XIXe siècle.
- Roumy, Franck. Histoire du mariage (Paris : Lextenso éditions, 2021).
- Une synthèse juridique et historique récente couvrant le mariage de l’Antiquité à l’époque contemporaine.
- Carbonnier, Jean. Droit civil : La famille, l’incapacité (Paris : Presses Universitaires de France, Collection Thémis).
- Référence incontournable du droit français, avec une analyse de l’évolution du contrat civil.
- Duby, Georges. Le chevalier, la femme et le prêtre : Le mariage dans la France féodale (Paris : Hachette, 1981).
- Étude classique sur l’imposition progressive du modèle chrétien et la lutte de l’Église contre les pratiques nobiliaires.
- Goody, Jack. L’évolution de la famille et du mariage en Europe (Paris : Armand Colin, 2001).
- Analyse anthropologique des stratégies matrimoniales de l’Église pour transformer les structures de parenté.
- Rouche, Michel. Mariages et concubinats dans l’Occident chrétien (Paris : Fayard, 2018).
- Se penche sur les pratiques sociales et les formes d’union non-légales ou marginales face à la norme ecclésiastique.
- Pottier, Bernard. Le mariage. Histoire, théologie et droit (Namur : Presses universitaires de Namur, 2014).
- Offre une vue d’ensemble du développement théologique et canonique, du mystère paulinien au droit contemporain.
- Schillebeeckx, Edward. Le mariage, réalité terrestre et mystère de salut (Paris : Les Éditions du Cerf, 1963).
- Ouvrage majeur ayant influencé le Concile Vatican II dans le rééquilibrage des fins du mariage.
- Häring, Bernard. Morale conjugale et sacrement de mariage (Paris : Desclée, 1970).
- Une étude de morale catholique qui interroge les questions de la conscience et de l’autorité après Vatican II.
Sitologie (hors bibliothèque)
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https://fr.aleteia.org/2014/10/20/comment-les-premiers-chretiens-concevaient-ils-le-mariage (Histoire)
https://pph33.org/Sacrements/MARIAGE.pdf/ (Histoire)
https://www.erf-neuilly.com/la-ceremonie-de-mariage-reperes-historiques-et-religieux/ (Histoire)
https://liturgie.catholique.fr/les-sacrements/le-mariage/832-le-rituel-du-mariage-2011-elaboration-et-innovations/ (Rituel)

